" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 24 avril 2021

Changer l'histoire pour changer notre manière de vivre et de penser au profit d'une idéologie. Une supercherie lourde de conséquences...

Depuis plus de cinquante ans, des chrétiens et des autorités ecclésiastiques se montrent et se disent plus ouverts au monde et à ses valeurs. Depuis la révolution violente et insensée qui a secoué l’Église au lendemain du deuxième concile de Vatican, il est en effet difficile de l’accuser d’intolérance et de mépris à l’égard du monde. Pourtant, quand une voix de l’Église s’élève pour condamner des comportements et des idéologies, nous voyons aussitôt se lever une armée de bons penseurs qui viennent alors dénoncer son attitude méprisante à l’égard des valeurs contemporaines et crier contre l’orgueil d’une Église, jetant contre elle injures et mensonges. Très souvent isolée et prise par ses contradictions, la voix finit par se taire. Il ne suffit pas d’être tolérant à l’égard du monde. Il faut se soumettre aussi à sa volonté. On ne peut servir deux maîtres…

Les hérauts de l’humanité s’appuient souvent sur des mensonges que leurs aînés ont fabriqués pour noircir une réalité bien plus complexe comme peut l’être la vie humaine. Ils peuvent aussi s’appuyer sur des études publiées dans les années 60, qui peignent une Église méprisante à l’égard du corps et du monde. En notre époque où le corps est l’objet de toutes les attentions et convoitises, une telle peinture pourrait écarter de la foi bien des hommes de  bonne volonté. Cependant, en ce XXIe siècle moins furieux contre le christianisme, en raison sans-doute de sa situation très affaiblie, ces études ont perdu de la consistance et de la crédibilité. Elles ont en effet été bien relativisées par des recherches plus rigoureuses et objectives. 

Ces études anciennes décrivent un christianisme corrompu par des pensées étrangères qui ont dénaturé le message évangélique. Elles prônent alors le retour aux sources et à l’authenticité. D’un trait de plumes, elles effacent alors vingt siècles d’histoire et pensent ainsi ouvrir une ère nouvelle. Parmi les coupables, elles citent les religieux du XIIe siècle, et plus précisément les auteurs d’une réforme monastique. Selon toujours ces études, ce réveil du monachisme a entraîné le christianisme dans une attitude méprisante à l’égard des réalités terrestres et ainsi éloigné l’Église du monde moderne. Pour mieux comprendre ces accusations portées contre les religieux, écoutons l’un de ses plus grands accusateurs. Il s’agit de Robert Bultot (1929-2017). Ses ouvrages ont défrayé la communauté des historiens dans les années 60 et ont donné lieu à une furieuse controverse. Celle-ci mérite de s’y attarder. Elle est révélatrice d’une méthode qui explique bien des révolutions. L’histoire est parfois un alibi pour des intentions bien peu historiques…

Robert Bultot, à l’attaque contre la doctrine du mépris du monde dans le christianisme

Professeur émérite de la faculté de la philosophie, arts et lettres, et professeur d’histoire médiévale à l’Université catholique de Louvain, Bultot est connu pour ses études médiévales autour d’un thème, la doctrine du mépris du monde au sein de l’Église[1]. Dans les années 60, il a écrit des ouvrages et des articles sur ce sujet. Il cherche à montrer que cette doctrine ne relève pas de l’essence du christianisme et qu’il est à la source du divorce entre l’Église et le monde moderne. Mais, il ne se restreint pas à l’histoire et à la philosophie. Ses études sont aussi théologiques. Il porte en effet des « jugements théologiques »[2] et défend notamment la « théologie des réalités terrestres »[3].

Nous allons surtout nous intéresser à son principal ouvrage portant sur le Christianisme et le mépris du monde, qui provient d’une thèse de l’auteur. De nombreux historiens ont réagi contre ce livre, présentant les faiblesses méthodologiques et les erreurs.

Pierre Damien contre les valeurs humaines

Le premier volume de son œuvre porte sur Saint Pierre Damien. Fort de nombreuses citations du religieux extrait de ses écrits, Bultot l’accuse d’avoir développé la doctrine du mépris du corps et de l’avoir enseigné dans l’Église.

