" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 30 décembre 2023

Autour d'un petite livre : " un fagot de bois sec sur le brasier toujours ardent de L’Évangile et l’Église".

L’Évangile et l’Église [1]est l’œuvre la plus célèbre du prêtre et exégète Loisy. Il est aussi connu sous le nom de « petit livre ». Œuvre apologétique, censée réfuter les idées du protestant Harnack, elle soulève rapidement de vives inquiétudes chez les catholiques. Voulant concilier les résultats de la science historique et le christianisme, il en vient à remettre en cause les points fondamentaux de l’enseignement de l’Église. Le cardinal Richard, archevêque de Paris, finit par le condamner pour deux motifs : il a été publié sans l’imprimatur exigé par les lois de Église ; il est de nature à troubler gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l’enseignement catholique, notamment sur l’autorité des Écritures et de la tradition.

Les conservateurs comme les progressistes dénoncent les dangers de ce livre. Ils soulignent un abus excessif de la méthode critico-historique appliquée à la Sainte Écriture, l’ambiguïté des formules ou encore l’arbitraire de ses jugements. Ses défenseurs, plus nuancés, notent effectivement des formules imprudentes, excessives ou encore équivoques mais ils préfèrent mettre en valeur les intentions louables de l’auteur, les perspectives qu’il propose ou encore sa grande science mis au service de l’Église. Loisy comme son ami Mgr Mignot s’étonnent même des attaques dont il fait l’objet.

Ses amis pressent Loisy de répondre aux critiques par de judicieuses explications et d’apaiser les craintes qu’il a soulevées. De même, en raison de formules ambigües, ses critiques lui demandent de clarifier ses idées. C’est pourquoi Loisy finit par publier un deuxième ouvrage intitulé Autour d’un petit livre. Mais, au lieu d’apaiser les esprits, ce nouveau livre déclenche un véritable incendie. Loisy a jeté « un fagot de bois sec sur le brasier toujours ardent de L’Évangile et l’Église. »[2]

Dans cet article, nous allons présenter le livre, notamment à partir de la thèse d’Émile Poulat[3]. Il sera suivi d’un autre article dédié aux critiques.

Aucune rétraction ni justification mais une confirmation

En octobre 1903, trois mois après la publication de L’Évangile et l’Église, Loisy publie un livre intitulé Autour d’un petit livre, constitué d’un long avant-propos, de sept lettres et d’un appendice de treize documents. Le succès est immédiat.

Dès les premières lignes de l’avant-propos, le ton est donné : « l’auteur d’un petit livre qui a pour titre L’Évangile et l’Église croit avoir observé assez longtemps le précepte du silence. Il parle maintenant. Ce qu’il va dire n’est pas une apologétique ; car il estime que ni lui ni son œuvre n’ont besoin de se justifier. »[4] Il refuse de répondre aux attentes de ses critiques. Il leur livrera des remarques « sur ce qui s’est passé à propos du livre » et complétera des points qu’il a seulement effleurés. Les lettres « tendent à éclaircir soit la question biblique, soit la méthode qui a été suivie » dans son livre, « soit quelques sujets importants qui ont été à peine abordé dans ce livre, à savoir l’origine et l’autorité des Évangiles, la divinité de Jésus-Christ, ou qui y ont été sommairement traités, comme l’institution de l’Église et des sacrements, l’autorité des dogmes. » Loisy poursuit donc sa méthode.

L’Évangile et l’Église, un livre historique…

Loisy revient sur la condamnation du cardinal Richard et sur sa réponse dans laquelle il « condamne et réprouve toutes les erreurs que l’on a pu déduire de mon livre, en se plaçant, pour l’interpréter, à un point de vue tout différent de celui où j’avais dû me mettre et m’étais mis pour le composer. » Selon Loisy, on a cru voir dans son livre un système théologique quand il n’était qu’un « modeste essai de construction historique ». Par conséquent, il ne peut pas se rétracter des erreurs qu’on lui a attribuées puisque ces erreurs proviennent de contresens et non de son livre. « Il s’était borné à exposer l’état et la signification des témoignages, s’occupant de ce qui est matière d’histoire, réservant ce qui est matière de foi. » Loisy se défend donc de remettre en cause les dogmes.

