" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 17 décembre 2023

À l'origine du modernisme : "L'Évangile et l'Église" d'Alfred Loisy

Nombreuses sont les voix, y compris catholiques, qui raillent l’enseignement de l’Église en matière de foi et de morale, qu’elles jugent d’un autre âge. Elles critiquent son organisation hiérarchique et centralisée, qu’elles considèrent comme un héritage d’un temps dépassé. Elles applaudissent alors toute proposition susceptible de la faire évoluer vers plus de modernité et d’ouverture, c’est-à-dire vers plus d’égalité, de collégialité et de féminisation. Certaines d’entre elles rêvent d’ouvrir l’ordination aux femmes, de supprimer le célibat des prêtres, la suprématie pontificale ou encore la hiérarchie catholique. Le deuxième concile de Vatican ne leur satisfait plus. Il est déjà trop rétrograde à leurs yeux. Emportées par leurs chimères, elles veulent davantage d’avancées concrètes et de progrès significatifs. Sans-doute, sont-elles angoissées du profond décalage qui existe entre leurs préoccupations et les positions de l’Église, ou bien, leurs revendications traduisent-elles les difficultés que connaît l’Église face aux transformations bouleversantes de notre société ? Les profondes remises en cause du modèle sociale et culturel qui ont façonné notre société et notre pensée ne les laissent guère indifférentes et ne peuvent non plus nous laisser indifférents.

Ce n’est pas la première fois que l’Église fasse l’objet de telles critiques. Quand la société se transforme profondément, on lui demande de repenser sa façon de voir le monde et de s’adapter aux nouvelles idées et mœurs qui se sont imposées. Des catholiques sensibles à l’apostolat craignent que, par sa résistance ou son immobilisme, l’Église devienne inaudible, isolée et finalement inefficace. D’autres ne comprennent pas qu’elle puisse être différente, à part ou hors de la société. Toute révolution ou mutation politique, sociale, scientifique ou métaphysique impactent nécessairement l’Église. Lorsque des critiques et revendications émanent de la sphère religieuse ou catholique, elle donne souvent lieu à des controverses théologiques, à des querelles plus ou moins violentes ou encore à des crises au sein même de l’Église. Faut-il adapter l’enseignement de l’Église à l’esprit du siècle ou la défendre, coûte que coûte, au mépris des railleries de tout genre ?...

L’une de ces crises nous intéresse aujourd’hui : la crise moderniste, « d’une étendue et d’une profondeur peut-être sans précédent – car elle est tout ensemble scientifique, métaphysique, morale, social, politique »[1]. Le développement des sciences, notamment des sciences de la religion et des méthodes historiques, et le développement du positivisme ont conduit à remettre en question le « régime intellectuel de l’Église » et à un affrontement plutôt violent au sein de l’Église. Sans-doute de nos jours, nous avons oublié cette crise qui a tant tourmenté les catholiques. Née au début du XXe siècle, elle nous paraît très lointaine, d’un autre temps. Pourtant, elle est probablement un des épisodes importants de la profonde crise qui secoue encore aujourd’hui l’Église. Il est donc difficile de ne point vouloir la connaître si nous voulons faire œuvre d’apologétique[2] et étudier les possibles conflits entre l’Église et la modernité…

D’abord une controverse religieuse entre un protestant et un catholique…

                  Adolf Harnack               
La crise moderniste commence par une controverse très circonscrite qui oppose deux intellectuels : Adolf Harnack (1851-1930), théologien protestant allemand de renommée internationale, qui enseigne à l’université de Berlin, et Alfred Loisy (1857-1940), prêtre et théologien catholique français, qui a enseigné l’Écriture Sainte et l’exégète à l’Institut catholique de Paris.

En 1902, paraît la traduction française du livre d’Harnack intitulé L’essence du christianisme. Cet ouvrage recueille les conférences que le théologien a prononcées à l’université de Berlin en 1899 et 1900. Harnack développe l’idée selon laquelle le christianisme comporte une essence éternelle que l’on doit distinguer de ses formes et de sa matérialisation historique telle que le dogme. Il conclut de ses études que « le catholicisme romain, considérée dans son ordonnance extérieure, état fondé sur le droit et sur la force, n’a rien à voir avec l’Évangile : il en est au contraire la contradiction manifeste. »[3] Il en vient ensuite à affirmer que seul le protestantisme libéral demeure fidèle à cette essence.

