" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 10 décembre 2014

Kant et le criticisme

Kant s’oppose au dogmatisme de Wolf et au scepticisme de Hume. Le premier formalise une certaine métaphysique abîmée de rationalisme quand le second refuse non seulement toute métaphysique mais aussi toute science. L’un et l’autre ruinent aussi toute morale. Kant développe une nouvelle philosophie souvent appelée kantisme ou criticisme. Il « consiste à échapper au scepticisme en ruinant le dogmatisme qui lui fournit les armes, et à déboucher sur une forme originale d’idéalisme »[1]. Kant se heurte à ces philosophes et tente d’apporter des réponses, ces réponses elles-mêmes ouvriront la porte à d’autres erreurs…

Synthèse du kantisme

Kant ne remet en question ni la science ni la morale. Ce sont deux faits indubitables. Il y a des connaissances vraies et des obligations vraies qui s’imposent à toute conscience raisonnable. Il se pose alors deux questions. Comment la science et la morale sont-elles possibles ? Comment les concilier, l’une supposant la nécessité des lois naturelles, l’autre la liberté des actes humains ? Pour y répondre, il expose une méthode : la critique de la raison sous deux aspects : spéculatif et pratique. La raison spéculative permet de connaître ce que nous pouvons savoir, la raison pratique, ce que nous devons faire. L’une fonde la science, l’autre la moralité.

La nécessité des lois scientifiques ne provient pas de l’expérience mais de notre esprit qui applique certaines lois générales de notre pensée aux choses pour les percevoir et les comprendre. Ce sont des lois a priori indépendantes de l’expérience et de toutes conditions expérimentales. Ainsi nous ne pouvons pas connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes mais seulement ce qui nous apparaît en soumettant les phénomènes à nos propres lois. Nous ne pouvons pas connaître les choses en elles-mêmes par raison pure. Il s’oppose donc à Wolf. Puis les lois sont nécessaires puisque l’expérience ne valent que par la soumission aux lois de l’esprit. Il s’oppose ainsi à Hume.

Mais Kant accomplit une véritable révolution qui dépasse même la philosophie. Il en est conscient. Il lui donne un nom : « révolution copernicienne ». Avant lui, les philosophes pensaient que l’esprit devait se régler sur les choses pour les connaître. Kant dit le contraire : c’est l’objet qui se règle sur l’esprit pour pouvoir être connu. « La connaissance de l’objet doit à présent dépendre de celle du sujet, et c’est le sujet qui lui donne sa consistance. »[2] L’objet de la connaissance est en effet scindé en deux choses :
  •          le noumène[6], chose en soi ;
  •          le phénomène[3], chose pour moi, représentation de la chose.

L’objectivité et donc la vérité ne sont donc plus l’adéquation entre la chose en soi et sa représentation. Kant les renferme dans l’étude des représentations particulières et universelles de la chose. L’idée du kantisme est de considérer que :
  •          les noumènes existent mais sont inconnaissables ;
  •          les phénomènes sont les seules choses que l’homme peut connaître.

Ainsi la nécessité n’est pas incompatible avec la liberté. La nécessité s’applique en effet sur les phénomènes alors que la liberté s'exerce dans le monde des choses en soi.

En outre comme la raison a des lois pour connaître, elle a aussi des lois pour guider l’action. Le devoir est une règle d’action qui émane a priori de la raison. La conscience se donne donc elle-même ses lois. Le devoir n’a besoin d’aucune justification, d’aucun fondement puisqu'il s’impose par lui-même à tout être raisonnable. Étant absolu, il justifie ses conditions. Elles ne peuvent être connues de manière certaine puisqu'elles appartiennent au monde des choses en soi donc inconnaissable selon la critique de la raison pure. Nous devons donc admettre et tenir pour vrai ce qui est impliqué par le devoir, ce qui est exigé pour rendre possible la vie morale. Il faut les poser par un acte de foi. Ce sont des postulats de la raison pratique. Ce sont des principes de base, non justifiables, qui servent au raisonnement. Ce sont la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Ce sont des vérités sans lesquelles l’homme ne peut pas bien vivre.

Le problème critique

Kant commence par un fait observable : l’expérience ne peut pas fournir toute la connaissance. Elle ne peut que nous faire connaître des choses particulières, contingentes, sur un certain nombre de cas observés. Tout ce qui est nécessaire et universel ne peut pas provenir de l’expérience. 

Kant distingue deux sortes de jugements : le jugement analytique et le jugement synthétiqueIl définit un jugement analytique quand le prédicat est inclus dans le sujet de manière confuse et implicite de telle sorte que l’esprit n’a qu’à analyser le sujet pour pouvoir porter le jugement en vertu du principe d’identité. Il a un rôle d’éclaircissement, de développement, d’explicitation. Il apporte clarté et distinction. Mais il ne fait pas progresser la connaissance puisqu’il n’apporte aucune acquisition nouvelle. Le jugement n’est qu’explicatif. Un tel jugement n’est qu’a priori. Il n’a pas besoin de recourir à l’expérience.

Un jugement est dit synthétique lorsque l’esprit rapporte au sujet un prédicat qui n’est pas contenu en lui. Il apporte seule une nouvelle connaissance. Il étend donc notre connaissance. Il est extensif. Il peut être aussi bien a priori qu’a posteriori. L’expérience peut fonder un jugement synthétique a posteriori. La difficulté réside dans le jugement synthétique a priori. Il ne peut recourir ni à l’expérience puisqu'il est a priori ni au principe de raisonnement puisqu'il est synthétique. Kant tente d’élucider cette difficulté. Qu’est-ce qui permet de fonder un jugement synthétique a priori ? Toute la critique de la raison pure dérive de cette question…

Les axiomes mathématiques, le principe de causalité, les principes physiques sont des jugements synthétiques a priori. La métaphysique en contient aussi. Mais Kant considère que les mathématiques et la physique sont incontestablement des sciences, ce qui n’est pas le cas de la métaphysique. Par conséquent, cette dernière doit faire l’objet d’une critique pour devenir une science. La critique est donc une « préface obligée », une « propédeutique », ou encore un « prolégomène ». La critique cherche les sources et les limites de la connaissance a priori. Elle a pour objet la raison en tant qu’elle juge a priori la nature des choses.

La méthode critique : l’analyse transcendantale

La méthode qu’utilise Kant est l’analyse transcendantale. « J’appelle transcendantale toute connaissance (recherche ou méthode) qui s’occupe non pas des objets, mais de nos concepts (représentations ou jugements) a priori des objets. » Ce n’est ni les propriétés de l’être qui se trouvent dans tout être comme l’unité, la vérité, la bonté, ni ce qui existe en soi, hors de l’esprit. Ce qu’il appelle transcendantal est immanent. Le transcendantal n’est pas logique. Selon Kant, la logique ne s’intéresse pas à la vérité de la connaissance. Elle garantie la cohérence interne de la pensée en posant les lois sans lesquelles il n’y aurait pas de pensée. Le transcendantal concerne la connaissance et sa vérité quand il s’agit de connaissances a priori. « Toute connaissance a rapport à un objet, et quand la connaissance est a priori, son rapport à l’objet est assuré non par l’expérience, mais par des principes que Kant appelle transcendantaux. »[4] Le terme de transcendantal est finalement tout ce qui concerne la connaissance a priori des objets.

Le terme d’analyse doit être compris dans un sens logique. Il s’agit de remonter d’un fait à ses causes, d’une conséquence à ses principes. « L’analyse consistera donc à remonter du jugement effectué aux principes d’où il dérive, qui l’expliquent ou le fondent. »[5]

La recherche est orientée vers le sujet connaissant puisque son objet est la connaissance a priori donc élaborée par l’esprit indépendamment de toute expérience. Elle n’est pas d’ordre psychologique. Il procède par voie rationnelle.

Kant discerne trois fonctions de connaissance : la sensibilité, l’entendement et la raison. Il applique la critique sur ces trois plans, donnant successivement l’esthétique transcendantale, qui fonde la science mathématique, l’analytique transcendantale, qui fonde la science physique et enfin la dialectique transcendantale, qui démontre l’impossibilité d’une métaphysique dogmatique...





Références
[1]
Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963, chapitre VI.
[2] Initiation à la philosophie moderne, CTU 2012-13, Kant et le criticisme.
[3] Phénomène : du grec « fainomenon »« ce qui apparaît ».
[4] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, chapitre VI.
[5] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, chapitre VI.
[6] Terme ancien qu'utilise Platon pour désigner les "Idées". Il provient du terme grec "nooumenon', qui signifie "ce qui est su".

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