Droit et devoir de l’historien

En outre, comme tout savant, Loisy réclame le droit d’être libre dans son travail scientifique et le devoir de sincérité. Il rappelle que son intention n’était que de répondre à un savant protestant qui s’est justifié par l’histoire. Par conséquent, il devait aussi y répondre sur le plan historique. N’ayant donc pas de but religieux, pourquoi aurait-il eu besoin d’une autorisation d’une autorité religieuse ? Cela aurait détruit le caractère historique de son livre.

S’il devait satisfaire ceux qui le blâment, « il aurait dû remplacer bien des opinions qu’il croit historiquement vraies, par d’autres qu’il croit fausses et qui peut-être le sont. » Ce qui est vrai selon l’enseignement catholique peut être fausse historiquement. « Il ne peut regretter de n’avoir pas su mentir pour complaire à une autorité », une autorité qui refuse de voir « la situation faite à l’exégèse, à l’apologétique, à la théologie catholique, pas les progrès de la critique scripturaire et le mouvement général de la science moderne. »

Un état intellectuel intenable pour les catholiques

Loisy souligne le retard intellectuel des catholiques qui se manifeste par un enseignement traditionnel qui n’est plus conforme aux progrès de la connaissance. Cette situation fera alors naître « une crise bien plus redoutable que toutes celles que la foi chrétienne a traversées depuis qu’elle existe. » Tout un mouvement irrésistible remet alors en question ce que certains appellent tradition et considèrent presque comme vérités de foi.

Or, tous ceux qui veulent faire évoluer la situation sont traqués et pourchassés dans l’indifférence des autorités ecclésiastiques. Loisy demande donc de « traiter scientifiquement tous les problèmes que la science non catholique a soulevés à propos de la religion. » Si les résultats sont encore imparfaits, il faut néanmoins essayer de réussir avant que la situation ne soit intenable.

Une situation qui trouble la foi des fidèles

Loisy dénonce « le silence ou la réserve des savants catholiques sur certaines questions particulièrement délicates » que se posent nos contemporains qui trouble gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l’enseignement catholique. N’ayant pas de réponse, ces fidèles s’instruisent auprès des livres protestants et incrédules. « L’attitude même de certaines autorités ecclésiastiques peut les induire à penser que la croyance officielle de l’Église est en contradiction avec l’histoire, que la foi catholique est incompatible avec la connaissance de la vérité sur les origines du christianisme. »

Les fidèles ne peuvent plus concilier des vérités que les théologiens jugent absolues et universelles et ce qu’ils peuvent lire dans la Bible, l’évolution historique de la doctrine chrétienne avec son immutabilité que semblent défendre les théologiens. Et ces contradictions ne cessent de croître en raison de la progression de la connaissance de l’univers et celle de l’antiquité.

Loisy se défend d’avoir traité qu’une partie de ces inquiétudes. Son livre ne porte que sur « le rapport historique de l’Église à l’Évangile. » Ou plus exactement, « il s’agit maintenant, en effet, de voir comment l’Évangile, qui annonçait le prochain événement du royaume de Dieu, a produit la religion chrétienne et l’Église catholique. » À ce problème, il existe une réponse toute faite : Notre Seigneur Jésus-Christ a tout produit. Loisy ne peut défendre cette réponse. Pour l’historien, il est évident que l’Église est le produit d’« une évolution nécessaire ». Ainsi, « l’inquiétude de la foi, sur ce point particulier, résulte de l’incompatibilité qui apparaît entre la réponse toute faite, dont on vient de parler, et la réalité de l’histoire. »

