" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 7 octobre 2017

L'Église et le prêt à intérêt

La pratique de l’usure, sous la forme de prêt à intérêt, a été condamnée de manière régulière par l’Église pour des raisons de morale et de raison. Pourtant, aujourd’hui, la vie économique ne pourrait vivre sans le prêt à intérêt. Ainsi, l’Église a parfois été décriée comme étant un obstacle pour le développement et l’essor du capitalisme moderne. Nous entendons aussi des commentateurs de Calvin le louer pour avoir légitimé cette pratique, manifestant ainsi sa capacité d’adaptation et de modernité. L’attitude de l’Église à l’égard de l’usure est-elle alors critiquable ? Les maux que les Pères de l’Église ont dénoncés ont-ils disparu [1] ? L’injustice et l’iniquité qu’ont démontrées les théologiens sont-ils erronées ? [2] Ce n’est pas parce que le prêt à intérêt est devenu un des rouages de l’économe actuelle qu’il est devenu licite et juste. La loi civile peut-elle aussi faire oublier l’interdit moral ou la faute contre la raison ? On peut tolérer un mal sans qu’il ne soit nécessaire de l’accepter. La réalité contraint parfois l’existence de maux sans pourtant les changer de nature. Dans cet article, nous allons donc revenir sur cette longue histoire de l’Église avec l’usure…

L’usure condamnée par les conciles

À l’exemple des Pères de l’Église, les premiers conciles régionaux et œcuméniques ont interdit toute forme de prêt à intérêt. Les premières décisions que nous connaissons intéressent les clercs[3] puis les laïcs[4].

L’interdiction du prêt à intérêt a été renforcée à partir du XIIe siècle. Destiné à renforcer la réforme que mène Rome dans l’Église, le concile de Latran II, en 1139, condamne formellement l’usure, privant même de sacrement les usuriers. « Qu’ils soient tenus pour infâmes leur vie durant, et privés, s’ils ne se sont pas amendés, de la sépulture ecclésiastique. »[5] Dans son 13ème canon, il rappelle que l’Ancien et le Nouveau Testament condamnent « l’insatiable rapacité des usuriers ». Le concile mentionne aussi la désapprobation de l’usure par la législation antique.

Mais en 1179, le concile de Latran III constate que la pratique de l’usure s’est généralisée au point que « beaucoup d’hommes négligent les autres affaires pour se livrer à l’usure comme si elle était licite, sans prêter la moindre attention aux condamnations dont le frappent les deux Testaments. »[6] Ainsi renouvelle-t-il la condamnation à l’égard des « usuriers notoires ». Ils ne seront pas admis aux sacrements et « s’ils meurent dans ce péché, ils ne recevront pas la sépulture chrétienne ». Mais qui sont les usuriers notoires ? « Ceux qui reconnaissent publiquement qu’ils sont usuriers, ou qui l’indiquent par quelques signes reconnaissables » [7]. Si la clause de notoriété restreint le champ des sanctions, le concile s’oppose à rendre licite et publique l’exercice de l’usure. Il ne peut donner l’objet d’une profession…

La généralisation de l’usure


Le Concile de Lyon
Le concile de Latran III nous apprend aussi qu’en dépit des interdictions, la société accepte de voir se développer publiquement l’usure puisque certains n’hésitent pas à offrir publiquement un tel service. Il exprime ainsi une certaine impuissance de l’Église. Elle ne parvient pas à s’opposer à son développement, y compris chez les clercs.

Par exemple, un concile régional, tenu à Rouen en 1190, est encore obligé de rappeler l’interdiction de l’usure chez les clercs et les moines. Les prêts hypothécaires et les crédits se généralisent. Les pratiques de l’usure sont si courantes qu’il est impossible de les sanctionner de l’excommunication et du refus de sépulture chrétienne. Les Juifs font « les ministres de leurs exactions »[8] et les seigneurs s’adonnent à l’usure avec leur concours. C’est pourquoi, le concile de Latran IV, en 1215, interdit aux Chrétiens de commercer avec les Juifs si ces derniers leur extorquent des intérêts usuraires[9].

À plusieurs reprises, l’Église doit donc rappeler l’interdiction de l’usure, montrant sans-doute la persistance, voire l’aggravation, de la pratique du prêt à intérêt. En 1245, le concile de Lyon I (13ème canon) revient sur les maux de l’exercice de l’usure. Ils touchent sérieusement l’Église puisque ce concile traite notamment de l’endettement des églises. En 1274, dans son 27ème canon, le concile de Lyon II puis en 1292, le concile de Florence renouvellent de nouveau les condamnations de l’usure formulées par le concile de Latran IV.

