« L’histoire
est maîtresse de vie. »[1] Elle a des avantages que nous ne devons pas ignorer. La
contemplation des siècles passés est source d’émulation et de confiance.
Elle nous écarte du découragement et de la lassitude quand elle nous présente
de nombreux exemples de combats réussis et d’éclatantes victoires contre les
fauteurs de mal et de division. Elle contient aussi des leçons admirables dans
lesquelles nous pouvons puiser des réponses aux erreurs et aux
mensonges. Si elle est vécue par des hommes, l’histoire, une fois écrite,
ne le leur appartient plus. Certes, le récit du passé n’est pas à l’abri de la
faiblesse et de la malveillance humaine. Son interprétation peut alors
détourner l’homme de la vérité et de son véritable bonheur. Cependant, l’histoire
reste un livre ouvert, instructive et d’une grande richesse, une œuvre dont
une lecture prudente et vigilante suffit parfois à renverser bien des
objections. Celles-ci peuvent paraître des nouveautés et donc nous
désemparer mais l’histoire nous montre souvent qu’elles ne sont qu’une
réminiscence d’erreurs déjà combattues. Les armes, certes rouillées voire
usées, sont toutes prêtes. Il suffit parfois d’un léger nettoyage pour les
remettre en service. Et à une époque où l’évolution est au cœur des objections,
nous ne pouvons guère ignorer le passé, qui, contrairement à bien des
idéologies, est un appui sur lequel nous pouvons repousser leurs attaques.
Au
IIe siècle, dans tous les coins de l’empire romain et au-delà des limes, des
erreurs semblables se diffusent sous de multiples formes. Des hommes pris dans
les mêmes filets se réunissent en petites communautés sous la direction d’un
maître qui prétend leur donner les moyens d’accéder au bonheur. Ce « gourou » livre à ses disciples une
connaissance supposée bienfaitrice et les élève dans la pratique d’exercices
qui doivent leur permettre d’accéder au graal. La portée de son enseignement
dépasse parfois leur secte pour s’étendre dans la population qui lentement se
montre réceptive à ses leçons. Par leur comportement, par leur prosélytisme,
les disciples diffusent en effet la bonne parole autour d’eux. Par la diffusion
d’ouvrages des maîtres, par la complicité des autorités, leur enseignement
finit par gagner la société. Le contexte social, psychologique, économique ou
encore intellectuelle peut aussi faciliter la diffusion de nouvelles idées en
les rendant plus attrayantes. Elles peuvent paraître des bouées en un temps
de crise où bien des esprits sont désappointés, perdus, sans repère ni fondement.
Le même phénomène se poursuit de nos jours avec des moyens beaucoup plus
performants, avec des publics plus vastes, dans un monde encore plus bien
désorienté.
Mais,
conscients des erreurs que contient cet enseignement et de leurs
conséquences, des hommes se sont levés pour les combattre. Épris de
vérité, ils ont aussi voulu protéger ceux qui pouvaient s’égarer. À Lyon,
c’est l’évêque Saint Irénée[2], qui
prend les armes avec une vigueur et une intelligence incroyables. En Égypte, à
Alexandrie, c’est Saint Clément[3], chef
d’une école chrétienne, qui se lève avec un style passionné et foudroyant. En
Afrique du Nord, un autre se lève, Tertullien (v.160-v. 220). Leur
ennemi commun est connu aujourd’hui sous le nom de gnosticisme.