Le nécessaire redressement intellectuel

Loisy se propose donc de « rassurer la foi des catholiques » en expliquant le mouvement chrétien à partir de l’Évangile, « en découvrant au croyant la puissante vitalité de la doctrine et la possibilité de son progrès », « en interprétant l’Évangile et les documents de l’antiquité ecclésiastique selon les règles que l’on a maintenant coutume d’appliquer à tous les textes humaines », « en tenant compte du mouvement de la pensée contemporaine dans l’ordre philosophique », … Cependant, Loisy avertit ses lecteurs que cette explication va leur poser « des problèmes nouveaux et déconcertants pour leur foi. » Mais aurait-il honte de laisser « les âmes simples dans la paisible possession de leur croyance » quand on n’a aucune crainte de scandaliser les savants ? Son livre n’est pas pour ceux qui veulent demeurer dans leur ignorance.

Loisy finit par définir le véritable enjeu de son action : « le régime intellectuel de l’Église. » Le catholicisme est voué « à un affaiblissement incurable et à une ruine fatale, tant que l’enseignement ecclésiastique semblera vouloir imposer aux esprits une conception du monde et de l’histoire humaine qui ne s’accorde pas avec celle qu’a produite le travail scientifique des derniers siècles », tant que les théologiens n’auraient pris en compte les évolutions scientifiques, tant que les savants ne seront pas libérés de leurs entraves. Finalement, le catholicisme est voué à l’échec s’il se présente toujours « sous les apparences d’une doctrine et d’une discipline opposées au libre essor de l’esprit humain, déjà minées par la science, isolées et isolantes au milieu du monde qui veut vivre, s’instruire et progresser en tout. » Finalement, le débat porte sur une conception du monde et de l’histoire qui ne correspond pas aux connaissances acquises et que l’enseignement catholique persiste à maintenir.

Un programme d’une réforme de fond

Nous sommes bien éloignés de l’intention première de Loisy. L’Église et l’Évangile n’a pas été écrit essentiellement pour répondre aux attaques de Harnack mais véritablement pour pousser l’Église à adapter son enseignement au progrès de la connaissance et des sciences. Il ne s’adresse pas au protestantisme libéral mais aux catholiques. Harnack n’est qu’un prétexte. Loisy a en effet écrit son livre pour « expliquer comment le principe catholique, en vertu de son inépuisable fécondité, peut s’adapter à toutes les formes du progrès humain. » Ainsi, il demande à la théologie d’adopter la théorie de développement, tel qu’il le définit, pour en découvrir toute la fécondité sans rien sacrifier à l’essentiel.

Les sept lettres qui suivent l’avant-propos sont adressées à des personnages, que désignent des fonctions ou des titres. La première revient sur L’Église et l’Évangile quand les autres traitent ou approfondissent des sujets qu’il a brièvement abordés dans son livre. La première lettre est la plus instructive : elle définit et justifie la méthode qu’emploie Loisy.

Première lettre : sur l’origine et l’objet du petit livre

Le livre de Harnack a été accueilli avec ferveur par la jeunesse catholique et avec satisfaction par des ecclésiastiques sensibles au mouvement des idées et des sciences. Ainsi, dans le milieu catholique, « l’ouvrage de M. Harnack a rencontré plutôt crédit que réserve et défiance », sans y voir les faiblesses de son système ni l’esprit foncièrement anticatholique. Loisy dénonce ainsi ceux qui auraient dû dénoncer cet ouvrage, peut-être par ignorance du péril, par incompétence ou par crainte du défi. Il a « eu honte, pour l’Église de ce silence humiliant. » Loisy n’a pas voulu se taire. Mais, l’enseignement ordinaire de l’Église est impuissant pour s’opposer à Harnack. Ce n’est que des « constructions doctrinales qui n’ont l’apparence de l’histoire. » Or, il devait « aborder ce sujet en historien. »…

