Dans la critique de la raison pure, Kant veut montrer que dans la connaissance, les
choses se règlent sur l’esprit et que les choses en soi sont
inconnaissables. Dans la critique de la raison pratique, il commet la même
inversion : ce n’est pas le bien qui détermine le devoir mais le devoir
qui détermine le bien. Dans le premier cas, la métaphysique n’est pas source de
connaissance, dans le deuxième cas, elle
ne fonde pas non plus la morale.
Fondements
de la métaphysique des mœurs
Pour
les philosophes classiques, chrétiens compris, la morale est fondée sur l’idée
du bien. Une action est bonne ou mauvaise selon qu’elle est ou non conforme à
la finalité naturelle de l’homme qui le porte vers une fin dernière, un
souverain bien. Le sceptique refuse de voir tout bien ou toute règle
universelle. Ils identifient la morale à la satisfaction d’un plaisir ou d’un
intérêt. Kant rejette ces deux positions car elles ne peuvent pas fonder une
obligation.
Pour
Kant, la morale d’un acte dépend uniquement de sa forme, c’est-à-dire de
l’intention qui l’anime, de la conformité avec le devoir dicté par la raison. Cela
conduit à la notion de la bonne volonté. Qu’est-ce que la bonne volonté ?
Une
volonté est dite bonne si elle est droite, c’est-à-dire si elle a l’intention
d’agir par devoir. Une œuvre accomplie par inclination ou par nécessité est
sans valeur morale. « L’action d’une
œuvre n’est bonne que dans la mesure où elle est accomplie par pur respect du
devoir, à l’exclusion de tout motif tiré de la nature et de la sensibilité. »[1]
La
bonne volonté nous renvoie donc au respect comme principe subjectif de la
moralité et au devoir comme aspect objectif de la moralité. Kant n’admet que le
respect comme le seul mobile de la moralité. « C’est une soumission de la volonté à la loi, accompagnée de la
conviction qu’on se grandit en obéissant. Par le respect s’établit une harmonie
entre le plan rationnel et le plan sensible, une imprégnation de la sensibilité
de la raison. »[2]
La
bonne volonté nous conduit donc au devoir. Qu’est-ce que le devoir ?
C’est une loi a priori qui émane de la raison et qui s’impose à tout être
raisonnable. C’est un « fait
rationnel » qui se traduit dans la conscience par « l’impératif catégorique »,
c’est-à-dire par un absolu, qui vaut par lui-même. C’est un commandement de la
moralité.
Comme Kant définit un jugement vrai comme étant valable pour tout
être raisonnable, de même il établit une maxime bonne si elle est valable pour
toute conscience. L’universalité constitue la rationalité. Une loi érigée en
loi universelle est donc rationnelle et objective. Ainsi établit-il le premier
fondement : « Agis uniquement
d’après une maxime que tu puisses ériger en loi universelle. » A
partir de cette maxime, il en définit d’autres qui nous renvoient vers
l’idée fondamentale de l’autonomie de la volonté.
La
loi morale ne peut jaillir que du sujet lui-même. Cependant, il ne se donne pas
à son gré sa morale, ce qui lui donnerait une certaine relativité. La loi
morale est une loi de sa volonté en tant que volonté, une loi générale de toute
volonté.
Le
devoir s’impose en nous par nous. La volonté se donne à elle-même sa loi. En
cela consiste sa liberté. La liberté consiste à déterminer soi-même la loi de
son action. « Obéir au devoir n’est donc
jamais une contrainte qui s’exerce sur la liberté – au contraire, c’est la
liberté elle-même. La liberté c’est cette faculté d’autonomie que nous
possédons et qui nous empêche d’être le jouet de nos sentiments et de nos
affections, et nous permet au contraire, grâce à la bonne volonté, de nous
imposer à nous-mêmes le respect du devoir. »[3] La
liberté et la moralité sont donc identiques. Or la liberté est inexplicable et
inconditionnée. « Mais nous comprenons
au moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut raisonnablement
exiger d’une philosophie qui s’efforce d’atteindre aux limites de la raison
humaine. »
Les
postulats de la raison pratique
Dans
la Critique
de la raison pure, Kant a montré l’impossibilité rationnelle de fonder
la métaphysique, faute d’intuition intellectuelle. Mais dans la Critique de la raison pratique, il veut
montrer que le devoir peut fonder des thèses métaphysiques. Dans son premier
ouvrage, il traite de l’acte de la connaissance, dans l’autre, de l’acte de la
foi. Ces thèses sont les « postulats
de la raison pratique ».
