" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 31 juillet 2021

Qu'est-ce que la vie sans la mort ?

Lorsque nous songeons à la vie, nous pensons à l’énergie que nous éprouvons en nous, à la force qui coule dans nos veines et qui se déploie dans tout notre corps. La vie anime nos cellules, nos neurones, active nos organes, met en mouvement nos membres. Ce n’est pas étonnant que nous la comparions souvent à un flux ou au courant indispensable au fonctionnement de nos machines au point de croire que nous sommes nous-mêmes des automates. L’analogie peut être plaisante pour notre intelligence plus à même de comprendre les images qu’un long discours. Mais l’analogie n’est pas confusion. Nous ne devons pas non plus oublier que c’est la vie dans ses manifestations qui demeure le modèle de toutes nos machines. Évitons donc de renverser les rôles. Ce serait croire que nous serions capables de concevoir un être vivant…

Quand nous songeons à la vie intérieure, nous pensons aussi à toutes ces activités ou objets qui n’ont pas de consistance matérielle comme nos pensées, nos idées, nos sentiments. La vie meut tout un monde insaisissable, incorporelle et pourtant bien réel. Et nos rêves ou nos cauchemars n’ont ni chair ni étendue. L’intelligence, la mémoire, l’imagination peuvent-elles se laisser enfermer dans une partie du corps ? Sont-ils comparables aux processeurs et à tous les autres composants de nos postes informatiques ?

Et si deux machines peuvent se ressembler, nous sommes certains, chacun d’entre nous, d’être uniques, d’être différents de l’autre. Plus notre individualité est marquée, plus nous sommes véritablement Homme. Si les corps fonctionnent généralement de la même façon, chaque homme, chaque femme est unique, par sa personnalité, par ce moi qui pense et s’exprime. La vie fait que nous soyons véritablement et essentiellement uns et distincts des autres…

Mais la vie n’est pas qu’intérieure. Elle s’exprime, se déploie, s’exporte de nous-mêmes pour devenir paroles, émotions, actions. Elle modèle le monde, l’explore et le scrute, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, élevant des foyers, bâtissant des cités, menant des guerres. En étendant notre regard à tous les êtres vivants, nous définissons généralement la vie selon ses facultés, celles de se reproduire, de se nourrir, de respirer ou encore de croître et de décroître. Plus savamment, des scientifiques la caractérisent par les propriétés d’autoconservation, d’autoreproduction et d’autorégulation. Ces définitions ne disent pas ce qu’est la vie en elle-même. Elles nous permettent de distinguer les êtres vivants et non-vivants. Ce sont des signes qui nous témoignent de la vie. Nous n’atteignons pas encore ce qui fait que le corps vivant est vivant.

Il existe aussi une autre manière de voir la vie, une manière qui s’impose malgré nous. En effet, il nous est difficile de parler de la vie sans songer à sa fin, c’est-à-dire à la mort. Toute vie naît et meurt. Inéluctable, la mort est comme le point final qui achève une histoire. Après ce point, le silence….

Qu’est-ce que la mort ?

Cherchons d’abord à définir ce qu’est la mort. Les dictionnaires la définissent généralement comme « la cessation de la vie » ou encore l’« arrêt des fonctions vitales (circulation sanguine, respiration, activité cérébrale, … »[1]. Cependant, « l’arrêt des fonctions vitales » pourrait être l’effet de la mort ou encore la manifestation de la mort, c’est-à-dire un signe qu’elle est là, présente dans le corps. Nous savons en effet qu’un homme est mort quand il ne respire plus, quand son cœur ne bat plus, son sang ne s’écoule plus. D’autres y verront la cause de la mort. Ce n’est pas la mort en elle-même…

Tous admettent sans difficulté que la mort est « la cessation de la vie ». Un homme est mort quand il ne vit plus. Comme nous l’apprend le grand physiologiste Claude Bernard (1813-1878), la question de la mort est étroitement liée à celle de la vie. « Ce qui vit, c’est ce qui mourra, ce qui est mort, c’est ce qui a vécu. »[2] Or, pour lui, la biologie ne sait pas ce qu’est la vie. L’objet de son étude n’est pas en effet la vie mais les phénomènes de vie[3]. Par conséquent, la biologie serait aussi incapable de nous définir ce qu’est la mort.