Nous
revenons à ce combat contre cette doctrine[4] pour
deux raisons. D’une part, les réponses aux erreurs gnostiques remettent en
cause l’idée selon laquelle le christianisme a méprisé le corps et les valeurs
humaines, idée bien répandue depuis les années 60 et qui a justifié un
revirement du discours catholique. D’autre part, ce combat nous instruit sur
l’enseignement de l’Église et nous permet de mieux le comprendre. Et comme nous
le découvrons au fur et à mesure, il nous fournit aussi des arguments
solides contre des doctrines erronées qui se diffusent peu à peu dans notre
société, y compris parmi les chrétiens, notamment des doctrines ésotériques et
bouddhistes. « L’histoire est
maîtresse de vie. » L’Église détient un trésor empli de deux mille ans
d’histoire que nous ne devons jamais hésiter à utiliser sous la lumière de
la raison éclairée par la foi. Après Saint Clément puis Saint Irénée, nous
allons désormais écouter Tertullien…
Parmi
les œuvres qu’il a écrites pour combattre les différentes doctrines gnostiques,
nous pouvons citer le Contre Marcion, œuvre monumental
composée de cinq livres. Il s’est aussi opposé aux Valentiniens et à tous les
hérétiques gnostiques. Dans certaines œuvres dédiées à des points de doctrines,
il revient sur leurs erreurs des gnostiques, en particulier sur la résurrection
de la chair.
Les
raisons du mépris du corps
Enfin,
les hérétiques gnostiques s’appuient sur des passages de la Sainte Écriture
qui semblent montrer une certaine dépréciation du corps ou de la chair.
Nombreux sont en effet les versets qui rabaissent la chair. Tertullien n’hésite
pas à reprendre chacun de ses passages et leurs interprétations, non de manière
isolée. Il en montre leur contradiction lorsqu’elles sont comparées à d’autres
versets d’un même auteur inspiré. En effet, comment des auteurs peuvent à la
fois dénigrer la chair puis la louer ? Est-ce par incohérence ? Quand
l’un affirme qu’il n’y a rien de bon dans la chair, il ne désigne pas le corps
dans ses natures mais dans ses actes. Quand l’un affirme que la chair est
pécheresse, il ne désigne pas la chair comme l’auteur du péché puisqu’elle n’a
ni connaissance ni volonté. C’est bien l’âme qui pèche par son corps. L’homme
charnel est celui qui vit selon les lois de la chair, non que la chair soit
mauvaise par nature mais parce que son âme est dominée par la concupiscence au
lieu d’être souveraine dans le corps. En fait, « il est impossible de rien reprocher à la chair sans que le reproche
retombe sur l’âme qui se fait servir par le ministère de la chair. »[7] En
effet, la chair exécute « ce qui
s’accomplit dans le cœur. »[8] Ainsi,
les versets bibliques qui semblent mépriser ou dénigrer la chair désignent
l’âme qui use mal de son corps.
Les
mauvaises interprétations viennent ainsi d’une lecture superficielle, erronée,
biaisée des hérétiques. Ils ne comprennent pas ce que Dieu veut leur enseigner.
Ils ne veulent que manipuler des versets bibliques pour justifier leurs thèses.
Leur lecture est ainsi guidée non par l’esprit de Dieu mais par leurs propres
pensées. Dans son ouvrage Contre Hermogène, Tertullien
commente ainsi longuement un verset de Genèse que l’hérétique avait utilisé
pour appuyer sa thèse. Toute sa doctrine semble en effet porter sur
l’interprétation d’un seul verset extrait de toute la Sainte Écriture,
fondement bien peu solide face à la culture de Tertullien et à sa rigueur
intellectuelle. Il n’éprouve aucune difficulté pour montrer que cette
interprétation vient plutôt de la philosophie païenne que de la pensée de
l’auteur inspiré. Dans les deux derniers livres de Contre Marcion,
Tertullien s’attaque à la doctrine de son adversaire en revenant sur son
interprétation de la Saint Écriture.