Loisy n’est pas indifférent à de telles attaques. Il publie la même année L’Évangile et l’Église, appelé aussi le petit livre, dans lequel il critique l’idée de l’essence éternelle du christianisme tout en proposant une interprétation des rapports entre l’Église et l’Évangile alternative à celle défendue par l’Église. « M. Harnack ne conçoit pas le christianisme comme une semence qui a grandi, d’abord planté en puissance, plus plate réelle, identique à elle-même depuis le commencement de son évolution jusqu’à son terme actuel et depuis la racine jusqu’au sommet de la tige ; mais comme un fruit mûr ou plutôt avarié, qu’il faut peler pour arriver jusqu’au noyau incorruptible. » Ainsi contre l’idée d’un noyau immuable (Évangile) incarné dans des formes évolutives (dogmes) donc historiques et par conséquent relatives, Loisy défend l’idée d’une continuité historique entre l’Évangile et les dogmes. Il en vient alors à les historiciser et par conséquent à une forme de relativisation.

Pour réfuter les idées d’Harnack, Loisy est obligé de le combattre sur le même terrain que celui de son adversaire avec les mêmes armes que les siennes, c’est-à-dire la critique historique, mais il applique celle-ci aux sources de l’Évangile avec davantage d’audace et de radicalité. Il montre alors que l’idée d’un « noyau » invariable n’est qu’une illusion. Il en vient aussi à critiquer certains points fondamentaux de la théologie catholique : l’institution formelle de l’Église et des sacrements par Notre Seigneur Jésus-Christ, sur l’immutabilité des dogmes et la nature de l’autorité ecclésiastique.

Ainsi, le livre L’Évangile et l’Église est une œuvre contre le protestantisme libéral et une apologie du catholicisme. Cependant, s’il réussit à démonter les arguments d’Harnack, ce n’est pas son succès qui s’impose dans son œuvre et qui retient l’attention mais bien les nouvelles idées qu’il propose pour faire évoluer le catholicisme vers un « néo-catholicisme ». Comme l’écrit Loisy, ce livre « représente un effort pour adapter le catholicisme théorique aux faits de l’histoire, et le catholicisme pratique aux réalités de la vie contemporaine. »[4] Finalement, « l’apologie du catholicisme était tout autant une critique de sa situation et un programme de réforme qu’il insinuait discrètement mais réellement. »[5]

Théorie du développement du christianisme contre le protestantisme libéral…

Trois ans avant la parution de son livre, sous le pseudonyme de Firmin, Loisy a déjà critiqué Harnack et un autre théologien protestant, Auguste Sabatier (1839-1901), en particulier pour s’opposer à la théorie individualiste du protestantisme libéral qu’ils représentent. Dans ses articles, Loisy défend la théorie de Newman[6] sur le développement catholique et les critères de sa légitimité. Pour discerner ces marques, « le développement légitime a besoin d’être garanti par une autorité infaillible. Autorité et révélation sont des termes corrélatifs. Qui supprime l’autorité sera fatalement rejeté dans le système de la religion naturelle et c’est bien qu’aboutissent plus ou moins ouvertement toutes les formules du protestantisme libéral. »[7] La révélation implique donc la présence d’une autorité infaillible.

Mais Newman n’appliquait sa théorie, qu’il juge comme hypothèse scientifique, qu’au seul domaine de l’idée. Loisy l’élargit à toute la religion selon un principe qui lui est cher : s’appuyer sur l’histoire pour laquelle il réclame une liberté entière

Ainsi, l’attaque de Loisy à l’encontre du protestantisme libéral est très clair. Le christianisme est une institution vivante qui a nécessairement subi des changements en raisons des difficultés et des nécessités de la vie. Or en raison de son individualisme et faute d’une autorité, le protestantisme libéral ne peut s’assurer de la légitimité de ces changements. « C'est la tradition qui garde la religion : elle ne peut la garder si elle n'a pas d'autorité, si elle n'est pas elle-même l'autorité religieuse : une religion qui cesse d'être une Église et une Église qui laisse tomber son autorité n'existeraient plus qu'en apparence. »[8] Le protestantisme libéral ignore que le christianisme est une institution sociale et supprime en fait la Révélation. Harnack fait reposer le christianisme sur la conscience quand Loisy l’appuie sur l’Église.