Un combat plus global

Le concile de Vienne (1311-1312) revient sur le sujet. Il accuse les autorités laïques de tolérer l’usure et d’être causes de son développement. Dans la constitution Ex gravi ad Nos, il s’attaque aux autorités qui favorisent l’usure ou empêchent l’exécution des sentences ecclésiastiques. Il interdit alors à toute autorité d’ordre public d’autoriser l’usure ou d’empêcher la réclamation de l’argent déjà versé aux usuriers. Il déclare aussi nulle et vaine toute législation civile en faveur de l’usure. Un combat s’engage ainsi entre deux pouvoirs, religieux et politique. Nous apprenons aussi que des enquêtes sont mises en place pour lutter contre les pratiques usuraires. Le concile demande aux hommes d’affaires de les faciliter. Enfin, le combat touche le domaine de la foi puisqu’il déclare hérétique tous ceux qui affirmeraient que l’usure n’est pas un péché. La lutte contre le prêt à intérêt prend donc une dimension plus importante.

Un combat pas seulement déclaratoire

Les décisions des conciles ne sont pas que déclaratoires. Elles ont force de loi dans la société et doivent donc être appliquées. L’Église a notamment mis en place une procédure judiciaire[10] pour déterminer les cas d’usure et juger les usuriers. « À la différence des princes séculiers, les papes faisaient suivre les phases d’enquêtes de véritables procès qui cherchaient à réprimer les usuriers et à leur inculquer les fondements de l’éthique économique chrétienne. »[11] Le Pape peut se réserver le jugement direct des crimes d’argent qui violent ouvertement l’enseignement moral de l’Église, montrant ainsi l’importance qu’il accorde aux pratiques usuraires. « Usuriers juifs et chrétiens sont accusés des mêmes abus, de la même cupidité dévorante qui perturbe l’équilibre des échanges économiques. L’usure sous ses différents visages apparaissait ainsi aux yeux de la papauté comme un comportement déviant nuisible à la cohésion de la communauté chrétienne. »[12] Le Pape se montre ainsi le garant d’une vie économique chrétienne avec ses règles morales. Il oppose la figure de l’usurier cupide au bon marchand travaillant au service de la communauté.

Vers une plus grande tolérance ?

En dépit des condamnations répétées et des procédures judiciaires, l’Église ne parvient pas encore à s’opposer au développement du prêt à intérêt. Des usuriers florentins sont certes condamnés pour « le détestable péché d’usure » mais ils sont ensuite « libres de toute censure, pénalité ou exactions »[13]. Pour éviter les dangers de prêt à taux excessif, certaines autorités ecclésiastiques finissent même par le tolérer sous certaines conditions. En 1387, bien avant Calvin, l’évêque de Genève Adhémar Fabri autorise ainsi le prêt à intérêt en réglementant le taux à 5%. Le mal semble être trop grand pour pouvoir appliquer la législation ecclésiastique. « Nous ne pourrons inquiéter, accuser, arguer ou autrement molester, ni saisir ou séquestre des biens sous prétexte d’usure »[14]. Il y a bien tolérance d’un mal et surtout le soin de limiter ses effets néfastes.

De même, certains théologiens, notamment Jean Gerson, souhaitent aussi une plus grande tolérance envers l’usure afin de réduire les maux qu’engendre l’absence de crédit. Ils décrivent aussi les effets positifs que pourrait apporter l’usure dans la société. « Comme tous les maux ne peuvent être empêchés, il en est que le prince doit tolérer, à l'exemple du médecin prudent qui ne guérit pas certaines affections de peur de faire naître des maladies plus graves. Mieux valent quelques usures légères qui procurent des secours aux indigents que de les voir réduits par la pauvreté à voler, à dissiper leurs biens, à vendre à très vils prix leurs meubles et leurs immeubles. »[15]

Ainsi l’attitude à avoir à l’égard de la pratique de l’usure divise les théologiens, les uns veulent la libéraliser tout en la maîtrisant quand d’autres persistent à la refuser. Le cas du mont-de-piété témoigne de ces divergences.