La mort clinique n’est pas la mort

Devant la loi, c’est au médecin de nous dire si l’homme étendu sur son lit, ne bougeant pas, ne respirant plus, est vivant ou mort. Mais cette mort qu’il doit constater porte un nom particulier. C’est la mort clinique. Le certificat de décès qu’il doit rédiger témoigne de « la présence de signes négatifs de la vie et de signes positifs de la mort. »[4]

La mort clinique correspond en fait à la définition du dictionnaire, c’est-à-dire à la cessation des fonctions vitales. Selon le droit français, le médecin « diagnostique l’état de mort sur la base d’un ensemble concordant de signes négatifs coïncidant avec l’arrêt des fonctions vitales (respiration, rythme cardiaque, circulation sanguine, activité cérébrale, réflexes oculaires et ostéotendineux) et de signes positifs d’apparition de l’état cadavérique (mydriase, hypothermie, hypotonie ou rigidité cadavérique, lividité). »[5] Un homme est donc mort cliniquement quand il montre des signes qui témoignent de la cessation physique de la vie. La définition du dictionnaire confond ainsi la mort et la mort clinique, ce qu’est la mort et ses effets.

La mort, une force irrésistible et opposée à la vie

Puisque la mort est indissociable à la vie, il est alors tentant de définir la vie en fonction de la mort. Selon le médecin Bichat (1771-1802), « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »[6] Lamarck conçoit aussi la vie comme « un ordre des choses dans les parties de tout corps qui la possède, qui permet ou rend possible l’exécution du mouvement organique, et, tant qu’il subsiste, s’oppose efficacement à la mort. »[7] La mort est ainsi perçue comme une force qui s’oppose à la vie, qui met un terme à la vie. Elle ne désigne plus une absence de vie mais plutôt son adversaire qui finalement parvient toujours à la vaincre. La résistance serait-elle donc vaine ?…

Pour Descartes, la mort survient par corruption d’un des organes. « La mort n’arrive jamais par faute de l’âme, mais seulement parce que quelqu’une des principales parties du corps se corrompt. »[8] Un homme mort est comme une horloge dont l'un des éléments du mécanisme est cassé. Mais comme toute machine, ses composants s’usent et finissent par corrompre l’ensemble. C’est même parce qu’elle fonctionne qu’elle finit par tomber en panne. Claude Bernard en conclut que « la vie, c’est la mort ».

Selon ces discours, nous ne pouvons donc pas vivre sans que la mort ne soit déjà présente en nous. Nous nous éloignons encore plus d’une mort définie comme l’absence de vie. Nous la sentons venir. Parfois, elle nous surprend comme une faucheuse, mettant fin à une route qui s’annonçait pourtant longue et prometteuse. Et quand elle arrive, sa présence est souvent lourde, envahissante, nous laissant dans un mur de silence. Nous ne songeons plus au mort mais à nos souvenirs…

La mort, injustice ou fin de l’illusion ?

De triomf van de dood, James Ensor, 1887
Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers

De nos jours, la vie n’a jamais été aussi abondante en plaisirs. Elle devenue douce et agréable comme cette promenade paisible et insouciante le long des plages sur un sable fin et chaud. Elle ne connaît plus la peur et le manque qui ont tant effrayé nos aïeuls. Elle ignore la faim, la guerre, la violence. La vie est comme un long fleuve tranquille. Nos contemporains ne savent plus ce qu’est la misère, la sueur et la poussière. Tout leur est devenu facile. Ils voient ainsi triompher la vie qui ne cesse de se déployer sans connaître de résistance. Ils finissent par rêver à leur immortalité ou au moins à une fin heureuse, sans peine ni souffrance. La vie est en effet devenue facile, les sciences prometteuses. Tout est devenu possible. Nos désirs sont sans limite…