En outre, Harnack veut concilier la foi chrétienne avec les exigences de l’esprit scientifique de son temps au point d’en faire une foi la plus modeste qu’il peut, la réduisant à un sentiment, lequel, par nature, échappe aux prises de la critique. Ainsi, il enlève toute possibilité de conflit. Or, pour Loisy, ce n’est pas en « épluchant le christianisme » que nous trouverons l’essence du christianisme mais en regardant vivre la religion chrétienne. « Son essence ne se laisse pas fixer en un point quelconque des siècles passés ; elle n’est pas immuable, en ce sens qu’elle se développe et que ce développement, dans la mesure où elle est fidèle à ses principes internes, ne la compromet pas mais la réalise de plus en plus. » Ainsi, pour Harnack, tout développement est une excroissance du christianisme qui entraîne son abaissement progressif alors que pour Loisy, il est la loi de l’Évangile, une foi engagée de toutes parts dès sa naissance dans le temps et le milieu où elle vit et demeure.

Ainsi, pour vaincre Harnack, Loisy juge « opportun d’esquisser une histoire du développement chrétien à partir de l’Évangile, pour montrer que l’essence de celui-ci, en tant qu’essence il y avait, s’était véritablement perpétuée dans le christianisme catholique » mais cela implique « l’abandon des thèses absolues que professe la théologie scolastique touchant l’institution formelle de l’Église et des sacrements par le Christ, l’immutabilité des dogmes et la nature de l’autorité ecclésiastique »[9].

Une œuvre d’épuration de la religion chrétienne

Selon Loisy, Harnack s’appuie sur la science historique et prend dans l’histoire dite objective ce qu’il l’intéresse afin d’élaborer une théorie qui légitime sa foi particulière. Loisy utilise aussi les résultats de travaux historiques pour montrer que le protestantisme libéral fait fausse route. Or, comme son adversaire, ses choix ne sont pas sans partialité.

Mais Harnack et Loisy, n’ont-ils que de l’histoire ? Sans faire œuvre directement de théologie, les deux historiens en extirpent en effet une théologie et remettent en question les décisions théologiques. Pourtant, au-delà de leurs divergences, Harnack et Loisy prétendent se placer uniquement sur le plan historique de la doctrine et revendiquent à ce titre le droit de tenir un discours de vérité sur le christianisme aussi légitime que celui que défend la théologie ou l’enseignement de l’Église. Ainsi, soulèvent-ils la question des relations entre histoire et théologie.

Harnack et Loisy veulent donc tous les deux épurer la religion chrétienne, les idées comme les sentiments, l’un par la réduction pour revenir au noyau, l’autre par la réinterprétation pour discerner le développement légitime du christianisme. En s’appuyant sur des travaux scientifiques avec une grande liberté, Loisy propose en effet une nouvelle interprétation historique et critique de l’Évangile afin de ressortir la continuité avec le développement du catholicisme sous les aspects institutionnels, dogmatique et rituel. Or, l’interprétation qu’il propose remet en cause des points fondamentaux de l’enseignement de l’Église. Ainsi, tout en combattant le protestantisme libéral, Loisy s’attaque aussi au catholicisme tel qu’il est enseigné en présentant notamment ses défauts et ses dangers.

L’Évangile et l’Église, un livre dangereux ?

Dès sa publication, le livre L’Évangile et l’Église provoque rapidement de nombreuses critiques au sein de l’Église et des autorités ecclésiastiques, y compris parmi les catholiques progressistes.

Dans cinq articles du journal L’Univers, dont le premier parait le 1er janvier 2003, l’abbé Gayraud livre ses « impressions de lecture » sur L’Évangile et l’Église. Il y voit « les grandes lignes d’une belle apologie historique du christianisme » mais il sent aussi « sous un accord apparent de mots un profond dissentiments d’idées »[10]. Des affirmations de Loisy impliquent en fait beaucoup de remises en questions implicites.