Le cas du mont-de-piété

Le mont-de-piété a pour but de prêter à des pauvres de l’argent en les mettant à l’abri des aléas du prêt à intérêt et des taux excessifs des usuriers, notamment juifs. L’autorité publique en est surtout garant. Il soulève néanmoins un grave problème : n’est-ce pas de l’usure déguisée ? Certains ecclésiastiques et théologiens les condamnent pour motif de pratiquer l’usure quand d’autres les défendent notamment pour des questions de charité. Il est donc demandé à l’Église de prendre position. Le concile de Latran V (1512-1517) est alors l’occasion pour l’Église de traiter cette question.

Dans la constitution Inter Multiplices, le concile de Latran V définit d’abord ce qu’est l’usure : « il y a en effet usure au sens propre lorsque de l’usage d’une chose qui ne produit rien on s’emploie à tirer, sans aucun travail, sans aucune dépense, sans aucun risque, un gain et un produit. »[16] Le terme d’« usure » prend donc un autre sens que celui utilisé par les Pères de l’Église et par les conciles précédents. Il est proche de celui des scolastiques. Le motif de condamnation évolue aussi, se rapprochant de celle d’Aristote. Ainsi l’usure désigne désormais des moyens détournés de leur fin pour produire de la richesse. Indirectement, il montre que l’enrichissement ne peut provenir que d’un travail, d’une dépense ou d’un investissement, ou enfin d’une prise de risque. En clair, l’argent ne peut produire de l’argent. Une telle définition dépasse donc le cadre d’un prêt à intérêt et englobe tout profit jugé malhonnête.

Le concile rappelle alors une double nécessité, celle de la justice qui veut s’opposer au « gouffre de l’usure » et celle de la charité qui veut secourir les pauvres. Il autorise donc le mont-de-piété sous condition que la somme demandée au prêt serve à payer les employés et à son entretien sans qu’ils n’en tirent aucun profit. Ainsi selon la définition qu’il donne de l’usure, le mont-de-piété ne peut être considéré comme usuraire. Néanmoins, revenant sur les Paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, il rappelle l’exigence de la charité chrétienne : « il serait cependant bien plus parfait et bien plus saint que de tels monts-de-piété soient complètement gratuits […] en sorte que de cette façon la dette des pauvres soit aggravée en une moindre mesure » [17].

L'encyclique Vix pervenit de Benoît XIV

Au XVIIIe siècle, le problème de l’usure est de nouveau au cœur d’une nouvelle problématique. En 1745, un contrat, probablement un prêt-à-intérêt auquel souhaite souscrire la ville de Vérone, fait l’objet d’une controverse en Italie et donne lieu à de nombreuses opinions dont certaines ne semblent pas être conformes à la doctrine catholique. Pour éviter qu’elles s’étendent, le Pape Benoît XIV réunit des cardinaux théologiens et canonistes, des religieux et un docteur en droit civil et canonique afin de déterminer « les points de doctrine auxquels les bruits qu’on a dernièrement répandus dans le public semblaient porter atteinte. » [18] Après avoir présenté leurs conclusions, le Pape les confirment et les approuvent. Soulignons que l’encyclique est uniquement adressée aux archevêques et évêques italiens. Sa portée est donc limitée à l’Italie.

La première conclusion des experts concerne la définition de l’usure et le motif de son interdiction. « L’espèce de péché appelée usure et dont le lieu propre est le contrat de prêt – dont la nature demande qu’il soit rendu autant seulement que ce qui a été reçu – consiste pour le prêteur à exiger – au nom même de ce contrat – qu’il lui soit rendu davantage que ce qui a été reçu et, par conséquent, à affirmer que le seul prêt donne droit à un profit, en plus du capital prêté. Pour cette raison, tout profit de cette sorte qui excède le capital est illicite et usuraire. »[19] La définition de l’usure est donc traditionnelle. Elle est conforme à celle de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église. Néanmoins, ils reprennent les conclusions des théologiens scolastiques : l’usure est condamnée car elle apporte un profit malhonnête au prêteur quel que soit le montant du profit ou la qualité de l’emprunteur, qu’il soit pauvre ou riche, même si l’emprunteur s’est enrichi avec l’argent prêté. Car « le prêt n’exige, en justice, que l’équivalence dans l’échange » [20].