Du périmètre de l’histoire

L’histoire « ne saisit que des phénomènes, leur succession et leur enchaînement ; elle perçoit la manifestation des idées et leur évolution ; elle n’atteint pas le fond des choses. » Ainsi, lorsqu’il s’agit de faits religieux, elle n’atteint que leur forme sensible avec toutes ses limitations. Comme la science, elle ne touche pas ce qui ne relève pas de la nature. Alors que « Dieu est partout dans l’histoire de l’humanité, [...] il n’est pas un personnage de l’histoire » comme il ne se montre pas au bout d’un télescope. Or, toute histoire, y compris dans l’Évangile, est une histoire humaine. « C’est comme homme, non comme Dieu, que Jésus est entré dans l’histoire des hommes. » Ainsi, l’historien ne peut traiter des aspects surnaturels des faits religieux sans néanmoins les nier. Leur « explication surnaturelle n’est pas matière d’histoire. »

Le débat porte donc sur « des faits historiques, du fait évangélique, du fait ecclésiastique, et du rapport que l’historien perçoit entre l’un et l’autre. » Son but est de montrer que les faits évangélique et ecclésiastiques sont « connexes, homogènes, intimement liés, ou plutôt qu’ils sont le même fait dans son unité durable » alors que Harnack soutenait qu’ils étaient étrangers. Loisy se place donc au point de vue de l’historien. Il affirme alors ne vouloir contester aucun dogme.

De même, un dogme ou une définition ecclésiastique ne peut être démontré par l’histoire puisqu’ils sont un produit de l’histoire, du développement du christianisme dont il s’agit de prouver. La démonstrabilité d’un fait qui est objet de foi est un présupposé aux définitions. « On peut éclairer la foi par l’histoire, mais non pas fonder l’histoire sur la foi. »

La méthode historique

Pour répondre à la critique de Harnack et à ses arguments historico-philosophiques, Loisy ne peut pas se reposer sur « l’argument d’autorité, si familier aux théologiens catholiques » ou sur « la tradition dogmatique du catholicisme ». Ils ne sont « point recevables dans l’ordre de l’investigation historique. »

Comme tout fait historique, l’historien se reporte aux anciens documents pour l’analyser selon son caractère et sa signification propre. Il n’est pas concevable d’interpréter une texte en s’appuyant sur une interprétation postérieure à sa rédaction. « Le sens des textes évangéliques est indépendant de l’interprétation qui en a été donné plus tard, au moyen d’une philosophie religieuse qui n’est pas dans la prédication de Jésus. » De même, « pour la critique », il serait arbitraire, voire faux, d’« interpréter les textes d’après ce qu’on sait maintenant du passé de l’Église. » Car les définitions dogmatiques sont le produit d’un développement qui a son germe dans l’Évangile, c’est-à-dire « de choses ou d’idées rudimentaires dont on discerne les traces dans le Nouveau Testament. » Elles ne sont qu’à l’état d’embryon. Cela ne compromet pas la légitimité de ce développement mais cela évite à l’historien de commettre des anachronismes.

Une nouvelle méthode pour répondre aux besoins des catholiques

Il est vrai que cette méthode de présenter l’histoire selon un développement est inhabituelle pour les catholiques. Des théologiens décrivent des faits historiques pour convenir aux dogmes : « ils sont ce qu’ils ont besoin d’être pour s’accorder avec la théorie. » Ils perdent alors toute leur réalité. « L’histoire des origines chrétiennes, en particulier, devient ainsi quelques choses de froid, de raide, d’abstrait, comme si l’Évangile avait été conçu en dehors de l’humanité ». Tout y est donc déterminé en avance, inséré dans un système. « Doctrine, non l’histoire ».

Or, « les jeunes intelligences que l’on façonne partout à une connaissance réelle de l’univers et de l’humanité ont besoin d’une connaissance tout aussi réelle de la religion que l’on veut leur inculquer. » C’est pourquoi « une conception non historique de l’Évangile choque tout naturellement des esprits qui ont quelques expériences de l’histoire. » La jeunesse est bien au centre des préoccupations du débat comme l’a bien compris Harnack.