Selon son enseignement, le corps serait impur d’abord en raison de sa nature matérielle. « Qui ne serait contraint de reconnaître qu’il n’est que pourriture lorsqu’il considère la laideur à ce point obscène de son origine ? »[4] Selon Bultot, sa conception du corps viendrait donc de sa conception erronée de l’œuvre de la création. « Le mépris du monde que prêche Pierre Damien n’exprime […] pas seulement le détachement ni le renoncement évangélique : il comporte une réelle oblitération du sens de la création »[5]. Puis, voyant dans tout plaisir une perversité, Pierre Damien aurait alors dénoncé le corps comme l’instrument de perdition. Il aurait enfin rejeté la sexualité et le mariage puisque par eux, la procréation transmet le péché, « l’immonde hideur de notre origine ». Par conséquent, toujours selon ses citations, il faudrait se débarrasser de son corps pour revêtir l’étole d’immortalité.

Ainsi, selon la plaidoirie vigoureuse de Bultot, la doctrine de Saint Pierre Damien aurait logiquement abouti à la distinction fondamentale entre deux formes de vie : la vie charnelle des laïcs et la vie spirituelle des moines pour conclure que la vie monastique assure seul le salut au contraire de la vie dans le monde. Or, comme le souligne l’accusateur, « Pierre Damien ne développe pas une spiritualité monastique à l’intérieur d’une vision chrétienne générale qui reconnaîtrait comme telles les valeurs humaines auxquelles le moine, quant à lui, renonce ; c’est au contraire sa vision monastique qui constitue pour lui la vision chrétienne. »[6] Par conséquent, Saint Pierre Damien aurait défendu l’idée d’une « totale négation de la valeur propre de ce monde »[7].

Finalement, face à tant de constats, Bultot conclut : « cette théologie fermée, cette synthèse prématurée, impose à tout mouvement de récupération légitime du profane, à toute revendication du profane comme valeur, de se poser contre la sphère religieuse, et lui impose nécessairement, par violence, le visage de l’apostasie. »[8]

Une analyse biaisée

« Cette analyse sommaire de ce qui concerne le corps chez Pierre Damien »[9] laisse de nombreux critiques bien songeurs, voire sans concession. Comme eux, nous pouvons en effet nous interroger sur la méthode utilisée. Est-il en effet légitime d’isoler dans son œuvre si grande ce qui n’est qu’un de ses aspects afin de ne s’intéresser qu’à un seul phénomène ?

Quand un auteur traite d’un sujet particulier, il se détermine en fonction d’un ensemble de pensées, d’une doctrine beaucoup plus vaste et étendue. Il écrit aussi dans des circonstances précises selon des styles différents pour répondre à des publics différents. Une lettre destinée à un théologien, un sermon adressé en un temps de pénitence ou une violente diatribe contre des pratiques contraires à la morale ou à la discipline de l’Église ne peuvent être interprétés de la même façon. Or, en se focalisant sur un élément isolé de cet ensemble, sans prendre en compte sérieusement le contexte de manière précise et rigoureuse, l’historien risque de ne pas comprendre sa doctrine ainsi mutilée et de ne pas saisir l’intention de l’auteur au point de malentendre ce qu’il a voulu dire. Bultot semble oublier le caractère parfois polémique, voire satirique, de bien des textes de Saint Pierre Damien à l’encontre des clercs séculiers bien trop engagés dans le siècle.

Les critiques à l’encontre de l’œuvre de Bultot suggèrent alors que s’il avait étendu son champ d’investigation et mieux préciser le contexte de son époque, il aurait peut-être trouvé « quelques indices d’une théologie moins totalement négative des valeurs terrestres »[10].

