Hegel a élaboré un système dont le but est de
tout expliquer, y compris le christianisme. Dans le monde qu'il a construit, où la pensée et la
réalité se confondent, chaque chose est en mouvement et porte en soi le moteur
de son mouvement. Dans l'hégélianisme, la dialectique est le moteur de la pensée et de toute réalité.
Tout s’explique par la dialectique hégélienne. Après avoir porté notre regard
sur Hegel [5], nous allons désormais nous tourner vers un de ses plus lucides
opposants, Kierkegaard. Face à la spéculation toute puissante de l'idéaliste, Kierkegaard pose
l’existence et par là pourfend l’hégélianisme et tout système rationaliste.
Mais emporté à son tour par sa pensée, il finit lui-aussi par s’égarer. Avec
lui, nous tombons alors dans l’irrationalisme…
Kierkegaard
(1813-1855), un penseur religieux tourmenté
Protestant
danois, élevé dans une atmosphère très dure, dominé par les idées de péché et
de devoir, Kierkegaard a abandonné toute pratique religieuse dès qu’il est sorti
de la tutelle paternelle. Après une vie dissipée, il retrouve une vie
religieuse fervente. Mélancolique et solitaire, d’une personnalité tourmentée,
il vit en-dehors de tout cadre établi. Indépendant, il écrit aussi beaucoup de
livres et se lance souvent dans des polémiques parfois violentes. « Le jour, il fréquente le monde, où son
esprit lui permet de briller. La nuit, il médite et il écrit, surexcité par
l’affluence de ses pensées »[1].
Il se considère comme un penseur religieux dont l’objectif est de rendre ses
contemporains plus attentifs au christianisme tel qu’il le considère,
c’est-à-dire fortement imprégné de protestantisme. Enfin, dans la dernière
année se sa vie, il se pose comme un adversaire acharné de l’église protestante,
d’un protestantisme officiel, institutionnel. Il délaisse les subtilités de la
pensée pour lancer des attaques d’une extrême violence. Il prône un
christianisme de pure intériorité, en particulier indépendant de l’État.
L’histoire
de cet homme a fortement pesé sur ses pensées. Kierkegaard a vécu une enfance
imprégnée d’une éducation religieuse austère et étouffante. Il ne cessera
jamais de dénoncer ce christianisme qui a fini par oublier la vie intérieure au
profit du conformisme social. Toute sa vie, il luttera pour donner sens à
l’existence. Et l’existence ne se réduit pas à un concept abstrait. L’homme se
définit par son existence, une existence qui rencontre des épreuves, des ruptures, des
souffrances. Il demande surtout de consentir à l’effort requis par l’existence
même. L’existentialisme est né de sa douloureuse expérience.
Les
contradictions de l’hégélianisme
Kierkegaard
pose les limites de la raison et les contradictions de la pensée hégélienne.
Hegel fonde sa philosophie sur la capacité de la raison de construire un système qui par
lui-même doit tout expliquer. Or la raison est impuissante par elle-même à le
définir, c’est-à-dire à en poser les limites. Car il faut bien arrêter la
réflexion qui en soi est infinie. « La réflexion ne peut être arrêtée que par quelque chose d’autre, et
cette autre chose est tout différent du logique car c’est une décision ».
En outre, un système ne peut être totalement explicatif que s’il est achevé.
Mais est-il vraiment fini ? Non, il est toujours en voie de développement.
Ainsi son incomplétude est la marque d’une profonde contradiction. Ce qui est
finalement proposé n’est pas vraiment un système mais l’effort d’un homme vers
le système.
Kierkegaard
montre alors toute l’absurdité de cet effort. Hegel introduit le mouvement dans
la logique. Or la logique est intemporelle. Elle est incapable de comprendre le
mouvement. « N’est-il pas
extraordinaire de poser le mouvement comme base d’une sphère où il est
impensable, ou de laisser le mouvement expliquer la logique, alors que la
logique ne peut pas expliquer le mouvement ? » Bergson précisera
à son tour l’incapacité de la raison de concevoir la durée. Elle ne perçoit que
l’instant sous forme spatiale. Or sans durée, il n’y a point de mouvement. La
raison ne comprend le mouvement que sous la forme d’une succession d’instants.
