Loisy, est-il victime d’une
Église intransigeante et fermée aux progrès de la science ? Ou mérite-t-il
la condamnation de ses ouvrages et de ses idées ? Il est tentant pour
celui qui ne va pas au-dedans des choses, par ignorance ou stupidité, par
naïveté ou négligence, de voir dans l’homme condamné un innocent incompris,
trop en avance par rapport à ses contemporains. Le juge devient ainsi le
condamné. Laissons au moins écouter ceux qui ont eu la peine d’aller au-dedans
des choses et de discerner les dangers…
Une
subtile mystification
Loisy,
a-t-il vraiment été surpris des réactions qu’il a soulevées ? Pouvons-nous
croire qu’il a été si naïf ? Il savait très bien qu’il allait provoquer un
scandale. Il a cherché, par sa tactique, à tromper
la hiérarchie ecclésiastique et à
dissimuler son véritable combat, « il
travaille dans l’ombre […]. Il y
a bien mystification. »[2] En quoi
réside cette mystification ?
Pour
répondre à cette question, nous allons reprendre deux articles. Le premier est
intitulé Les idées de Monsieur Loisy. Il provient de L’ami
du clergé du 26 novembre 1903, une revue hebdomadaire publiée à Langres
considérée comme un journal présentant la position du clergé français. Il n’est
pas signé. Il aurait été écrit par Monseigneur Florent Deshayes (1853-1930),
professeur du séminaire du Mans. Le second est du Père Prat. Il est intitulé Au
fond d’un petit livre publié dans la revue Études des pères jésuites
du 5 novembre 1903.
Un
point de vue uniquement historique ?
Un
livre polémique contre les théologiens ?
Loisy
présente aussi une nouvelle conception
du dogme. Pour lui, celui-ci est un inconnaissable qui se cache derrière
une formule, qui n’est qu’une expression de la conscience chrétienne à un
moment donné de son histoire. L’intelligence humaine est incapable d’y
atteindre la vérité objective. En fait, il n’y a de vérité que la grande ligne
directrice qui maintient la perspective régulière de la vie catholique, en tant
que réalisation toujours poursuivie, jamais achevée, du symbolisme chrétien
primitif, en tant qu’évolution toujours nouvelle et variée, jamais fixée dans
son terme de la graine évangélique.
Loisy ne se
préoccupe pas de la Tradition,
dont l’Église détient seule la clé. Pourtant, elle est un trésor de
connaissances révélées que la Sainte Écriture n’a pas fixées. Or, un exégèse
catholique doit-il les ignorer ou les négliger pour interpréter les textes
bibliques ? Loisy ne considère vrai
que ce qui est sous forme de textes, oubliant bien d’autres vestiges du
passé.
Un
livre pour sauver l’Église ?
Loisy
place l’Église devant un choix inéluctable. Il affirme l’existence d’un conflit irréductible entre l’esprit
scientifique moderne et le catholicisme. Il demande alors au second de
céder au premier, donnant ainsi a priori raison à l’esprit moderne et tort à l’Église. Cela suppose donc
que l’Église n’est pas assurée de l’infaillibilité de ses affirmations et que tout, y compris la foi, doit s’incliner
devant la science. « La position
humiliée, naturalisée et de second ordre, où l’on aimerait voir l’Église, est
la contradiction pure et simple de son institution divine, de sa divine
inerrance dogmatique et morale. »[3] Contrairement
aux théologiens qui ont déjà modifié des formules de leurs systèmes doctrinaux
en fonction des progrès de la connaissance, Loisy demande la refonte des
dogmes, le remaniement des symboles, la révision des définitions des conciles,
etc. La réforme qu’il demande pour être en accord avec les progrès de la
connaissance est radicale…
Un
nouvel Évangile ?
Enfin,
pour Loisy, les apôtres ont cru parce qu’ils ont voulu croire, et ce qu’ils ont
cru était vrai subjectivement, pour eux, mais objectivement, dans la réalité
des choses, rien ne pouvait leur en donner la certitude. Loisy ne reconnait
comme seul fait historiquement fait que la physionomie purement humaine de
Notre Seigneur Jésus-Christ. Aucun fait, ni miracles, ni prophéties réalisées,
ni même la Résurrection, n’a pu prouver aux apôtres sa divinité avec une pleine
rassurance humaine rationnelle. Ainsi, Loisy, peut-il affirmer que « pour lui en toute certitude objective, Jésus
n’était pas Dieu. »[4] et que
la foi est « un pur produit de
l’homme, une évolution de sa pensée sous forme de croyance sans fondement
rationnel objectif. »[5] Ainsi, la foi crée son propre objet avant que
la théologie catholique n’établisse la divinité réelle objective du Christ
évangélique.