Des procédés bien étonnants

Certains critiques s’étonnent aussi que les textes de Bultot reprennent la thèse qu’il a défendue mais de manière incomplète et vulgarisée. Cherche-t-il par là à toucher un public plus étendu que celui des historiens et des théologiens ? Il semble bien que l’auteur cherche en effet à attirer l’attention par « des formules chargées d’un potentiel étranger à l’ordre rigoureusement intellectuel, qui catalysent des énergies affectives plus qu’elles ne portent une clarté authentique, et qui forment des centres de cristallisation de nouveaux mythes. »[11] Or, « les travaux d’histoire doctrinale trouvent avantage à se poursuivre, comme ceux du laboratoire, dans le silence, en se protégeant des clameurs de la publicité, et, avant d’être éprouvés, ils ne sont pas communicables de façon féconde par la voix claironnante de manifestes passionnés. »[12]

Un tel procédé n’est alors guère approprié à une publication rigoureuse sur un sujet qui réclame pourtant bien des précisions et de la prudence. En effet, « la lecture de la littérature hagiographique, théologique ou spirituelle du moyen-âge, requiert, aussi bien que celle de l’Écriture et des Pères, un certain degré de culture et un effort de discernement approprié. »[13] Or, les lecteurs ne sont pas armés pour porter un jugement critique et sain sur les affirmations de l’historien. De tels écrits destinés à un public peu instruit ne sont donc ni édifiants ni inoffensifs.

Des critiques s’étonnent aussi que sa thèse qui porte sur le mépris du corps commence par Saint Pierre Damien, c’est-à-dire par une vision particulière du Moyen-âge, par des textes destinés aux religieux et aux ecclésiastiques. Saint Pierre Damien n’est pas en effet bien représentatif du monde religieux. Moine ermite, il appartient à l’ordre des camaldules. Il s’est surtout attaqué aux maux qui sévissaient dans l’Église, c’est-à-dire à la simonie et au nicolaïsme. Élevé au cardinalat, il a écrit une imposante correspondance, des sermons et des prières ainsi que des traités. Il est un « moine, amant de la solitude et, en même temps, intrépide homme d’Église, personnellement engagé dans l’œuvre réformatrice lancée par les papes de l’époque »[14]. Il est aussi décrit comme une « personnalité exubérante, riche et complexe ». Comme le note le pape Benoît XVI, « il n’est pas commun de trouver des œuvres de théologie et de spiritualité aussi pointues et vives que celles de l’ermite de Fonte Avellana. »[15] Saint Pierre Damien se caractérise aussi par une forme d’austérité extraordinaire, « qui aujourd’hui, pourraient presque nous sembler excessives. »[16]

Un ouvrage en faveur d’une nouvelle anthropologie

Le réquisitoire porté contre ce moine extraordinaire dans un ouvrage adressé au public n’est pas inoffensif. « Un explorateur fort désireux de soutenir quelques « affirmations modernes », mais qui ne posséderaient pas une fine sensibilité psychologique et littéraire ainsi que d’excellentes connaissances historiques, trouverait dans cette sorte d’écrits une proie de choix à son avidité à critiquer le moyen-âge, et ses conclusions n’auraient pas de peine à évoquer le mot de Démosthène sur l’éloquence de Photion : c’est la hache qui se lève et tombe. »[17] Un regard attentif de son œuvre ne laisse guère dupe les plus érudits qui perçoit derrière son réquisitoire un jugement personnel, un objectif bien peu historique.

Les intentions de Bultot sont en effet claires, même s’il ne semble pas l’exprimer clairement. Il veut en effet se débarrasser de l’ancienne anthropologie chrétienne, d’un christianisme qui ferait obstacle à « la promotion des valeurs terrestre et, du même coup, une pleine considération positive de la condition laïque. »[18] Ils veulent ainsi réécrire une nouvelle anthropologie chrétienne plus propre à promouvoir le rôle des laïcs dans l’Église et les valeurs du monde. « C’est pourquoi il a parfois mêlé à l’objectivité sereine de l’historien des jugements personnels sur la valeur des thèses de l’auteur qu’il étudie. »[19] Ses recherches historiques sont donc inspirées par son engagement personnel. Congar n’est pas le seul à constater ce mélange peu propice à l’objectivité. « On peut se demander si les conceptions générales de l’auteur, qui plaide en faveur d’une « théologie des réalités terrestres » ne nuisent pas parfois à l’objectivité de l’enquête historique. »[20] Cependant, cette théologie qui le guide dans ses jugements semble manquer de précision et paraît bien fragile. Elle manque cruellement d’arguments et de démonstration. Un autre commentateur est encore plus direct. « L’auteur nous apparaît, en plusieurs pages, comme un doctrinaire, et combien passionné, plutôt qu’un historien. »[21]