L’impossibilité
de concevoir l’existant
La
pensée ne conçoit l’être que hors du temps. Ainsi elle ne conçoit la réalité
que sous la forme de la possibilité. En un mot, elle ne conçoit que des
essences. Or « l’existence est ce
qui sépare ». La réalité contient des alternatives que la pensée ne
peut concevoir. Dans la vie réelle, telle chose est choisie à l’exclusion d’une
autre. La réalité est finalement un champ restreint des possibilités qui en
fait n’en sont plus. Ainsi est-elle concrète contrairement à la pensée
qui évolue dans l’abstraction, dans le champ de toutes les possibilités. La
réalité est le monde du non-choix. Une chose est ou n’est pas. Une action est
entreprise et pas une autre.
Pour
exister, la pensée abolit donc la réalité. Contrairement au principe fondamental
de l’hégélianisme, nous ne pouvons pas confondre la réalité et la pensée.
« La réalité ne se laisse pas
exprimer dans le langage de l’abstraction, car le plan où celle-ci se tient
n’est pas celui de la réalité, mais celui de la possibilité. L’abstraction ne
peut se rendre maîtresse de la réalité qu’en l’abolissant : l’abolir
signifie justement la transposer en possibilité. » La
pensée songe aux êtres abstraits, purs, intemporels, sans aucune alternative quand la réalité pose des êtres individuels, concrets.
Il est important
de constater que le philosophe qui construit le système ne s’y inclut pas. Il
prône l’objectivité et se désintéresse de lui mais nous arrivons à un système
qui ne peut pas le comprendre. Paradoxe significatif. Le système peut tout
expliquer sauf lui-même !
Kierkegaard
en conclut donc en l’impossibilité rationnelle de définir un système capable d’expliquer l’existence.
La spéculation est en fait incapable de penser l’existence, de l’expliquer, de
le démontrer. Il rappelle Aristote qui avait montré que l’individu n’est pas
conceptualisable. « Qu’un penseur
abstrait démontre son existence par sa pensée, c’est une étrange contradiction,
car dans la mesure où il pense abstraitement, il fait abstraction précisément
du fait qu’il existe ». La pensée ne peut concevoir que du général.
Elle ne peut expliquer que le champ des possibilités.
Nous
pouvons peut-être mieux comprendre le problème de la science quantique lorsqu’elles
doivent interpréter ses résultats dans le monde réel. Le problème se trouve
justement dans le passage entre l’infiniment petit, qui n’est concevable qu’au moyen de la pensée, et notre dimension sensible directement connue. En concevant la nature sous forme purement mathématique, cette science ne peut parvenir à
l’existant.
L’absurdité
de la méthode hégélienne
Selon
Kierkegaard, la raison ne peut donc démontrer l’existence. Le christianisme
n’est donc pas démontrable. S’il contient une doctrine, il n’est pas « une doctrine philosophique qui veut
être comprise spéculativement ». Il n’est pas un système. Il est donc
absurde de vouloir spéculer sur son sujet. Le christianisme est « une doctrine qui veut être réalisée dans l’existence ».
Kierkegaard
considère donc absurde le fait de vouloir justifier le christianisme par une
démarche rationnelle. Cela révélerait un manque ou une perte de foi. Le fait
de chercher des preuves rationnelles signifie en effet qu’on ne croit plus. Le
fait de démontrer la vérité du christianisme conduit à cesser de croire.
Certes, la foi disparaît si la raison devient le fondement de l’adhésion au
christianisme. Mais il est légitime de vouloir montrer que la foi n’est pas
incompatible avec la raison. La foi est en effet raisonnable.
Il
est alors facile de comprendre l’absurdité de la méthode hégélienne. Hegel ramène le christianisme à une simple doctrine et l’enferme dans des concepts. Par cette abstraction, il en oublie
l’essentiel. Il peut alors intégrer le christianisme dans son système. Il lui
reconnaît une certaine « vérité »
pour ensuite la dépasser. Il le conçoit comme une étape du développement de
l’Esprit. « On a dit beaucoup de
choses bizarres, pitoyables et révoltantes sur le christianisme, mais la chose
la plus bête qu’on ait jamais dites est qu’il est vrai jusqu’à un certain
degré. »
La
pensée subjective
Pour
s’opposer à l’hégélianisme, Kierkegaard focalise sa pensée sur l’existence.
C’est pourquoi il est considéré comme le père de l’existentialisme.