Ce
sont en effet des postulats au sens où ces thèses ne sont pas démontrables ou
justifiables par des motifs théorique. Elles sont exigées par la raison
pratique car elles sont les conditions de la vie morale. Par conséquent, nous
jugeons qu’elles existent par un acte de foi. Selon Kant, ces thèses
n’augmentent en rien notre connaissance. C’est « une libre détermination de notre jugement, avantageuse pour la moralité ».
Donc c’est une affirmation libre, volontaire, motivée par des avantages moraux
qu’elle comporte. Mais ce principe de jugement est fondé sur le devoir et non
sur l’inclination. « L’honnête homme
peut dire : je veux qu’il y ait un Dieu […] A cela, je m’attache
fermement, et ce sont des croyances que je ne laisse pas enlever ; car
c’est le seul cas où mon intérêt, dont il n’est pas permis de rien abattre,
détermine inévitablement mon jugement. » Tout être raisonnable doit le
penser. La conscience morale doit l’affirmer. Cette affirmation est
« valable universellement » et par conséquent elle est objective.
Ainsi la raison pratique est supérieure à la raison pure.
« Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de
la liberté et de l’existence de Dieu ». Commençons par la liberté le premier postulat. La moralité nécessite en effet la liberté.
Sans liberté, point de vie morale. Donc pour pouvoir vivre moralement, nous
devons nous croire libres. La liberté n’est pas dans le monde des phénomènes
comme nous l’avons vu dans la Critique de la raison pure. Elle
n’est pas soumise à nos catégories. Mais rien ne s’oppose à ce qu’elle
appartient au monde des choses en soi, monde inconnaissable. Nous en déduisons
donc que l’homme est un être doué de liberté comme être en soi. Il peut donc
agir de sa propre initiative dans le monde sensible.
Pour
les deux autres postulats, Kant part du souverain bien, c’est-à-dire la
conformité parfaite de nos intentions avec le devoir. Il est convaincu qu’aucun
homme n’est capable de l’atteindre. Cependant, cette « sainteté » ou « cette perfection de la vertu » est
exigée par la raison pratique. Cette perfection doit en outre se rencontrer par
un progrès allant à l’infini, ce qui n’est possible qu’en supposant l’existence
et la persistance indéfinie de la personne, « c’est ce qu’on nomme l’immortalité de l’âme ». « Donc le souverain bien n’est pratiquement
impossible que dans la supposition de l’immortalité de l’âme ; par conséquent,
celle-ci, étant indissolublement liée à la loi morale, est un postulat de la
raison pratique. »
L’autre
aspect du souverain bien est le bonheur. La vertu nous rend digne d’être
heureux. Et « le bonheur est l’état
d’un être raisonnable à qui tout arrive dans le monde selon son souhait et sa
volonté. » Mais il y a un abîme entre la pureté de l’intention et les
événements de ce monde. L’homme est dépendant du monde. Il ne peut agir sur la
nature pour répondre aux exigences de la moralité. La conscience postule donc
« l’existence d’une cause de la
nature entière, distincte de la nature et contenant le principe de l’harmonie
entre le bonheur et la moralité. » Cette cause doit être capable
d’agir d’après la représentation de la loi morale ; elle est donc douée
d’intelligence et de volonté. Elle est « l’auteur de la nature ». Elle est Dieu. Ainsi le bonheur et
donc le souverain bien exigent l’existence de Dieu. Nous avons donc le devoir
moral d’affirmer l’existence de Dieu. Cet acte de foi est le dernier acte de la
morale et le premier acte de la religion.
« Deux choses remplissent le cœur d’une
admiration toujours nouvelle et toujours croissante à mesure que la réflexion
s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
Références
[1] Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, Beauchesne, 1963, chapitre VI.
[2]
Roger Verneaux, Histoire de la Philosophie moderne, chapitre VI.
[3] J. Hersch, L’étonnement philosophique, folio essais, 1981,
cité dans Initiation à la philosophie
moderne, CTU 2012-13, Kant et le criticisme.
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