Un ouvrage manquant de justice, de mesure et de rigueur

Nous retrouvons en effet l’homme dans son écrit. Ses réquisitoires manquent assurément de mesures et donc de justice. Ce n’est que hargne et outrance. « Plus d’un lecteur sera amené par quelques outrances de l’exposé à douter que l’analyste ait abordé les écrits monastiques qu’il s’était proposé d’interroger, avec cette intelligence sympathique et cette finesse qui paraissent requises pour une étude pénétrante et objective. »[22]

Mais, au-delà du style, les méthodes employées ne sont pas non plus à la hauteur de l’entreprise si ambitieuse de Bultot. Parmi les critiques les plus courantes à l’encontre de ses ouvrages, nous pouvons citer l’imprécision et l’ambiguïté de ces formules, des formules peu adéquates, un défaut de finesse, à la fois littéraire et psychologique, des contre-sens dans certaines traductions, la rapidité de l’analyse, insuffisamment attentive aux circonstances dans lesquelles ont été écrits les passages incriminés. Ses conclusions ressemblent aussi plus à celles que nous pourrions faire en notre siècle qu’au temps des écrits. « Tout en disant « il est nécessaire de savoir ce qu’un auteur pense de l’univers, de la relation de l’homme avec l’univers, avec son corps, de la relation de l’homme avec son âme, sa sexualité, … pour savoir ce que signifie pour lui, le « mépris du monde »[23], il ne cesse de reprocher à un homme du XIe siècle de ne pas avoir l’intelligence des choses d’un homme du XXe siècle. »[24]

Des partisans au secours de Bultot

Un article des années 60 en faveur de Bultot nous montre à ses dépens l’intérêt que présentent encore les ouvrages de Bultot. « L’humanisme moderne chrétien, fondé sur l’idée de la consistance du monde en sa profanité et de sa valeur de chemin vers Dieu – et corrélativement sur la conscience du rôle propre, irremplaçable, du laïcat dans l’Église, ce laïcat qui a pour caractère propre d’être « du monde », d’y œuvrer, d’y chercher le Royaume de Dieu – ne peut que s’accompagner d’une critique du temps qui l’a précédé. »[25] En clair, pour pouvoir se rapprocher du monde, il est nécessaire de remettre en question l’enseignement que l’Église a développé, défini sous le terme de « doctrine du mépris du corps ».

Les mêmes auteurs justifient cette doctrine par le contexte dans lequel s’est développé le christianisme, par un monde qui n’a pas permis le développement d’une spiritualité des laïcs. « Comment reprocher à des hommes affrontés à un monde de violence et d’injustice généralisée de ne pas percevoir les valeurs qui devraient y cheminer et de ne pas trouver des raisons de s’y engager pour les faire triompher ? » Ainsi, faut-il juger ces hommes selon « une juste appréciation des ensembles culturels, des possibilités réelles de dépasser des conditionnements. » Par conséquent, ils demandent aux historiens d’aujourd’hui de prendre suffisamment de recul et de ne pas s’identifier à ce passé. Cette critique semble être adressée à Bultot. Pourtant, elle s’adresse aussi aux historiens anciens ou d’aujourd’hui encore animés d’une vue apologétique. La suite de l’article sera plus explicite et désignera plus clairement ceux qui sont dans l’erreur…

Contre l’idéologie monastique ?

Les auteurs se focalisent sur une certaine conception du monachisme qu’ils qualifient d’« idéologie monastique », terme bien anachronique et porteur de sens négatif, pour définir ce que l’histoire désigne par « réforme monastique », une idéologie qu’ils jugent en outre insuffisante. Quelle est cette idéologie ?