Le livre L’Église et l’Évangile ne peut donc qu’inquiéter et effrayer ceux qui « ne peuvent ou ne veulent se figurer le présent et l’avenir du catholicisme que sous la forme immobile et convenue d’un passé qui n’a point existé. » Le livre n’a pas pour but de mettre fin à l’enseignement catholique mais d’en retirer ce qui est faux et d’en garder ce qui est vrai. Ainsi, est-il œuvre de vie et d’espérance.

La seconde lettre : la question biblique

La deuxième lettre porte sur des questions bibliques répartis en quatre groupes : l’intégrité des textes, l’authenticité des livres, la valeur historique des récits et le développement des idées religieuses. Après avoir défini l’objet de son travail, Loisy en vient à leurs conditions, c’est-à-dire à « l’autonomie nécessaire à la critique biblique par rapport à la théologie et au magistère de l’Église ». Loisy distingue l’étude historique des livres saints du travail de la pensée théologique et de la méditation religieuse. Chacun reste dans son domaine sans s’ignorer non plus. « Le travail critique peut être coordonné par le croyant à l’interprétation dogmatique, et il doit l’être par celui qui enseigne au nom de l’Église ; mais, en tant qu’historique et critique, il a en lui-même sa raison d’être, sa méthode, et il ne peut tenir que de lui-même les conclusions qui conviennent à sa nature propre. »

Loisy définit les rôles et les devoirs respectifs du théologien et du critique. « Ce n’est pas à l’historien, s’il est seulement historien, qu’il appartient de se prononcer sur le fond de la religion et sur l’objet de la révélation. […] Que le théologien, de son côté, cesse d’identifier l’histoire avec la théologie et de considérer ses spéculations comme la forme unique, adéquate et immuable, de la connaissance religieuse et de la science de la religion. » La critique ne peut formuler des conclusions de foi comme le théologien ne peut affirmer des conclusions de l’histoire.

Cependant, il arrive que la critique et le théologien ne présentent pas le même enseignement sur la Sainte Écriture. Mais, les paradoxes s’effacent quand le témoignage biblique est perçu comme la racine du témoignage ecclésiastique, et que celui-ci comme le développement du témoignage biblique. Ainsi, Loisy propose l’émancipation de la critique et offre à la théologie son association.

Si la théologie voit son domaine se rétrécir, elle acquiert de nouvelles capacités. Pour cela, la théologie doit développer la tradition dans le temps sans la fixer. La tradition doit-elle se rajeunir en prenant en compte la critique ? La critique, doit-elle l’accueillir tout en étant respectueuses des droits du théologien ? Ou les deux disciplines sont-elles étanches ? Ou enfin, Loisy, accepte-t-il un système de deux vérités : faux pour la critique mais vrai pour la foi ? Loisy n’aborde pas ses questions qui se dégage pourtant de sa réflexion. Tout au long du livre, il donnera pourtant des réponses…

Troisième lettre : sur la critique des Évangiles

Loisy défend la pleine et entière liberté du critique catholique « dans ses recherches et dans l’analyse historique des livres saints » à l’identique des savants non-catholiques. Les « lois de la critique sont les mêmes pour tout le monde. » Par conséquent, non seulement, il n’y a point de spécificités ni de privilèges pour le savant catholique quand il étudie un texte sacré mais aussi celui-ci doit être étudié comme tout texte historique.

Selon Loisy, l’Évangile selon Saint Jean est uniquement une œuvre de foi, entièrement symbolique, où le souci de représentation s’efface au profit du souci de signification, contrairement aux trois autres qu’il qualifie d’historiques. Néanmoins, ceux-ci ne sont pas soucieux de l’exactitude historique. « Ils visaient à produire la foi et ils interprétaient l’Évangile en le racontant. » Enfin, fruit d’un travail de rédaction et œuvres composites, ils ne se présentent pas comme des récits immédiats et équivalents de l’Évangile oral.

