" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 13 octobre 2017

Calvin et l'usure, une histoire révélatrice

La position traditionnelle de l’Église à l’égard du prêt à intérêt s’oppose sans aucune doute à l’attitude de Calvin comme nous l’avons pu le voir dans de les articles précédents. Sa lecture de la Sainte Écriture, restreignant l’interdiction à un contexte particulier, est contraire à celle des Pères de l’Église. Alors que l’empire romain l’autorisait dans un cadre réglementaire précis, ils n’ont pas hésité à s’insurger contre cette pratique, démontrant avec justesse non seulement ses effets néfastes mais aussi les vices inhérents aux prêts à intérêt tant chez le prêteur que chez l’emprunteur. Leurs discours demeurent encore pertinents de nos jours. Le prêt à intérêt sous toutes ses formes a ravagé notre société, devenue une société de consommation, où l’homme n’est qu’un objet de convoitise, ou encore la proie de mille appâts cherchant à l’enlacer dans des filets ravageurs. Certes, il n’est plus enchaîné et livré à ses créanciers en cas d’endettement comme au temps de la Rome ou de la Grèce antique. Il demeure sous la protection de l’État. Mais l’esclavage est bien réel, encore plus sournois, plus terrifiant…

Quand un mal est devenu impossible à combattre sans produire un mal plus grand, il est juste et légitime de le tolérer. L’Église a ainsi toléré le prêt à intérêt, désignant désormais le péché d’usure dans l’exagération des taux d’intérêt. Cela ne signifie pas que le prêt à intérêt est devenu licite ou agréable en soi puisqu’il est contraire à la charité chrétienne.

Une nouvelle interprétation de la Sainte Écriture

Or Calvin a légitimé le prêt à intérêt, ne trouvant aucune raison pour l’interdire. Dans une lettre qu’il adresse à son ami Claude de Sachin, il en expose les raisons. Il relativise d’abord la condamnation que porte la Sainte Écriture. Il considère que la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ a rendu caduque la loi de Moïse sur l’usure. Cette loi est propre au peuple hébreu et à un contexte particulier. « Ici on fait une objection que aujourd’hui aussi les usures sous seront illicites par une même raison qu’elles étaient défendues aux Juif, parce qu’entre nous il y a une conjonction fraternelle. À cela je réponds : qu’en la conjonction politique il y a quelque différence, car la situation du lieu auquel Dieu avait colloqué les Juifs et beaucoup d’autres circonstances faisaient qu’ils trafiquaient entre eux commodément sans usures. Notre conjonction n’a point de similitude. »[1] Calvin prétend donc que la loi est désormais périmée. Il explique que l’interdiction du prêt à intérêt était en fait nécessaire en raison des abus et des attitudes qui y souvent liées, telles la cupidité, l’avarice, l’exploitation des autres. « C’est pourquoi je ne reconnais pas encore que simplement elles [les usures] nous soient défendues, sinon en tant qu’elles sont contraires à équité ou charité. »[2] Mais ces vices, ne sont-elles pas naturellement inhérentes au prêt à intérêt ou comme le disent les Pères de l’Église, la cause même du prêt à intérêt ?

Contrairement à Saint Ambroise, Calvin explique l’autorisation du prêt à l’égard de l’étranger par équité puisque les étrangers le faisaient entre eux. S’il l’avait interdit aussi à leur égard, Moïse aurait désavantagé les Juifs dans les activités économiques, ce qui les mettrait en difficultés et les affaiblirait. Seules les règles concernant le principe d’équité et de charité demeurent vraies. Saint Ambroise a une explication différente. Il voit dans l’usure le moyen de lier les étrangers considérés comme des ennemis. L’usure est interdite entre Juifs car ces derniers ne peuvent être enchaînés. L’usure est contraire à la liberté des enfants de Dieu. Calvin raisonne selon des principes de juriste ou d'économiste alors Saint Ambroise selon un esprit chrétien.