Une
aberration au fond du système de Loisy
Attardons-nous
désormais à l’article du P. Prat qui, au-delà des croyances affichées par Loisy,
étudie le fond de son système.
Loisy
part d’une distinction « assez
nouvelle » du sens historique et du sens ecclésiastique des textes
sacrés, justifiant alors l’autonomie de
la critique, la liberté absolue de
l’exégèse au regard des définitions conciliaires et des vérités de foi
pourvu que l’exégèse se cantonne dans son domaine.
Mais,
Loisy se fait une idée fausse de
l’exégèse. « Jamais l’Église n’a
songé à chercher dans l’Écriture tous ses dogmes, dans état actuel de
développement. Seuls les protestants sont acculés à cette nécessité, l’idée
même de développement étant la négation de leur principe fondamental. »
Et
pour défendre l’indépendance de l’exégèse historique, Loisy prend prétexte d’une conception de la théologie,
certes existante mais erronée. « Nous
avons toujours protesté contre certains théologiens modernes, qui transforment
en spéculation pure la science de la vérité révélée et assoient des traités
importants sur l’appui branlant d’une métaphysique sujette à controverse, qui
font pivoter toute la doctrine de l’inspiration sur les notions équivoques
d’auteur et d’instrument ; qui parlent des âmes saintes comme ils
parleraient d’un livre que personne n’a jamais. Mais ces théologiens ne sont
pas l’Église, et leur méthode, qu’on peut appeler rationaliste puisqu’elle ne
s’appuie pas sur la raison, n’est qu’une aberration passagère. »
Mais
une aberration lourde de conséquences
Selon
Loisy, l’Église ne définit pas les faits qui relèvent de l’histoire, et si elle
voulait le faire, elle risquerait de se tromper. Elle peut effectivement
définir la Résurrection puisque celle-ci n’est pas un fait historique.
L’évolution des dogmes, qui est un fait de la croyance, lui échappe aussi.
Ainsi, des choses vraies pour la foi peut être fausses pour l’histoire.
L’orthodoxie d’hier peut devenir l’erreur de demain, ou encore ce qu’elle ne
croit pas aujourd’hui, elle pourra le croire demain. Tout est véritablement relatif…
Vérité
d’hier, vérité d’un jour, ou encore vérité de foi, vérité historique. Loisy
s’appuie finalement sur une théorie de
connaissance qu’il ne définit pas formellement. C’est en raison même de
cette théorie qu’il peut distinguer les vérités d’ordre rationnel et les
vérités de foi. Selon cette théorie, les premières, objets de la science, sont
connaissables contrairement aux secondes, objets de la foi. « Le vrai, au point de vue religieux, c’est ce
qui satisfait notre instinct religieux, ce que notre conscience, notre
expérience religieuse nous suggère. Mais ce vrai-là peut être faux. C’est
pourquoi la foi peut dire oui, la science, non. » Finalement, « une religion sera vraie dans la mesure où
elle satisfera les aspirations de l’humanité, et la religion qui la satisfera
parfaitement sera la religion véritable par excellence, ce sera la religion de
l’avenir. » La vérité de foi,
qui n’a de véracité que si elle répond à un sentiment religieux, ne peut donc
être absolue…
Et
contrairement à ce que Loisy prétend toujours, cette théorie se réclame à tort
de celle de Newman. Le P. Pratt y voit surtout l’influence du protestantisme
libéral, notamment de Ritschi et de Sabatier. C’est « une sorte de nihilisme théologique et de subjectivisme absolu qui,
poussé à ses conséquences logiques, ne laisserait subsister ni l’Église, ni
Jésus-Christ, ni la Révélation, ni la certitude, ni même un Dieu personnel. »
Conclusions
Loisy distingue la
foi et l’histoire,
ou dit-autrement, des faits qui relèvent de la croyance, et non démontrables,
et des faits historiques prouvables. Il en arrive alors à distinguer le vrai au sens de la foi et le vrai au
sens de l’histoire au point de rendre relatives les vérités de foi,
notamment en raison de la relativité des formules qui l’expriment. Mais, de
quelle autorité peut-il se prévaloir pour remettre en cause ce qui relève de
l’Église ? Un païen ou un protestant peuvent se permettre de ne point
entendre l’enseignement de l’Église et donc son autorité, mais un exégète
catholique ?