Quatrième lettre : sur la divinité du Christ

Pour clarifier sa pensée sur la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ, Loisy traite de ce sujet selon cinq points : le Jésus de l’histoire, la formation du dogme christologique, le rapport de l’histoire au dogme, la question particulière de la science humaine du Christ et le travail qui s’impose aux théologiens.

En tant qu’historien et selon les faits qu’il constate dans l’Évangile, Loisy trouve chez Saint Pierre et Saint Paul une distinction entre le Christ de l’histoire et le Christ de la foi. Notre Seigneur Jésus-Christ a vécu dans la conscience de son humanité et de sa vocation messianique. Mais, la définition formelle de sa divinité s’est dégagée progressivement dans la conscience de la tradition chrétienne de la notion de messie où elle existait en germe, et de l’influence divine que le Christ exerçait sur les croyants. « Aucun principe de théologie, aucune définition de l’Église n’obligent à admettre que Jésus en fait la déclaration formelle à ses disciples avant sa mort. » Cette révélation est l’œuvre du Saint Esprit par un effort contenu de la foi pour saisir de mieux en mieux un objet qui les dépasse, ce qui explique les hérésies sur ce sujet dès le début du christianisme. Ainsi, « la divinité de Jésus n’est pas un fait de l’histoire évangélique dont on puisse vérifier critiquement la réalité, mais la définition du rapport qui existe entre le Christ et Dieu, c’est-à-dire une croyance dont l’historien ne peut que constater l’origine et le développement. » Or cette croyance est absente dans l’enseignement de Jésus mais seulement présente dans le quatrième évangile, texte qui ne relève pas de l’histoire. En outre, Loisy ne voit néanmoins aucune continuité entre l’expression que Jésus s’est donnée de lui-même et la formulation du dogme. Bien que cette conclusion ne correspond pas à l’enseignement catholique, Loisy ne juge pas que cela puisse troubler la foi. « La christologie n’a pas besoin d’être enseignée expressément par Jésus pour être vraie. »

Dans l’Évangile, tout se passe dans sa vie comme si Jésus a ignoré son propre avenir et l’avenir de son œuvre. La « science illimitée du Christ », qu’enseigne l’Église, n’est pas « une donnée de l’histoire » ni celle de la tradition patristique. Elle n’existe que dans l’histoire de la théologie. En outre, cette science soulève des difficultés inextricables. Il est donc plus sage de « dire de l’enseignement de Jésus ce qui est vrai de la révélation biblique en général, à savoir que cet enseignement n’est pas donné indépendamment des conceptions sur le système du monde, ni comme si celui qui apportait la vérité salutaire avait été en dehors de l’humanité. » C’est à l’Église de « dégager constamment du symbole ancien les applications que comporte une situation qui ne cesse pas de se renouveler ».

La transformation de notre société soulève de nouveau le problème christologique. Les connaissances actuelles impliquent aux croyants de renouveler sa conception religieuse par la critique de certaines idées, comme celle de la création, de la révélation ou encore de l’incarnation. Pourtant, Loisy demande de conserver ce qui est acquis mais de traduire nos définitions dans une langue compréhensive par nos contemporains. Il est difficile de bien saisir l’intention de Loisy. Veux-t-il modifier les formules ou les idées qu’elles définissent ? La critique qu’il demande porte en effet sur l’idée et non sur sa formulation.

Cinquième lettre : sur l’Église

Loisy confirme l’idée selon laquelle l’historien ne peut démontrer que Notre Seigneur Jésus-Christ ait voulu l’Église en tant qu’institution et ne peut percevoir que la foi à cette institution et la conscience que la communauté apostolique a prise d’elle-même.  Mais, selon le théologien, il est possible de démontrer que Notre Seigneur Jésus-Christ a révélé sa divinité et a fondé l’Église. Loisy revient sur la spécificité de l’historien : « qui se borne à la considération des faits observables, c’est la foi au Christ qui a fondé l’Église ; au point de vue de la foi, c’est le Christ Lui-même, vivant pour la foi, et accomplissant par elle ce que l’historien voit réalisé. » Finalement, l’institution de l’Église par le Christ est fausse pour l’historien alors qu’elle est vraie pour le théologien.