Il est néanmoins précisé qu’au contrat de prêt peuvent être joints d’autres titres « qui ne sont pas absolument inhérents ni intrinsèques à la nature du contrat du prêt considéré en général » [21], titres qui autorisent légitiment le prêteur d’exiger plus que l’argent prêté. Un profit licite et honnête est donc possible. Ces titres sont au nombre de trois : 
- le préjudice subi (« damnus emergens »), qui naît à cause du prêt qui démunit le prêteur ; 
- le gain manqué («  lucrum cessans »), c’est-à-dire la perte de possibilités de gains qui auraient été possibles si le prêteur avait gardé son argent ; 
- le risque de ne pas être remboursé à temps (« periculum sortis »).

Ces trois titres procurent une compensation et non un gain. Nous retrouvons les cas formulés par les scolastiques et que nous avons décrits dans l’article précédent. Néanmoins, nous constatons que le « lucrum cessans » que Saint Thomas d’Aquin avait rejeté est devenu licite.

Cependant, il ne s’agit pas de croire qu’« il sera toujours permis de demander un surcroît modéré en plus la totalité du capital prêté. » [22] Selon Notre Seigneur Jésus-Christ, en de nombreuses occasions, le prêt simple et nu, pour secourir son prochain, demeure la règle.

Après avoir approuvé les raisons d’ordre naturel qui justifie la doctrine catholique sur l’usure, Benoît XIV rappelle aux prélats que l'usure demeure un vice que la Sainte Écriture condamne. Il les invite aussi à ne pas juger hâtivement ce sujet difficile de manière extrême dans la sévérité ou dans l’indulgence puisqu’il réclame une expertise tant un contrat demeure complexe. Il leur demande aussi aux prêteurs de « déclarer, avant toutes choses, le contrat qu’ils veulent passer, expliquer clairement et en détail toutes les conventions qui doivent y être insérées, et quel profit ils demandent pour la cession de ce même argent » [23] afin de permettre de discerner s’il y a usure, même cachée. Benoît XIV termine son encyclique en rappelant que la question de l’usure n’est pas secondaire.

Une tolérance devenue incontournable

En dépit des interdictions ecclésiastiques et de nombreux rappels de Rome, de nombreux États autorisent le prêt à intérêt. En France, un des derniers pays à le rejeter, le prêt à intérêt fixe est finalement autorisé le 3 décembre 1789. La Convention décrète que l’argent peut être considéré comme une marchandise et par conséquent qu’il peut être loué. Rapidement, les taux d’intérêt s’élèvent. Le code civil devra alors fixer un taux légal (article 1907) au-delà duquel on parlera d’usure.

Avec le développement du capitalisme et la généralisation du prêt à intérêt au XIXe siècle, il est bien difficile de ne pas en souscrire un pour subvenir à ses besoins, voire éviter la faillite ou la banqueroute. Certaines congrégations religieuses n’ont en effet pas d’autres choix d’emprunter. Le Saint Office rappelle alors l’encyclique Vix pervenit, qu’il étend à toute l’Église en 1836, et sa prudence. En 1873, la Propagande de la foi l’interdit encore mais demande aux prêtres de se montrer plus compréhensifs.

Une nouvelle conception du prêt à intérêt

Au niveau théorique, on essaye aussi de légitimer le prêt à intérêt. Des penseurs comme Pufendorf (1632-1694) ou Turgot [24] défendent l’idée que l’argent n’est pas stérile.

En 1831, un théologien, Mastrafini, montre que l’argent a acquis une puissance redoutable dont le prêteur se démet. Il mériterait alors une certaine rémunération. Il défend donc l’idée d’une productivité virtuelle de l’argent par sa généralisation dans les échanges et dans les flux qui organisent la vie économique et la croissance. Les nouvelles conditions économiques justifieraient alors la levée de l’interdiction.

D’autres théologiens montrent aussi une évolution de la nature de l’argent. Ils distinguent l’argent sous forme de monnaie qui demeure improductif, et l’argent comme « instrument de crédit, dont on ne peut contester la réelle productivité. » Ce type d’argent est alors une des causes de l’enrichissement de l’emprunteur. Sans cet apport de capital initial, aurait-il pu travailler et obtenir par ses efforts un profit légitime ? « À ce titre, une rémunération est légitime et ne saurait être contestée en principe. »[25] Le profit est ainsi distribué à tous ceux qui en sont la cause. Le motif « lucrum cessans » justifierait donc le prêt à intérêt.