En
fait, Loisy prétend de ne point faire de théologie ni de philosophie, répétant
se maintenir dans le domaine purement historique. Or, ses propos ne sont pas
audibles. Comme le soulignent de nombreux commentateurs, il fait de la théologie et de la philosophie. Au-delà d’une
critique excessive et d’une manipulation des textes sacrés souvent arbitraires,
les commentaires soulignent ses idées préconçues, ses préjugés philosophiques
et ses insuffisances théologiques. Certes, l’apologétique catholique du XIXe
siècle n’était pas à la hauteur pour répondre aux attaques des protestants
libéraux et des rationalistes mais faut-il
pour cela changer l’enseignement de l’Église et corrompre la Tradition ?
« Qu’on ne vienne donc pas nous
donner comme foi sincèrement catholique et la seule véritablement éclairée, la
foi raisonneuse de l’historien, la foi fondée non plus sur le témoignage en
lui-même, mais sur l’évidence du témoignage. Ceux qui n’ont que cette foi-là
finissent trop souvent, dans l’acte de croire, par s’en rapporter en suprême
analyse non à l’autorité de Dieu, mais en suprêmes lumières de leur raison.
Voilà comment se fait que ces hommes, catholiques d’intention, ne le sont plus
guère de doctrine. »[6]
Épilogue
À
la suite d’un accident de santé, en 1907, Loisy demande à un de ses fidèles amis
de rédiger sa biographie qu’il aimerait fait paraître après sa mort. Mais, ce
qu’il découvre par ses confidences lui procure un choc incroyable. « Cet
homme qui m’avait parlé tant de fois dans l’intimité en chrétien et en
catholique, cet homme qui s’était efforcé de me retenir dans l’Église et même
de me faire soumettre à l’Index, cet homme m’avait trompé comme il avait trompé
ses nombreux lecteurs. »[7] En
effet, il apprend de Loisy lui-même, que depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire
depuis 1886, il ne croyait plus en Dieu… Un exemple de prêtre sans vocation …
« Comédie. Mystification. Craignant
d’effaroucher et ses partisans souvent timorés et ses adversaires vite alertés,
il devait jouer serrer et dissimuler, dans une perpétuelle dualité, la réalité
de sa pensée sous l’expression qu’il en donnait. […] Une seule fois, se croyant aux portes de la mort, il s’est décidé à
dévoiler brutalement le tréfonds de son âme, et cette confidence unique livre
la clé d’une pensée extraordinairement stable dans sa négativité, qui a mis
trente ans pour accoucher de son fruit sans jamais lâcher l’aveu décisif, le
mot éclairant. Ainsi conduisait-il consciemment le parti qu’il cherchait à se
constituer, vers une chimère, vers un mirage, mais avec un but réel encore
qu’inavouable : sa gloire, rien que sa gloire. »[8]
Notes et références
[1] Joseph Turmel, Histoire
des dogmes, 1933 dans Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la
crise moderniste, III, III, B, Albin Michel, 3e édition,
1996.
[2] Joseph Turmel, Histoire
des dogmes, 1933 dans Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la
crise moderniste, III, III, B. Mgr Battifol est peut-être le premier à
l’attribuer au livre de Loisy.
[3] Les idées de M. Loisy, 26
novembre 1903 dans L’Ami du clergé.
[4] Les idées de M. Loisy, 26
novembre 1903 dans L’Ami du clergé.
[5] Les idées de M. Loisy, 26
novembre 1903 dans L’Ami du clergé.
[6] Lettre d’un vieux prêtre à un
plus jeune dans la revue Le Prêtre, Arras, décembre 1903.
[7] Albert Houtin (1867-1925), Alfred
Loisy, Sa vie, Son œuvre, manuscrit annoté, 1940. Un des ouvrages
d’Albert Houtin, La Question biblique chez les catholiques de France au XIXe siècle
est condamnée. Prêtre, il est interdit de toute activité sacerdotale. En 1912,
il abandonne son état de prêtrise.
[8] Émile
Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, III, III,
C, 2.
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