Mais Loisy refuse cette conclusion. En tant qu’historique, l’Église n’est pas l’œuvre du Christ de l’histoire mais de Notre Seigneur Jésus-Christ ressuscité, lui aussi objet de foi. « C’est la continuité de la foi qui fait pour l’historien la continuité de l’Évangile et de l’Église. » D’autres points fondamentaux comme la primauté du pape ne découlent non plus de l’Évangile mais de la foi. « La considération historique de l’Écriture ne compromet pas plus l’autorité de l’Église qu’elle ne mine tout autre élément du christianisme vivant. Elle ne détruit qu’une chose, le mirage du raisonnement par lequel on croyait déterminer d’une manière absolue, en partant d’un texte biblique, la forme nécessaire et immuable du pouvoir ecclésiastique et que celle-ci eût été perpétuellement réalisée. » Loisy en conclue que l’Église peut encore évoluer suivant les progrès généraux de l’humanité civilisée et « sous l’influence de nécessités relatives ».

Sixième lettre : sur les dogmes

Loisy demande de se défaire de l’idée de l’immutabilité du dogme, ou encore d’une conception inconditionnée de la vérité et de l’anthropomorphisme de la révélation. La vérité se fait lentement quand la révélation n’est que la conscience acquise par l’homme de son rapport avec Dieu. Ainsi, les interprétations doctrinales se succèdent selon le besoin et visent à « maintenir l’harmonie de la croyance religieuse avec le développement scientifique de l’humanité ». Les formules ne font que canoniser la croyance aux grandes étapes de son développement. Ainsi, elles sont frappées de deux infirmités, leur relativité métaphysique et leur relativité historique. Cette dernière reflète « le travail incessant de l’intelligence croyante pour s’approprier cette représentation défectueuse et l’adapter aux conditions nouvelles de la pensée nouvelle. » La vraie foi de règle est vivante comme la foi. La vérité de la révélation n’est donc pas tout entière ni dans la Sainte Écriture ni dans la tradition, ni même dans l’enseignement actuel. Elle n’est que « l’interprétation que l’Église donne actuellement de l’Évangile. » Les croyants doivent adhérer, non à des formules imparfaites, mais à la vérité pleine et absolue qu’elles figurent.

Loisy y voit un avantage : l’accord du dogme et de la science. L’impossibilité de cette conciliation souvent soulignée ne s’explique que par l’attitude des théologiens qui s’opposent au mouvement de la science et n’attendent rien du progrès des connaissances comme si la théologie est « en état et en droit d’exercer un contrôle direct et absolu sur tout le travail de l’esprit humain. » Cette prétention crée « un danger permanent pour la foi de quiconque réfléchit un peu sur ce qu’on lui enseigne au nom de Dieu, auteur de la Bible et de l’Église, son interprète infaillible. »

La conciliation entre la foi et la science s’opère par une nouvelle attitude de l’Église à l’égard du progrès au niveau des croyants et non de l’autorité. « L’accord entre la foi et la science est toujours à réaliser ; il ne se fait point par décret de l’autorité, mais il s’accomplit et se perfectionne peu à peu par la bonne volonté des croyants qui étudient, des savants qui croient. »

Septième lettre : sur l’institution des sacrements

Selon Loisy, les Pères du concile du Trente, qui ont défini des dogmes sur les sacrements, ne voulaient pas faire de l’histoire mais avant tout de la théologie, même si la manière dont ils se représentaient les origines chrétiennes ait nécessairement déteint sur leurs canons. C’est pourquoi ils songeaient à une institution formée des sacrements par Notre Seigneur Jésus-Christ. Or, selon les connaissances acquises aujourd’hui, la théologie évoque désormais une institution médiate de certains d’entre eux.