Il
distingue la pensée objective de la pensée subjective. « Au lieu que la pensée abstraite a pour tache
de comprendre le concret, le penseur subjectif a pour tâche de comprendre
l’abstrait. La pensée abstraite détourne son regard des hommes concrets au
profit de l’homme en soi ; l’abstraction « être un homme », le
penseur subjectif la comprend concrètement : être tel homme particulier
existant. » le penseur objectif ne songe pas à l’homme qui
pense contrairement au penseur subjectif qui pose un sujet pensant et quelque
chose qui est pensée. Le penseur subjectif doit en fait se comprendre lui-même
dans l’existence. Il pense ainsi en relation avec lui-même alors que le penseur objectif est désintéressé. Il prend donc conscience de lui-même et de tous
les problèmes de l’existence. Il est finalement passionné.
Le
penseur subjectif doit aussi affronter les contradictions dans lequel l’homme
se débat. « L’existence est une
énorme contradiction dont le penseur subjectif ne doit pas faire abstraction,
mais dans laquelle au contraire il doit rester. » Et face à ces
contradictions, l’homme doit nécessairement choisir.
Par
conséquent, la vérité objective qui est le but de la pensée objective est sans
intérêt. L’important est d’être dans la vérité, c’est-à-dire d’atteindre la
vérité subjective au sens d’appropriation, d’intériorité, ce que peut saisir le
penseur subjectif.
Ainsi
concernant Dieu, le penseur subjectif est plus préoccupé des rapports qu’il
doit entretenir avec Dieu que la connaissance de Dieu. La pensée
objectif ne peut en fait atteindre Dieu puisqu’« Dieu étant sujet, n’existe qu’intérieurement pour la subjectivité ».
La foi est finalement « la pointe de
la pensée subjective ».
L’homme
est un devenant
Insistons
sur une des catégories de la pensée de Kierkegaard : « le devenir est l’existence même du penseur ». La réalité
laisse l’homme devant des alternatifs. Chaque fois que l’homme choisit quelque
chose, c’est lui-même qui se choisit. « Se choisir soi-même » est la définition même de la liberté.
Quand nous choisissons le péché, nous nous choisissons coupables. Pour
être libre, faut-il alors sortir de son indifférence pour choisir de se choisir.
« La grandeur de l’homme ne consiste
pas à être ceci ou cela, mais soi-même, et tout homme le peut quand il veut ».
Selon
certains commentateurs, Kierkegaard en vient à opposer le « devenir chrétien » à l’« être chrétien », opposition qui
fait de l’individu la catégorie centrale de son christianisme. Il reprend, en
le dénaturant, un des arguments de Tertullien : « on ne naît pas chrétien, on le devient ».
En fait, dans ses propos, nous retrouvons son hostilité envers l’église
protestante institutionnelle et le conformisme social qui détermine
socialement le fait d’être chrétien. Nous sommes loin de la pensée de
Tertullien.
Les
trois sphères d’existence
Selon le degré de liberté, Kierkegaard distingue différentes types d'existence : « il y a trois sphères d’existence :
l’esthétique, l’éthique et la religieuse ». Ce
sont différents modes de vie hiérarchiques qui se déterminent par leur fin. Ces
sphères s’excluent strictement.
La
sphère esthétique est une vie dissipée, toute entière consacrée à la
jouissance. Il vit dans le présent sans rapport avec l’éternité. C’est la
sphère du penseur objectif. Il ne s’approprie pas de la vérité qu’il contemple.
Il ne la vit pas. Il ne se choisit pas. Par conséquent, il n’existe pas, il n’est
que possible. Nous sommes donc au stade de la sensation, de l’immédiateté de
l’instant, du désespoir… « Tout est
retranché, sauf le présent ; quelle merveille alors qu’on le perde dans la
perpétuelle angoisse de le perdre ! »[2]
La
sphère éthique est une vie sérieuse dont le premier souci est l’accomplissement
du devoir. Engagé dans l’existence, l’homme s’est approprié de son devoir. Il
s’est donc choisi. Il existe donc de façon authentique. Mais s’il s’affirme en
tant qu’individu, il s’est aussi établi dans le général que trace le devoir. Il
est donc à la fois homme unique et général. « Nul n’est comme lui, et en même temps il est
devenu général. » Kierkegaard considère cette sphère comme « l’art véritable de la vie » mais
l’homme n’atteint pas sa plénitude, le but suprême de sa vie.