« L’idéologie monastique » présente une difficulté. Elle ne se manifeste pas en effet dans une doctrine bien établie et cohérente. Elle se développe dans des textes qui portent sur des thèmes qui s’harmonisent entre eux. L’article la définit comme « une vision du christianisme tout entière bâtie sur les « à-part » : fuite du monde, vie dans l’absolu, vie angélique, paradis retrouvé hors du siècle, vie purement contemplative – sans que les aspects corrélatifs de présence, de responsabilité, de médiation viennent la rééquilibrer de l’intérieur ». Selon toujours les auteurs, se sont alors opposées deux visions religieuses : la vie contemplative et la vie active. En outre, cette idéologie est marquée par le platonisme et l’hellénisme, et enfin par une majoration des effets du péché.

Notons que cet article, certes nécessairement bref, ne précise aucun auteur, aucune œuvre et ne renvoie à aucun ouvrage. Comme l’article le dit lui-même, tout cela est bien vague. Mais heureusement, rajoute-il aussitôt, des historiens viennent préciser ses pensées, comme Bultot auquel les auteurs apportent leurs suffrages. Certes, l’article ne peuvent guère mettre sous silence une certaine incompréhension portant sur ses desseins, pourtant « bien arrêtés », et sur sa méthode qui « ne sont toujours pas clairement exposés. » 

Des controverses naturelles et nécessaires ?

L’article cherche à justifier la vivacité des controverses qu’ont provoquées les écrits de Bultot. Il réfute d’emblée toute idée de « refus de principe de toute considération critique » ou d’« irritation déclenchée par quelques jugements un peu rapides. » Les motifs des controverses sont bien plus sérieux et ne portent pas sur les personnalités de leurs auteurs. Et pourtant…

L’article justifie les controverses par les différentes interprétations que les historiens peuvent naturellement faire de leur lecture et leur analyse, et donc par la pluralité des recherches mais aussi par la personnalité des chercheurs. « Si les textes sont une solide donnée commune, ceux qui les abordent le font nécessairement en apportant avec eux non seulement leur propre personnalité et leur propre culture, mais aussi leur propre objectif de recherche ou tout au moins leur propre motif d’intérêt. » Finalement, l’analyse d’un texte et sa critique ne sont que subjectives donc elles doivent être relativisées. L’analyse des textes anciens soulèvent aussi une autre difficulté, celle des « rapports généraux qui existent entre pensée médiévale et pensée occidentale moderne. » Si la première est source de la seconde, elle est devenue étrangère, difficile à saisir, bien qu’une distanciation complète ne soit possible. Il faut donc reconnaître cette partialité dans toute analyse. De nouveau, les conclusions des chercheurs sont à relativiser. Finalement, il est impossible que l’homme s’oublie derrière l’historien ou le théologien. « Selon que celui qui étudie un texte adoptera d’abord une attitude plus participante ou plus détachée, il aboutira normalement à des positions assez différentes, et il lui sera difficile ensuite de prendre l’attitude complémentaire. » Qu’est-ce que « l’attitude complémentaire » ? Il s’agit probablement de faire une synthèse de toutes les études, mêmes contradictoires, selon le fameux plan : thèse, antithèse, synthèse…

Mais, conscient sans doute des profondes contradictions entre les différentes positions, l’article conseille plutôt les chercheurs à ne point chercher une unité de vue qui n’est « ni possible ni souhaitable ». Il leur propose de publier leurs conclusions en prenant soin des objections des autres afin que par ce pluralisme et cette opposition, émanent des conclusions plus fermes. Telle est « l’attitude complémentaire ». 

Un consensus biaisé et trompeur

Si l’approche que décrit l’article peut paraître prudente et pacifique, elle est en fait terriblement nuisible puisque non seulement elle oublie le fondement des critiques portées contre Bultot, qui ne portent pas sur sa thèse mais sur la méthode qu’il utilise et sur ses desseins, mais surtout elle ouvre la voie à toutes les opinions au détriment de la vérité historique en raison de la nécessaire partialité des historiens. Tout et son contraire peuvent donc être dits.