Loisy présente pour chaque sacrement ce que nous apprend l’histoire. « La conception systématique d’un programme cultuel dressé par Jésus lui-même avant sa passion, et où les sept sacrements auraient eu leur place déterminée, avec indication de ce que la théologie scolastique a voulu appeler leur matière et leur forme, ne résiste pas à la critique. » Selon ces résultats, l’historien ne peut plus confondre le point de vue historique et celui de la spéculation théologique, « la vérité de l’histoire, chaque jour mieux connue » et « la donnée théologique matériellement comprise ». Loisy souligne donc l’abîme qui existe entre l’enseignement de l’Église et les leçons de l’histoire. Pourtant, il pense que rien n’empêche de maintenir la doctrine sacramentelle.

Conclusions

Contrairement au livre L’Évangile et l’Église, volontairement plus discret, Autour d’un petit livre insiste plus sur l’écart qui existe entre les résultats de l’histoire et l’enseignement catholique, faisant ainsi nettement éclater les insuffisances criantes de la théologie. Constatant leur ignorance, leur paresse intellectuelle et leur autosuffisance, Loisy demande aux théologiens de rénover leur science en abandonnant leurs préjugés. La foi, les dogmes, l’orthodoxie ne peuvent donc plus se confondre avec une telle théologie. Entre la vérité historique et la vérité théologique, c’est bien la première qui doit s’imposer sur la seconde contrairement à ce qu’il énonce. C’est ainsi que, jamais, ce qui juge faux du point de vue de l’histoire, Loisy ne le considère vrai pour la foi. Il ne le considère que comme un témoignage de la foi ou « vraie, d’une certaine mesure, pour la foi ». Ou encore, selon la nature des faits, comme la divinité du Christ ou sa résurrection, il les considère comme ne relevant pas de l’histoire. Ce n’est point sa divinité qui est historique mais la foi en sa divinité. C’est une évidence pour lui. Ainsi, l’historicité de faits de la Sainte Écriture est soit niée soit modifiée dans sa représentation.

Finalement, à côté du Christ de la foi, objet de foi, se présente distinct le Christ de l’histoire, objet d’histoire, un Christ terriblement diminué. Mais le Christ de la foi n’est pas non plus celui de la théologie puisque, avant tout développement de la théologie, il croit constater à la fois un développement de la foi et une action de la foi. La foi agit sur la représentation du Christ, c’est-à-dire sur son idéalisation, et sur le développement de l’institution chrétienne, sous l’effet conjugué des circonstances et de sentiments religieux. Mais, l’idéalisation s’est-elle développée au fur et à mesure des faits historiques comme support objectif de la foi ou la perception de la réalité historique s’est-elle nourrie de cette idéalisation ?...

Enfin, après avoir montré à plusieurs reprises l’abîme qui existe entre l’histoire et la théologie au profit de la première, il est difficile de maintenir la distinction entre deux disciplines, disciplines qui seraient d’égale valeur, chacune relevant d’un périmètre donné, chacune ayant sa fonction propre, comme l’affirme pourtant Loisy. Nous en concluons que la théologie est finalement subordonnée, et non associée, à l’histoire. Si le seul devoir qu’il demande à l’historien est de lui donner une attention particulière en tant qu’elle est normative à la croyance ou encore un aspect du christianisme, il exige du théologien de prendre en compte les résultats de l’historien et d’adapter son enseignement à ses résultats. C’est pourquoi, en raison de la supériorité de l’histoire sur la théologie, Loisy veut l’émancipation de l’historien de la tutelle anachronique du théologien.



Notes et références

[1] Voir Émeraude, décembre 2023, À l'origine du modernisme : L'Évangile et l'Église d'Alfred Loisy.

[2] Félix Klein, La route du petit Morvandiau, tome VI.

[3] Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 1ère partie, Albin Michel, 3e édition, 1996.

[] Loisy, Autour d’un petit livre, Avant-propos, première édition, éditeurs Alphonse Picard et fils, 1903, gallica.fr. Toutes les citations viennent de cet ouvrage.

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