Prenons l’exemple d’une citation bien connue de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue. » Cette affirmation est lourde de conséquence. « Si, pour Notre Seigneur Jésus-Christ, le Royaume de Dieu n’est rien de plus que la Parousie imminente, il suit que l’Église se serait établie non peut-être contre, mais en-dehors de son plan et de ses prévisions, que le catholicisme n’est produit légitime de l’Évangile qu’à la suite d’une greffe. »[11] L’abbé Gayraud en déduit « une série de questions angoissantes. L’Église ne serait donc pas une institution voulue du Christ ? Le Christ s’est donc trompé sur sa mission et sur son rôle ? Le Christ n’est donc pas Dieu ? » Le développement institutionnel, dogmatique, cultuel de l’Église ne serait finalement qu’un apport humain d’éléments étrangers à la pensée de Notre Seigneur Jésus-Christ. Il n’est donc pas l’accroissement naturel d’une substance vivante. Nous revenons à Harnack.

Pourtant, l’abbé Gayraud n’est pas opposé à l’idée d’un développement légitime du christianisme mais il dénonce l’emploi abusif de la critique. « Je ne suis pas hostile aux recherches ni à la méthode des critiques, mais je trouve qu’on va trop loin, et je crains que le criticisme n’ait pour effet de rendre suspects des travaux nécessaires et légitimes. ». Le cardinal Camus (1839-1906), évêque de la Rochelle, souligne aussi que pour bien faire de l’histoire, il faut certes de la critique sans en abuser. La critique a besoin d’être encadrée. Pour un historien catholique, c’est bien l’autorité de l’Église qui lui impose de sage limite. « Aborder les questions d’exégèse sans avoir reconnu attentivement et sans accepter la démarcation tracée par l’Église sur le terrain où on va se mouvoir, c’est risquer de se surprendre tout en coup en dehors de l’idée catholique. »[12]

Toujours selon le cardinal Camus, Loisy veut n’être qu’historien alors que la nature de son travail l’oblige à être également théologien. La théologie s’appuie sur l’histoire sans la modifier. Si on fait mal l’histoire, on fait mal la théologie. Par conséquent, il est illusoire de faire de l’histoire sur le christianisme et de la modifier sans vouloir toucher à la théologie. Comme le souligne le Père Lagrange, « il faut n’avoir jamais lu deux lignes de lui pour ignorer l’attrait invincible qui l’attire vers les problèmes théologiques. »[13] Lagrange est particulièrement très sévère à son égard car « les théories de Loisy sont aussi fatales à la foi chrétienne que celles de Harnack, et l’avantage qu’il emporte sur le terrain de l’Église n’est que sable mouvant. » Loisy sape finalement l’autorité de l’Église.

Selon le cardinal Perraud (1828-1906), évêque d’Autun, « sans-doute, dans ses pages signées par un prêtre, on ne se heurte pas à des négations formelles des vérités fondamentales sur lesquelles repose l’économie de la foi chrétienne. La méthode est, si je puis m’exprimer de la sorte, essentiellement fuyante et nuageuse. Presque à chaque page, on se demande si l’auteur a voulu dire telle chose ou me contraire, s’il entend répondre aux objections du professeur protestant, ou bien s’il se les approprie, tout en essayant soit de les atténuer, soit de les accommoder tant bien que mal aux enseignements traditionnels de la théologie catholique. C’est par là que ce livre me paraît très dangereux. »[14] Le style employé et le manque de clarté inspirent le doute chez le lecteur et soulèvent des questions sur des points fondamentaux de la foi. Le Père de Grandmaison s’inquiète aussi de l’ambigüité des formules de Loisy, formules qui amènent parfois « à considérer la doctrine, la pensée personnelle du Christ comme dépassées, et comme impossibles la manifestation (incomplète sans doute, mais enfin certaine) de sa divinité ? »[15]. En conclusion, le lecteur sort probablement de la lecture de ce livre plus troublé qu’affermi dans sa foi.

Enfin, de nombreuses critiques dénoncent les idées philosophiques de Loisy en particulier celles d’Hegel. Pour le P. de Grandmaison, sa théorie de développement ne relève pas de celle de Newman mais plutôt d’Hegel. D’autres critiques moins vigoureux y voient la doctrine évolutionniste appliquée au christianisme.

Notons que la plupart des critiques les plus sages demandent à Loisy de les rassurer sur sa foi en dissipant les équivoques qui ont pu se produire.

L’Évangile et l’Église, un livre de premier ordre ?