La
sphère religieuse est celle où l’homme existe au plus haut point. Il vit selon
la foi, c’est-à-dire selon un mouvement passionné de la volonté qui vise la
béatitude éternelle. Or la Révélation va à l’encontre de la raison. Le dogme de l'Incarnation - Dieu fait
chair, l’infini né dans le temps - est défini comme le paradoxe absolu. « Perdre la raison pour gagner Dieu, c’est
l’acte même de croire ».
Contrairement à Hegel qui intègre la contradiction dans la raison, Kierkegaard
l’exclut de la raison tout en l'acceptant. Le paradoxe est au-dessus de la raison. L’homme
doit donc le maintenir en lui sans chercher à le résoudre. Kierkegaard
considère Notre Seigneur Jésus-Christ comme le Paradoxe absolu. La foi est de
l’ordre du paradoxale. « La foi est au-dessus
de la raison. […] La foi ne peut donc
pas être prouvée, fondée, conçue car il lui manque l’articulation qui rend
possible un enchaînement, ce qui ne veut rien dire d’autre sinon qu’elle est un
paradoxe. » [3] Le paradoxe naît du rapport qui existe entre la vérité éternelle et l’existence
humaine.
Cette
vie est alors souffrance, un « crucifiement
de l’intelligence ». Mais en prenant conscience du péché et en se
tenant ainsi devant Dieu, l’homme approfondit son individualité. « Oser à fond être soi-même, oser réaliser un
individu, non tel ou tel, mais celui-ci, isolé devant Dieu, seul dans
l’immensité de son effort et de sa responsabilité, c’est là l’héroïsme
chrétien ».
Il
est possible de passer d’une sphère à une autre même si elles sont séparées par
l’abîme. Kierkegaard parle de « saut
existentiel ». Contrairement à Hegel, il ne conçoit ni conciliation,
ni synthèse. L’homme peut réaliser ce saut en un instant par un acte de
liberté. Aucune logique ne peut le contraindre à passer d’une sphère à une autre.
Personne ne peut le faire pour lui. Cependant, il est possible de s’y préparer.
Cette sorte de préparation est une dialectique au sens qu’elle est
existentielle. Son rôle est de faire prendre conscience de l’insuffisance et de
l’inconsistance des sphères inférieures. Dans sa sphère esthétique, cette
préparation est l’ironie clairvoyante ; dans sa sphère éthique, elle est
l’humour.
En conclusion, Kierkegaard
a le mérite de montrer toute la faiblesse d’une philosophie idéaliste, et notamment l'hégélianisme, en recentrant les questions sur l’homme concret, sur son
existence. Il a aussi le mérite de s’opposer à une forme de christianisme vide
de spiritualité et de vie, fait de conformismes et de contraintes.
Mais
à force d’insister sur le « vécu »
de l’homme, il en vient à dénigrer la
raison et la doctrine chrétienne. La connaissance rationnelle est qualifiée de
« fantasmagorie »[4].
Il dénie toute certitude à la connaissance naturelle. Il conduit au scepticisme.
S’il faut dénoncer l’ambition d’Hegel de construire un système philosophique
totalitaire, il est encore plus condamnable de construire une philosophie
sans système. Car naturellement, la spéculation tend à une forme systématique. Elle
se construit, s’organise et tend à former un système cohérent. N’est-ce pas un des principes de la philosophie ? Kierkegaard s’égare dans une critique
radicale contre la raison au point de déraisonner. Alors qu'il attaque les prétentions de la raison, il n’échappe pas non plus à la
raison et à ses dangers. Tout en condamnant l’intellectualisme, il intellectualise à son tour et raisonne
avec des notions bien abstraites.
Références
[1] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie contemporaine, chapitre I, II, Beauchesne, 1960. Toutes les citations sauf exception sont tirées de cet ouvrage.[2] Kierkegaard, L’Alternative, cité dans Problèmes et grands courants de la philosophie de Louis Jugnet, éditions de Chiré, 2013.
[3] Kierkegaard, Post-Scriptum aux Miettes philosophiques cité dans Le Monde des religions, article "3 clés pour comprendre Soren Kierkegaard" de Henri de Monvallier, 21 décembre 2011.
[4] Kierkegaard, Post-Scriptum cité dans Problèmes et grands courants de la philosophie de Louis Jugnet.
[5] Voir Émeraude, articles "L'idéalisme allemand au XIXe siècle", "La dialectique hégélienne", "Le mirage de l'hégélianisme", octobre 2014.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire