" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 15 décembre 2014

La critique de la raison pratique : le devoir moral


Dans la critique de la raison pure, Kant veut montrer que dans la connaissance, les choses se règlent sur l’esprit et que les choses en soi sont inconnaissables. Dans la critique de la raison pratique, il commet la même inversion : ce n’est pas le bien qui détermine le devoir mais le devoir qui détermine le bien. Dans le premier cas, la métaphysique n’est pas source de connaissance, dans le deuxième cas, elle ne fonde pas non plus la morale.



Fondements de la métaphysique des mœurs

Pour les philosophes classiques, chrétiens compris, la morale est fondée sur l’idée du bien. Une action est bonne ou mauvaise selon qu’elle est ou non conforme à la finalité naturelle de l’homme qui le porte vers une fin dernière, un souverain bien. Le sceptique refuse de voir tout bien ou toute règle universelle. Ils identifient la morale à la satisfaction d’un plaisir ou d’un intérêt. Kant rejette ces deux positions car elles ne peuvent pas fonder une obligation.

Pour Kant, la morale d’un acte dépend uniquement de sa forme, c’est-à-dire de l’intention qui l’anime, de la conformité avec le devoir dicté par la raison. Cela conduit à la notion de la bonne volonté. Qu’est-ce que la bonne volonté ?

Une volonté est dite bonne si elle est droite, c’est-à-dire si elle a l’intention d’agir par devoir. Une œuvre accomplie par inclination ou par nécessité est sans valeur morale. « L’action d’une œuvre n’est bonne que dans la mesure où elle est accomplie par pur respect du devoir, à l’exclusion de tout motif tiré de la nature et de la sensibilité. »[1]
La bonne volonté nous renvoie donc au respect comme principe subjectif de la moralité et au devoir comme aspect objectif de la moralité. Kant n’admet que le respect comme le seul mobile de la moralité. « C’est une soumission de la volonté à la loi, accompagnée de la conviction qu’on se grandit en obéissant. Par le respect s’établit une harmonie entre le plan rationnel et le plan sensible, une imprégnation de la sensibilité de la raison. »[2]

La bonne volonté nous conduit donc au devoir. Qu’est-ce que le devoir ? C’est une loi a priori qui émane de la raison et qui s’impose à tout être raisonnable. C’est un « fait rationnel » qui se traduit dans la conscience par « l’impératif catégorique », c’est-à-dire par un absolu, qui vaut par lui-même. C’est un commandement de la moralité. 

Comme Kant définit un jugement vrai comme étant valable pour tout être raisonnable, de même il établit une maxime bonne si elle est valable pour toute conscience. L’universalité constitue la rationalité. Une loi érigée en loi universelle est donc rationnelle et objective. Ainsi établit-il le premier fondement : « Agis uniquement d’après une maxime que tu puisses ériger en loi universelle. » A partir de cette maxime, il en définit d’autres qui nous renvoient vers l’idée fondamentale de l’autonomie de la volonté.

La loi morale ne peut jaillir que du sujet lui-même. Cependant, il ne se donne pas à son gré sa morale, ce qui lui donnerait une certaine relativité. La loi morale est une loi de sa volonté en tant que volonté, une loi générale de toute volonté.

Le devoir s’impose en nous par nous. La volonté se donne à elle-même sa loi. En cela consiste sa liberté. La liberté consiste à déterminer soi-même la loi de son action. « Obéir au devoir n’est donc jamais une contrainte qui s’exerce sur la liberté – au contraire, c’est la liberté elle-même. La liberté c’est cette faculté d’autonomie que nous possédons et qui nous empêche d’être le jouet de nos sentiments et de nos affections, et nous permet au contraire, grâce à la bonne volonté, de nous imposer à nous-mêmes le respect du devoir. »[3] La liberté et la moralité sont donc identiques. Or la liberté est inexplicable et inconditionnée. « Mais nous comprenons au moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut raisonnablement exiger d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre aux limites de la raison humaine. »

Les postulats de la raison pratique

Dans la Critique de la raison pure, Kant a montré l’impossibilité rationnelle de fonder la métaphysique, faute d’intuition intellectuelle. Mais dans la Critique de la raison pratique, il veut montrer que le devoir peut fonder des thèses métaphysiques. Dans son premier ouvrage, il traite de l’acte de la connaissance, dans l’autre, de l’acte de la foi. Ces thèses sont les « postulats de la raison pratique ».



Ce sont en effet des postulats au sens où ces thèses ne sont pas démontrables ou justifiables par des motifs théorique. Elles sont exigées par la raison pratique car elles sont les conditions de la vie morale. Par conséquent, nous jugeons qu’elles existent par un acte de foi. Selon Kant, ces thèses n’augmentent en rien notre connaissance. C’est « une libre détermination de notre jugement, avantageuse pour la moralité ». Donc c’est une affirmation libre, volontaire, motivée par des avantages moraux qu’elle comporte. Mais ce principe de jugement est fondé sur le devoir et non sur l’inclination. « L’honnête homme peut dire : je veux qu’il y ait un Dieu […] A cela, je m’attache fermement, et ce sont des croyances que je ne laisse pas enlever ; car c’est le seul cas où mon intérêt, dont il n’est pas permis de rien abattre, détermine inévitablement mon jugement. » Tout être raisonnable doit le penser. La conscience morale doit l’affirmer. Cette affirmation est « valable universellement » et par conséquent elle est objective. Ainsi la raison pratique est supérieure à la raison pure.

« Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté et de l’existence de Dieu ». Commençons par la liberté le premier postulat. La moralité nécessite en effet la liberté. Sans liberté, point de vie morale. Donc pour pouvoir vivre moralement, nous devons nous croire libres. La liberté n’est pas dans le monde des phénomènes comme nous l’avons vu dans la Critique de la raison pure. Elle n’est pas soumise à nos catégories. Mais rien ne s’oppose à ce qu’elle appartient au monde des choses en soi, monde inconnaissable. Nous en déduisons donc que l’homme est un être doué de liberté comme être en soi. Il peut donc agir de sa propre initiative dans le monde sensible.

Pour les deux autres postulats, Kant part du souverain bien, c’est-à-dire la conformité parfaite de nos intentions avec le devoir. Il est convaincu qu’aucun homme n’est capable de l’atteindre. Cependant, cette « sainteté » ou « cette perfection de la vertu » est exigée par la raison pratique. Cette perfection doit en outre se rencontrer par un progrès allant à l’infini, ce qui n’est possible qu’en supposant l’existence et la persistance indéfinie de la personne, « c’est ce qu’on nomme l’immortalité de l’âme ». « Donc le souverain bien n’est pratiquement impossible que dans la supposition de l’immortalité de l’âme ; par conséquent, celle-ci, étant indissolublement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pratique. »

L’autre aspect du souverain bien est le bonheur. La vertu nous rend digne d’être heureux. Et « le bonheur est l’état d’un être raisonnable à qui tout arrive dans le monde selon son souhait et sa volonté. » Mais il y a un abîme entre la pureté de l’intention et les événements de ce monde. L’homme est dépendant du monde. Il ne peut agir sur la nature pour répondre aux exigences de la moralité. La conscience postule donc « l’existence d’une cause de la nature entière, distincte de la nature et contenant le principe de l’harmonie entre le bonheur et la moralité. » Cette cause doit être capable d’agir d’après la représentation de la loi morale ; elle est donc douée d’intelligence et de volonté. Elle est « l’auteur de la nature ». Elle est Dieu. Ainsi le bonheur et donc le souverain bien exigent l’existence de Dieu. Nous avons donc le devoir moral d’affirmer l’existence de Dieu. Cet acte de foi est le dernier acte de la morale et le premier acte de la religion.

« Deux choses remplissent le cœur d’une admiration toujours nouvelle et toujours croissante à mesure que la réflexion s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »




Références

[1] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963, chapitre VI.
[2] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI.
[3] J. Hersch, L’étonnement philosophique, folio essais, 1981, cité dans Initiation à la philosophie moderne, CTU 2012-13, Kant et le criticisme.

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