Avant de le faire imprimer, Loisy fait lire le livre à Mgr Mignot (1842-1918), archevêque d’Albi, qui en est pleinement satisfait. « Je viens d’achever, après mes deux retraites ecclésiastiques, la lecture de votre manuscrit. Vous n’avez pas encore écrit rien d’aussi complet ni d’aussi objectif. C’est vous dire que j’en suis fort satisfait et que je regretterai vivement que cette étude, qui est tout autre chose qu’une réfutation de Harnack, ne fût pas publiée. »[16] Il est bien conscient que le livre fera l’objet de nombreuses objections sans néanmoins être condamné. Il précise que « pour les prévenir et y répondre, certains passages pourraient être atténués, corrigés ou complétés… ».

Mgr Mignot a toujours montré une amitié indéfectible pour lui et un soutien sans faille. « Je voyais en lui un esprit puissant, capable de rendre de grands services à l’Église. »[17] Il le considère comme un grand savant et penseur catholique. Il est conscient que ses idées sont téméraires mais il demeure pour lui un défenseur de la foi. En outre, il est persuadé que l’Église n’a rien à craindre des résultats de la méthode critique appliquée à la Sainte Écriture et de la théorie du développement des dogmes. Elle est capable de répondre aux défis de la nouvelle science et du monde moderne en se plaçant dans une nouvelle perspective. Bien au contraire, il est convaincu qu’elle doit tenir compte des exigences de la pensée contemporaine. C’est pourquoi il laisse à Loisy et à tout chercheur une pleine liberté sans cependant partager leurs idées.

Lors de sa publication, quelques revues notent la qualité du livre tout en regrettant  « quelques formes d’expressions qui appartiennent au langage spécial de l’auteur et seront, je le crains, comprises par le public en un sens qui dépasse la pensée de l’auteur »[18]. Elles en soulignent l’exégèse moderne en faveur de l’Église catholique. L’un des journaux qui le défendent regrette aussi « des pages malheureuses et des affirmations qui, ainsi et sans autres explications, apparaissent absolument insoutenables ». Cependant, toujours selon ce journal, le livre renferme de pages superbes, hors paires, bien plus nombreuses. Ainsi, il considère l’œuvre comme « de premier ordre, qu’on ne saura trop admirer lorsque le livre sera corrigé ou mis au point. »[19] Plus virulent, l’abbé Dalbry de L’Observateur français s’en prend à ceux qui veulent alarmer les consciences comme s’ils avaient le monopole de l’orthodoxie. Il reconnaît que Loisy n’a pas toujours raison mais ce livre est pour lui un monument incomparable.

Conclusions

Loisy est conscient de l’abîme qui sépare l’enseignement de l’Église et les résultats de la science historique de son temps. Au-delà de son intention apologétique à l’encontre du protestantisme libéral, il propose à ses contemporains catholiques les changements nécessaires qu’ils doivent mener pour répondre à leurs exigences. Cependant, la défense de l’Église « implique l’abandon des thèses absolues que professe la théologie scolastique touchant l’institution formelle de l’Église et des sacrements par le Christ, l’immutabilité des dogmes et la nature de l’autorité ecclésiastique »[20]. Selon sa thèse fondamentale, l’Église est l’objet d’un développement continu dont l’évolution procède d’une force qui l’a fait durable afin de s’adapter au milieu dans lequel elle a grandi et qui l’influence. Si Harnack tente d’identifier l’essence du christianisme dans ce développement, c’est-à-dire un noyau invariable, Loisy considère ce développement comme l’essence même ou encore la vie même du christianisme. Finalement, ce dernier est une réalité vivante et non une institution définitivement fixée. Telle est la pensée qui porte le livre L’Évangile et l’Église.

Au début du XXe siècle, le livre de Loisy apparaît comme une véritable nouveauté qui explique probablement son succès. Les 1500 exemplaires de la première édition, publiée en novembre 1902 sont presque vendus en janvier 1903. En 1908, il est déjà à sa 4e édition. Une 5e aurait dû sortir en 1914 mais la guerre reporte sa publication en 1930. Ce succès incontestable auprès des catholiques ne s’explique pas par sa réfutation des idées de Harnack mais plutôt par le « néo-catholicisme » qui se dessine au travers des pages. Loisy répond sans-doute aux inquiétudes de nombreux catholiques qui sentent leur foi assaillie par les difficultés que soulèvent les sciences de leur temps.