La
dignité du corps
Il
est ainsi difficile de mépriser ce que Dieu a fait. « Que la chair commence donc à te plaire, puisqu’elle a pour auteur un si
merveilleux artisan. »[9] La terre
qui a été pétrie par notre Créateur pour nous former peut-il être un élément
grossier et méprisable ? Ce serait méprisé la dignité de Celui qui nous a
créés. Dans un commentaire du verset de la Genèse qui traite de la formation de
l’homme par Dieu à partir du limon de la terre, Tertullien note que « la chair proprement dite est ce qui
s’appelle l’homme. »[10] Et en
recevant le souffle de vie, l’homme devient vivant. D’abord fait du limon, il
est tout entier quand il est placé dans le paradis.
Un
corps au service de l’âme
Georges Dorignac Etude d'une femme nue |
Ainsi, la terre d’où vient le corps nous rappelle certes
notre origine mais nous ne devons pas oublier que Dieu nous a « donné d’être quelque chose de plus noble que
son origine. »[16] Pourquoi
la parole divine nous enseigne cette vérité ? « Afin que tu saches que tous les biens destinés et promis à l’homme par
Dieu, sont dus non seulement à l’âme, mais à la chair, sinon par la communauté
d’origine, du moins par le privilège du nom. »[17]
Corps
participant de l’œuvre du salut de l’homme
Ainsi,
Tertullien montre la dignité du corps ainsi que sa participation à l’œuvre du
salut. « La vie est la cause du
jugement. »[21] Puisque
le corps est la compagne de l’âme, que les deux sont comme mêlés à la vie, il y
a une communauté des actes. L’âme « ne sort pas plus seule de la vie qu’elle n’a courue seule dans la
carrière qu’elle abandonne : je veux parler de la vie. »[22] Ses
pensées, ses desseins s’exécutent par la chair. « L’âme s’exécute dans la chair et par la chair ce qui s’accomplit
dans le cœur. »[23]
Une
bonté défectueuse et impuissante de Dieu ?
Dans
son livre I contre Marcion, Tertullien attaque l’hérétique sur un point
particulier de sa doctrine. Selon sa doctrine gnostique, comme le corps est
matière, puisque relevant du Créateur et donc mauvaise par nature, l’âme seule
est l’objet du salut par le Dieu bon. Tertullien montre alors que ce point
manifeste plutôt une bonté défectueuse de son Dieu. En effet, « l’insuffisance de sa bonté va ressortir de
ses élus eux-mêmes, qu’elle ne sauve que dans leur âme, et qu’elle anéantit
pour toujours dans une chair qui chez elle ne ressuscite pas. D’où vient
cette moitié de salut, sinon d’impuissance et de défectuosité ? »[24]
Georges Dorignac, Les Haleuses, 1912 |
Retenons
une dernière objection de Marcion. Si le corps n’est qu’un instrument pour
l’âme, la justice ne porte que sur l’usage de cet outil. Le corps n’a donc rien
à faire avec la sentence. « On ne
condamne pas la coupe dans laquelle a été mêlé le poison. »[27] Par
conséquent, renchérit-il, pourquoi faut-il que le corps, par conséquent
innocent, soit l’objet d’une condamnation ? Cependant, il est difficile
de comparer la chair à un instrument puisque « la chair, conçue, formée, engendrée avec l’âme dès le sein maternel,
est aussi mêlée à l’âme dans chacune de ses opérations. »[28] C’est
pourquoi le corps est appelé « homme
extérieur » par Saint Paul. Cet Apôtre l’appelle aussi « vase » puisqu’il contient l’âme.
« Par sa communauté de nature »,
le corps peut bien être appelé « ministre »,
qui répondra donc au jugement, même s’il est dépourvu de connaissance.
Le
mépris du corps rend caduque la doctrine chrétienne
Si
le corps est considéré comme mauvais, ce n’est pas seulement la bonté de Dieu
qui est remise en cause mais toute la doctrine qu’enseigne l’Église. Mais si la
chair est mauvaise par nature, comme le Verbe peut-il se faire chair ?