Et pourtant, dans ce havre de bonheur et de facilité, la mort est encore bien présente et continue de frapper tout le monde, riches et pauvres, puissants et faibles, sans distinction. Elle met rapidement un terme à nos illusions, à notre monde factice. Nous pouvons alors comprendre la terreur ou la panique qui s’empare de nos sociétés quand la mort se montre si présente, quand elle s’affiche si ouvertement avec une arrogance égale à la sienne. La mort fait horriblement peur au point que son nom n’est plus guère prononcé. L’homme ne meurt plus, il disparaît ou décède, si possible loin des vivants, à l’hôpital, dans l’anonymat. Son cadavre n’est plus visible. Il gène. Il doit rapidement devenir un tas de cendres. Le mort est un pestiféré…

La mort est considérée comme injuste, pire encore, comme un échec. Si nous mourrons, c’est à cause du médecin qui a échoué, de la société qui n’a pas su prolonger la vie, de l’État qui n’a pas réussi à nous protéger suffisamment. La mort n’est en fait plus naturelle pour une société qui s’imagine que par ses lois, ses désirs deviennent la norme…

Nos contemporains cherchent aussi à anticiper la mort, peut-être pour qu’elle ne gâche pas leurs illusions. Comme d’horribles farceurs, ils la devancent et la surprennent. Ils se donnent la mort, évitant ainsi souffrance et douleurs. Ce n’est même plus une mort mais un lent et profond sommeil, un assoupissement dans un voyage sans retour, un endormissement dans un rêve sans lendemain. Faisant la fortune des ouvriers de la mort, elle devient alors un repos sans fin, aussi tranquille que leur naïveté. C’est ainsi que les derniers instants de la vie, sans-doute les plus précieuses, sombrent dans l’insondable inconscience. Nous essayons ainsi de maîtriser la vie jusqu’aux derniers soupirs sans savoir pourtant ce que sont la mort et même la vie…

Conclusions

Nos réactions face à l’épidémie qui frappe notre époque sont révélatrices de notre manière de concevoir la vie et la mort. Pour la majorité, tout doit être fait pour éviter que le virus ne se répande. Rien n’est devenu impossible pour faire cesser la montée des chiffres de décès, devenue insoutenable pour nos contemporains. O chiffres, jamais votre pouvoir n’a été si grand ! Jamais vous n’avez été si manipulés par les hommes pour en tromper d'autres ! Jamais l’homme n’a jamais été si aveuglé par des statistiques qui ne donnent lieu à aucune méfiance, à aucune question. Tout est alors bon pour préserver nos bons citoyens de la maladie et de la mort au point de bouleverser les fondations de la société et de ruiner l’avenir. Personne ne doit prendre de risques d’affection, nous dit-on, y compris ceux qui sont aux portes de la mort. La devise « la liberté ou la mort », si chère à nos aînés, si présente dans nos multiples commémorations, n’est plus que poussière…

Au-delà des précautions nécessaires et sages, une véritable frénésie a emporté la société. Sans-doute dans un proche avenir, quand le temps sera plus calme et plus propice à la réflexion, nos contemporains prendront conscience de leurs erreurs, de leurs fautes et de leur folie. Ils reprendront conscience que la vie n’a de sens parce qu’elle a un terme, et que ce terme nous impose de vivre selon des valeurs qui dépassent le simple bien-être et même notre existence ici-bas. L’important n’est donc pas de vivre mais de bien mourir

 


Notes et références

[1] Dictionnaire Le Robert de poche, 2008.

[2] Claude Bernard, Définition de la vie, dans Revue des deux mondes, 3ème période, tome 9, 1875.

[3] Voir Émeraude, février 2021, article « L'incompétence de la science devant le mystère de la vie. Et pourtant... ».

[4] Article Médecine légale, constatation de la mort, site police-scientifique.com, lu le 5 avril 2021.

[5] Réponse du ministère : Solidarité publiée dans le JO Sénat du 15/02/1990.

[6] Bichat dans Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1800.

[7] Lamarck, Recherche sur l’organisation des corps vivants.

[8] Descartes, Les Passions de l’âme, I, article 6.

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