Enfin, en dépit de son intention de faire cesser les controverses, l’article n’hésite pas à prendre parti pour Bultot et à montrer les faiblesses et les incohérences de « la plupart des auteurs spirituels » du Haut Moyen-âge accusés de « gauchissement par rapport au donné révélé ». Il récuse les critiques portés contre lui sauf sur des points de détail de son dossier. Sa conclusion est claire. Ses auteurs « souscrivent à ce jugement », c’est-à-dire au jugement théologique de Bultot, « dont nous avons rappelé les fondements doctrinaux. »

Un nouveau réquisitoire contre la doctrine du mépris du monde

Les auteurs reprennent alors les arguments classiques en faveur de la doctrine du mépris du monde : influence de la pensée païenne, contexte favorable au mépris du monde, etc. Le « théologie patristique et le monachisme primitif n’ont pas été à l’abri de toute contamination » en combattant durement le gnosticisme des premiers siècles. Saint Augustin aurait gardé « une certaine atmosphère mentale » des livres platoniciens qu’il a lus. Et évidement, le contexte dans lesquels la pensée des Pères a été formée est plus propre à une vue pessimiste du monde et n’est pas favorable à « l’idée d’un monde à former ou d’une société à construire ». Et pire encore, l’effort de Cassiodore de sauver le patrimoine intellectuel de l’Europe montre évidemment selon l’article un contexte de fuite et non de conquête !... Pourtant, lorsque nous fuyons, nous préférons tout abandonner ou tout brûler. L’œuvre de Cassiodore manifeste plutôt une volonté de survie et de restaurer, et finalement une espérance incroyable ! Que serait devenu l’Europe sans son œuvre ! À elle-seul, elle suffirait à faire démentir la thèse que défendent Bultot et ses partisans.

Enfin, la vision pessimiste s’expliquerait par « la traduction brutale » des Saintes Écritures en des langues qui manquent de nuances. Les Pères de l’Église ont ainsi commis des confusions, défendant le dualisme corps et âme. Cela est bien étrange quand ce dualisme a surtout été développé et accentué par Descartes …

La fin de leur conclusion est très instructive. « Reste le constat que fait Bultot d’une grand nombre de positions théologiques inacceptables. Ce résultat nous semble solide. Tous ne l’acceptent pas – mais ce n’est peut-être pas très grave : la leçon majeure de cette discussion, comme nous l’avons vu, est sans doute de nous faire mieux comprendre la diversité nécessaire des approches actuelles. » Or, c’est au nom de « ses positions théologiques inacceptables », défendues selon une méthode contestable, que l’enseignement de l’Église a brutalement changé de route. À leur tour, de manière intolérable, les auteurs finissent leur texte par un reproche adressé aux critiques : « il est parfois nécessaire de consentir à revoir les options théologiques que l’on tient de sa formation ou de son milieu… »

Conclusions

Le sujet que traite Bultot présente un intérêt indiscutable. L’ampleur des controverses qu’ont soulevées ses écrits suffisent à en témoigner. Les méthodes qu’il emploie ne sont pas à la hauteur de la recherche historique. Elles sont biaisées par une volonté de renouveler l’attitude de l’Église à l’égard du monde en discréditant son passé. Tout est alors bon pour juger une époque avec désinvolture et condamner des personnes sur la place publique. Bultot n’est pas un cas isolé. Nombreux sont ces juges partiaux de l’histoire qui osent prononcer de tels jugements. Pour apaiser les mises en garde des historiens et des théologiens soucieux de vérité, ils n’hésitent pas à brandir le subjectivisme, le relativisme et la nécessaire pluralité des opinions pour faire avancer la science. Puis, ils leur demandent de s’ouvrir aux nouvelles thèses et de revoir leurs « options théologiques » en raison de leur conditionnement. Leurs desseins sont alors évidents. Ils veulent remplacer un « conditionnement » par un autre, ou plutôt de faire évoluer de manière substantielle le christianisme en rompant avec son histoire. Cette façon de faire nous renvoie à une méthode bien précise , celle de la révolution