Comme la loi est autorisée pour un cas spécifique, Calvin en conclut que le prêt à intérêt n’est pas interdit en soi. La notion de tolérance n’est donc pas prise en compte. En outre, n’admettant aucune discrimination entre Juifs et non-Juifs, la nouvelle loi ne peut différencier les Chrétiens et les autres. Par conséquent, le prêt à intérêt est autorisé. Mais oublie-t-il que la nouvelle loi ne rend plus notre prochain étranger ? Si l’usure est interdite pour garantir la liberté des enfants de Dieu, elle est donc aussi interdite pour tout homme quel qui soit, c’est-à-dire pour notre prochain. C’est le cœur de la nouvelle Loi et la conséquence de l’universalité du salut. Il est vrai que dans sa doctrine de double prédestination, Calvin refuse de voir tous les hommes sauvés, en principe, dans l’œuvre de la Rédemption. Seuls les prédestinés ont été sauvés sur la Croix, la grâce étant impossible pour les autres, perdus depuis l’éternité. Par conséquent, il ne peut pas étendre l’interdiction du prêt à intérêt à l’ensemble des hommes. L’exigence de l’équité l’oblige alors à étendre ce qui n’était que toléré.

Calvin affirme donc que ce qui est interdit est le gain obtenu malhonnêtement et les contrats qui fournissent des profits illégitimes. C’est ainsi qu’il interprète les versets du psaume 15 et d’Ézéchiel. Selon sa conception du salut, aucune activité, aucun métier ne peuvent nuire au salut puisque chaque âme est prédestinée soit au ciel, soit aux châtiments éternels. L’usure ne peut donc être condamnée en soi. La profession d’usurier est aussi légitime. Seule l’intention est condamnable, non comme moyen de salut mais comme signe d’élection. La justice et la charité sont la seule règle qui définit la légitimité d’un profit.

Puis, Calvin fait la distinction entre le prêt à l’égard d’un pauvre pour lui pourvoir le nécessaire et le prêt d’investissement ou de production en faveur du commerce entre investisseur et entrepreneur. Cette distinction, que certains commentateurs considèrent comme une innovation libératrice, n’est pas en fait récente comme nous l’avons pu le voir. D’une part, elle est déjà présente dans la législation antique et dans la théologie scolastique. D’autre part, comme nous l’avons suffisamment montré, les Pères de l’Église traitent du prêt à intérêt aussi bien en faveur des pauvres que des riches. Calvin considère alors que la Sainte Écriture ne traite que des prêts de première nature. Cela nous semble peut probant. Certes, les pauvres font l’objet de la loi de Moïse mais l’interdiction est néanmoins étendue à tous les Juifs.

Les bienfaits du prêt à intérêt

En outre, selon Calvin, les circonstances économiques ont évolué. Le crédit permet le développement des activités et la création de richesses. Tout cela est donc favorable au bien commun. Calvin justifie alors la pratique du prêt à intérêt commercial. Le principe d’équité est aussi respecté puisque par le prêt, il y a eu enrichissement. Les bénéfices doivent donc être partagés entre l’emprunteur et le prêteur. En cas de non-enrichissement, il s’agit de partager les risques. Remarquons une contradiction. Calvin conditionne en effet la légitimité du prêt-à-intérêt au bénéfice qu’il apporte au prêteur afin qu’il soit équitable. Ainsi l’intérêt se calculerait en fonction du profit réalisé par l’emprunteur.

De tels arguments, fondés sur les avantages que procure le crédit, semblent aussi oublier les effets de l’endettement. Calvin reprend sans le vouloir les arguments des adversaires des Pères de l’Église. Les usuriers « donnent à leur péché des noms respectables, et appellent leur trafic humanité, […]. » [3] Le crédit est surtout favorable au prêteur. L’exemple actuel de la Grèce suffit à montrer que le prêt à intérêt n’est sûrement pas un bienfait de l’humanité.

Néanmoins, Calvin soulève le problème de l’incompatibilité entre une certaine activité économique et le christianisme. Comme la première a changé, le second doit s’y adapter, nous demande-t-il. Son raisonnement est proche du marxisme qui voit dans l’économie le moteur d’évolution de la religion. L’Église a une autre réponse. Si une activité ne peut être empêchée sans produire des maux plus grands, il est alors nécessaire de la tolérer tout en la dénonçant et en l’encadrant.

Mais un bienfait à encadrer...


Sandro Botticelli, La punition des usuriers
illustration pour L'Enfer de Dante (vers 1480-1495)




Nous arrivons alors à une nouvelle contradiction dans le raisonnement de Calvin. Il juge que le prêt à intérêt n’est pas condamnable en soi, qu’il n’est ni bon ni mauvais, même s'il apporte des avantages pour l'économie, néanmoins, il l’encadre fortement pour empêcher que se développent des effets néfastes. Une de ses conditions consiste, rappelons-nous, à fixer l’intérêt en fonction du profit réalisé par l’emprunteur.