Marcion est alors nécessairement obligé de nier la nature humaine de Notre
Seigneur Jésus-Christ, rejetant ainsi le mystère de l’Incarnation et par
conséquent l’œuvre de la Rédemption. Dans le livre III de Contre Marcion,
Tertullien s’oppose à la doctrine docétiste de son adversaire selon laquelle
Notre Seigneur Jésus-Christ n’aurait eu qu’une apparence humaine. Tertullien souligne
alors la réalité concrète de son humanité. Il écrit aussi tout un traité pour
démontrer la nature humaine entière de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Conclusions
Avec
sa vigueur légendaire et toute enflammée, Tertullien a combattu les erreurs des
gnostiques sous toutes les formes dans de nombreux ouvrages. Très lucide, il a
compris tout le danger qu’elles représentaient pour les chrétiens, non
seulement pour leur foi mais aussi pour leur attitude morale. Car si le
corps est méprisable, non seulement l’enseignement de l’Église n’a plus de sens
mais la vie elle-même devient insensée. Les gnostiques sont assez cohérents
dans leurs pensées. Leur doctrine les oblige à choisir entre deux
attitudes radicales : soit renoncer à la vie par la continence absolue,
par le refus de toute procréation et de tout mariage, soit par une existence
entièrement tournée vers la chair, le plaisir.
Il
est donc difficile de présenter le christianisme comme contempteur du corps et
de croire qu’il porte en lui le mépris du corps. Une telle croyance montre avec
évidence une profonde ignorance de la doctrine chrétienne. Comme le
souligne Tertullien, elle ne dissocie pas le corps et l’âme et affirme leur
union. L’un ne vit pas sans impliquer l’autre. Cependant, elle n’élève pas le
corps au-dessus de l’âme mais le présente comme soumis à l’âme dont la dignité
l’emporte sur celle du corps. C’est pourquoi l’homme ne peut gagner son
salut sans le corps, sans un corps dont l’âme reste souveraine. Mais il
peut le perdre aussi par son corps et devenir alors charnel. Les relations entre
l’âme et le corps sont donc déterminantes pour la vie éternelle, d’où la
nécessité à l’âme de pouvoir le maîtriser.
Notes et références
[1] Père jean-Dominique,
O. P., La Sainte Église à travers son histoire, 2ème
édition, éditions du Saint Nom, 2010
[2] Voir Émeraude,
mai 2021, article « Saint Irénée de Lyon contre l'anthropologie
gnostique ».
[3] Voir Émeraude,
avril 2021, article « Saint Cyrille d'Alexandrie : le regard chrétien
sur l'homme, un être complet (corps et âme) qui doit préserver en lui l'unité
et l'ordre pour parvenir au bonheur véritable ».
[4] Nous avons déjà étudié
le combat que Tertullien a mené contre un hérétique gnostique, Marcion. Voir Émeraude,
juillet 2015, articles « Tertullien et le judaïsme (1/2) : Contre
Marcion » et « Tertullien et le judaïsme (2/2) : Contre les
Juifs ». Le sujet portait alors sur la Sainte Écriture.
[5] Hans von Campenhausen, Les
Pères Latins, I. Tertullien, éditions de l’Orante,
1967.
[6] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, II, trad. de M ; de Genoude, dans Œuvres
de Tertullien.
[7] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, X.
[8] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XIV.
[9] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, V.
[10] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, V.
[11] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VII.
[12] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VII.
[13] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VII.
[14] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VII.
[15] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XV.
[16] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VII.
[17] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, V.
[18] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VIII.
[19] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, VIII.
[20] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, IX.
[21] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XIV.
[22] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XIV.
[23] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XV.
[24] Tertullien, Chez
Marcion, livre I, XXIV, trad. de M. de Genoude, dans Œuvres
de Tertullien, seconde édition, Tome Ier, libraire-éditeur Chez Louis
Vives, 1852.
[25] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XXXIV.
[26] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XXXIV.
[27] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XVI.
[28] Tertullien, De la
Résurrection de la chair, XVI.
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