Mais heureusement, la vérité historique a encore ses adeptes. Éloignés des idéologies et de tel « conditionnement », des historiens actuels remettent sérieusement en cause les thèses défendues par Bultot et par d’autres historiens de même tendance. Ils se plongent dans les sources, les scrutent avec rigueur et sérieux et se montrent beaucoup plus prudents et clairs. Leurs travaux et tous les combats menés ici et là pour dénoncer les mensonges et rétablir la vérité ne sont pas vains…


Notes et références

[1] Les titres de ses œuvres et de ses articles montrent en effet son sujet de prédilection. Ses livres : Christianisme et valeurs humaines. A : La doctrine du mépris du monde, tome IV, en deux volumes, v.1 : Pierre Damien (1963), v.2 : Jean de Fecamp. Hermann Contract. Roger de Caen. Anselme de Canterbory (1964), et La Chartula et l’enseignement du mépris du monde dans les écoles et les universités médiévales (1967). Ses articles : Mépris du monde, misère et dignité de l’homme dans la pensée d’Innocent III dans Cahiers de civilisation médiévales, 4ème année, n°16, octobre-décembre 1961 ; Le mépris du monde chez Saint Colomban dans Revue des sciences religieuses, tome 35, fascicule 1 (1964) ; Aux sources du divorce entre l’Église et le monde moderne : la doctrine du mépris du monde, dans Rêves et chrétienté, réalités du monde, actes du colloque, Louvain la Neuve, novembre 1999.

[2] L.-J. Bataillon et J. P. Jossua, Le Mépris du monde. De l’intérêt d’une discussion actuelle, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 51, n°1 , 1er janvier 1973, jstor.org.

[3] Voir Théologie des réalités terrestres et spiritualité du Laïcat, R. Bultot, dans Concilium Revue internationale de théologie, n°19, novembre 1966.

[4] R. Bultot, Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien, Louvain, Nauwelaerts, 1963 dans Christianisme et valeurs humaines (R. Bultot, Christianisme et valeurs humaines, A. - La doctrine du mépris du monde, en Occident, de 8. Ambroise à Innocent III, Tome IV : le XIe siècle. Volume I : Pierre Damien, 1963 ; Tome IV. Volume 2 : Jean de Fécamp, Hermann Contract, Roger de Caen, Anselme de Canterbory, A. Chirat, 1964, dans Revue des Sciences religieuses, tome 39, fascicule 4, 1965, www.persee.fr.

[5] R. Bultot, Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien.

[6] R. Bultot, Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien, Louvain, Nauwelaerts, 1963 dans Cahiers de civilisation médiévale, année 1964, 7-25, www.persee.fr.

[7] Y. Congar, Critique sur Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien, Louvain, Nauwelaerts, 1963, dans Cahiers de civilisation médiévale, année 1964, 7-25, www.persee.fr.

[8] R. Bultot, Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien.

[9] Michel Sot, Mépris du monde et résistance des corps aux XIe et XIIe siècles, revue Médiévales, année 1985.

[10] Y. Congar, Critique sur Christianisme et valeurs humaines. La doctrine du mépris du monde. T.IV : le XIe siècle : vol. I : Pierre Damien.

[11] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[12] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[13] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[14] Benoit XVI, audience générale du 9 septembre 2009, vatican.va.

[15] Benoit XVI, audience générale du 9 septembre 2009.

[16] Benoit XVI, audience générale du 9 septembre 2009.

[17] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[18] Y. Congar, Critique sur Christianisme et valeurs humaines.

[19] Y. Congar, Critique sur Christianisme et valeurs humaines. 

[20] A. Guillaumont, Critique sur Christianisme et valeurs humaines.

[21] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[22] A. Chirat, Christianisme et valeurs humaines.

[23] Robert Bultot, Aux sources du divorce entre l’Église et le monde moderne.

[24] Jean-Luc Molinier, Monachisme et le monde, Introduction Solitude et communion, Tome I. La fuite du monde, Cerf, 2016, ora-et-labora.net.

[25] L.-J. Bataillon et J. P. Jossua, Le Mépris du monde. De l’intérêt d’une discussion actuelle, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 51, n°1 , 1er janvier 1973, jstor.org.

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