L’un des garde-fous est de distinguer la nature du prêt, n’interdisant que le prêt d’assistance. Le prêt à intérêt n’est pas légitime s’il est perçu par quelqu’un qui se trouve plongé dans le besoin et la pauvreté. Le devoir de charité s’oppose à ce type de prêt. Calvin légitime uniquement le prêt de production. Cette distinction est bien théorique, ou disons-le plus ouvertement, casuistique. Mais surtout, il réduit le devoir de charité à une simple assistance matérielle à l’égard du pauvre

Les Pères d’Église ont une conception bien plus élevée de la charité [6] comme nous avons pu le voir. Il ne s’agit pas simplement d’aider un pauvre mais d’éviter d’aggraver la pauvreté, de rendre pauvre un riche, d'ébranler la paix d'une famille ou la cohésion de la société. Le prêt à intérêt pousse enfin l’homme à satisfaire ses désirs alors qu’il devrait les contenir. Le devoir de charité est donc d’éviter que l’homme se perd dans une folie. Les Pères de l’Église ne songent pas non plus uniquement à l’emprunteur. Ils visent aussi aux prêteurs, qui ne semblent guère préoccuper Calvin. La cupidité, l’avarice, le désir de puissance sont ainsi favorables au prêt à intérêt contrairement au désir de pauvreté et de détachement que nous demande Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais il est vrai que Calvin demande aux Chrétiens de veiller à ne pas se laisser dominer par la soif du gain et de l’avarice ! …

Pourtant, Calvin reconnaît une des conséquences déplorables du prêt à intérêt. L’argent établie un rapport de pouvoir redoutable entre le prêteur et l’emprunteur. Par l’emprunt, l’emprunteur est mis dans une situation de faiblesse donc vulnérable et dépendant. Si cette remarque est judicieuse, rappelons qu’elle n’est pas neuve. Saint Ambroise devrait même sourire. Calvin demande alors à l’État d’intervenir pour fixer le taux et pour protéger le prêteur. Comment le prêt-à-intérêt peut-il donc être considéré comme bénéfique si en fait il doit être sous contrôle d’un pouvoir ?

Se tromper de cible

Enfin, Calvin dénonce les effets de la condamnation du crédit. Elle favorise l’hypocrisie des institutions, qui élaborent des contrats astucieux pour cacher le prêt usuraire, comme elle favorise l’usure clandestine. Ainsi « Calvin a purifié l’atmosphère commerciale des ruses, des faux contrats et des restrictions mentales qui la déshonorent pendant le Moyen Age, parce que l’Église l’interdisait, tout en y ayant recours pour les besoins de la cause pontificale. »[4] Une telle argumentation est aujourd’hui classique. Certains veulent ainsi légaliser une certaine drogue pour s’opposer aux réseaux mafiosi. Mais la drogue reste un mal en soi. La question est de savoir s’il est possible de tolérer la première pour combattre la seconde. Dans le cas du crédit, la difficulté est la même. Il ne s’agit pas de défendre l’une pour davantage s’attaquer à l’autre. Ce deux maux à combattre...

Certes, il y a eu des abus et l’Église a cherché à les combattre, y compris contre les autorités [5], mais ces abus n’enlèvent en rien les vices inhérents au prêt à intérêt. Le problème que soulève Calvin ne réside pas dans le prêt en lui-même mais dans l’homme qui se montre suffisamment astucieux pour tromper la loi. La réforme se pose dans l’homme et non dans la chose en elle-même. Nous arrivons ainsi à l’erreur fondamentale du protestantisme : il veut changer le christianisme afin qu’il s’adapte à l’homme alors que la véritable réforme est de changer l’homme par la religion.


Notes et références
[1] J. Calvin, Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, tome I, 1854, Librairie de Ch.Meyreuis et Compagnie, d’après l’édition française imprimée à Genève par Conrad Badius en 1561 dans La Revue réformée, article « La légitimité du prêt à intérêt chez Jean Calvin », Pascaline Houriez, n°266, avril 2013.
[2] J. Calvin, Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament, tome I.
[3] Saint Grégoire de Nysse, Homélie contre les usuriers, VII.
[4] A. Lecerf, Calvinisme et capitalisme, dans Études calvinistes, Kerygma, 1999, réédition de l’édition originale Neuchâtel Delachaux et Niestlé, 1949 dans La liberté et l’argent : calvinisme et économie, La liberté et l’argent, Calvinisme et économie, Michel JOHNER, La Revue réformée.
[5] Émeraude, octobre 2017, article "L'Église et le prêt à intérêt".
[6] Émeraude, septembre 2017, article "La charité, une faute contre la charité, selon les Pères de l'Église".

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