Cependant, si Loisy développe une nouvelle apologétique censée répondre aux défis de la modernité, il fait rapidement l’objet de nombreuses critiques des autorités ecclésiastiques et des théologiens, conservateurs ou progressistes, qui décèlent dans son ouvrage de grands dangers pour la foi. Ces adversaires dénoncent en particulier un manque de clarté, des idées téméraires et audacieuses, des phrases équivoques, ambigües, qui soulèvent des questions fondamentales et une véritable inquiétude. Loisy remet en cause la théologie tout en prétendant ne point écrire en théologien, mais uniquement en historien. Pourtant, même ses défenseurs lui demandent de corriger certaines tournures et de clarifier sa position tout en louant sa science et la pertinence de ses vues. Est-ce par prudence qu’il use d’un tel stratagème ? Ou cherche-t-il à semer le doute pour mieux imposer sa pensée ? Loisy est bien conscient de la véritable révolution qu’il veut mettre en œuvre. Il accusera souvent ses adversaires de ne pas être prêt aux efforts qu’il leur demande. Pourtant, il soulève des questions fondamentales auxquelles il ne répond pas. 

Le 17 janvier 1903, à partir d’un rapport et d’une commission, le cardinal Richard, archevêque de Paris, condamne L’Évangile et l’Église déclaré « de nature à troubler gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l’enseignement catholique ». Loisy s’incline. Cependant, pour répondre aux critiques et sur la recommandation de ses défenseurs, il écrit un deuxième ouvrage censé apporter les éclaircissements dont tous attendent de l’auteur. Malheureusement, au lieu d’apaiser les inquiétudes, ce nouveau livre, intitulé Autour d’un petit livre, allait engager la polémique dans une nouvelle phase, dans une violente crise qui aboutira à sa condamnation par le pape…

 



Notes et références

[1] Maurice Blondel, Annales de philosophies chrétiennes, CLIV, septembre 1907 dans Le modernisme comme controverse, Un des registres de la querelle, Yves Palu, dans Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 (n°25), éditions Société d’Études soréliennes.

[2] Dans un article plutôt ancien, nous avons abordé la crise moderniste quand nous avons traité les théories du développement du dogme. Voir Émeraude, article « les théories du développement du dogme : Harnack, Loisy et Bultmann », février 2015.

[3] Harnack, Wesen des Christentums, 1900, dans, Émile Poulat, 1ère partie, Albin Michel, 3e édition, 1996.

[4] Loisy, Choses passées, 1913.

[5] Emile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 1ère partie, VI.

[6] Voir Émeraude, janvier 2018, article « Le commonitorium de Saint Vincent de Lérins ».

[7] Alfred Loisy, La crise de la foi dans le temps présent, 77, Essais historiques et de philosophies religieuses, volume 144, Brepols, 2009.

[8] Loisy, Les preuves de la Révélation chrétienne, dans Revue du clergé français, 15 mars 1900 dans La Pensée religieuse d'Alfred Loisy, Pierre Guérin, Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 37e année n°4, 1957.

[9] Loisy, Mémoires, II dans La Pensée religieuse d'Alfred Loisy, Pierre Guérin.

[10] L’Univers, 1er, 2, 4 et 9 janvier 1903.

[11] Emile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 1ère partie, VII.

[12] Cardinal Camus, Vraie et fausse exégèse, 1903.

[13] P. Lagrange, Revue biblique, avril 1903.

[14] Cardinal Perraud, lettre au doyen Charaux, La Question biblique, L’Univers, 6 février 1903.

[15] P. de Grandmaison, L’Évangile et l’Église, dans Études, 20 janvier 1903.

[16] Mgr Mignot, Lettre à Loisy, 17 septembre 1902, dans Mémoire, Loisy, II.

[17] Mgr Mignot, Journal, 1915, dans Mgr Mignot et M. Loisy, Louis de Lagger, Revue d’histoire de l’Église de France, année 1933, 83.

[18] G. Fonsegrive, Notes biographiques, dans Quinzaine, 1er décembre 1902.

[19] Abbé Naudet, La Justice Sociale, 17 janvier 1903.

[20] Loisy, Mémoires, II dans La Pensée religieuse d'Alfred Loisy, Pierre Guérin.

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