Finalement, la thèse d’Aristote - « l’argent ne peut gagner de l’argent » - est rejetée en raison de l’évolution de l’argent qui est devenu un élément essentiel dans la vie économique non plus comme moyen d’échange mais comme élément d’enrichissement. Le travail ne suffit plus pour faire du profit. « Dans une société économiquement avancée comme la nôtre, l'argent devient la condition primordiale, sine qua non du profit. Le travail, l'initiative du commerçant, de l'industriel, sa diligence, contribuent certes, et beaucoup, à l'accroissement de sa fortune, à l'augmentation de ses richesses, mais tout cela — nous l'avons déjà signalé — eût été improductif, si le capital, nécessaire pour la réalisation des projets d'affaires du chef d'entreprise, n'avait pas été fourni au préalable par le prêteur. Qu'on le veuille ou non, ce capital est en grande partie l'artisan de sa prospérité. » [26] Il est vrai que l’emprunteur peut ne pas s’enrichir et faire un mauvais usage de l’argent prêté mais le prêteur n’y est pour rien. C’est un accident qui ne doit pas l’impacter.

Un tel discours ressemble fort à de la casuistique. Ne cherche-t-on pas en effet à trouver une solution pour autoriser ce qui était interdit en raison de l’impossibilité de l’interdire ? Ou encore, dit-on comme Calvin, la morale évolue en fonction du contexte ? Les nouvelles thèses montrent en fait une évolution de la notion de l’argent et son importance grandissante. Aujourd‘hui, cela manifeste par la puissance de la finance dans la vie économique.

Ces thèses montrent aussi les effets néfastes des discours scolastiques. Leurs démonstrations rationnelles se fragilisent en raison de la faiblesse de la thèse d’Aristote et de la force de nouveaux arguments rationnels opposés aussi valables, voire plus pertinents. En outre, le prêt à intérêt n’est pas seulement interdit pour des raisons rationnelles mais également pour des motifs moraux, qu’ont décrits les Pères de l’Église, et parce que la Sainte Écriture l’a condamné.  Or ces motifs ont été oubliés…

Une évolution dans l’Église

Léon XIII

La fin du XIXe siècle est marquée par une double évolution. En 1891, Léon XIII s’en prend encore à l’usure dévorante dans son encyclique Rerum novarum. Mais dans ce document, la conception de l’usure a changé. Le Pape l’identifie dans son sens moderne. Elle désigne en effet un taux d’intérêt trop élevé. Et fait remarquable, il dénonce la cupidité et l’avarice qui en sont les raisons. Nous revenons donc aux vices inhérents à une certaine forme d’usure.

En 1917, le canon romain traite dans son article 1543 le prêt à intérêt mais se restreint au prêt de consommation. Il annonce aussi deux petites révolutions. « Si une chose fongible est donnée à quelqu’un en propriété et doit être restituée ensuite qu’en même genre, aucun gain à raison du même contrat ne peut être perçu ; mais dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas illicite en soi de convenir d’un profit légal à moins qu’il n’apparaisse comme immodéré ou même d’un profit plus élevé si un titre juste et proportionné peut être invoqué »[27]. L’article distingue d’abord le prêt de la prestation, celle-ci étant considérée comme un service pouvant donner lieu à une rémunération, c’est-à-dire à un intérêt s’il s’avère modéré, même à des taux supérieurs à ceux fixés par la loi s’il existe des raisons sérieuses qui motivent cette décision. Pour l’Église, la loi civile ne justifie pas l’usure.

Dans les traités de morale catholique du début du XXe siècle, nous retrouvons ces prescriptions. « Le créancier ne peut, en vertu du prêt lui-même, exiger aucun bénéfice, mais pour des raisons extérieures comme il s’en trouve actuellement dans tous les prêts d’argent, on peut exiger des intérêts. »[28] Dans la plupart des cas, il faut prendre le taux fixé par la loi ou la coutume mais dans des circonstances particulières, il est possible de demander plus. Ces motifs extérieurs au prêt sont par exemple le grand risque de perdre son argent, le grand gain qu’on aurait pu faire en ne le prêtant pas. Sans motifs sérieux, on pèche par usure.

Une nouvelle bataille pour les Papes

L’encyclique Rerum Novarum souligne en fait une nouvelle préoccupation des Papes. Le prêt à intérêt ne fait plus l’objet de critique. Il n’est plus l’objet du débat. Le principal combat est tourné désormais vers la spéculation et l’oppression de la finance, que représentent les taux excessifs, même autorisés par la loi.

Dans le nouveau canon de 1983, le prêt à intérêt est même légitimé, voire encouragé. Un article demande notamment de « payer au temps prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et veiller à rembourser à temps le capital »[29] ou encore de bien placer l’argent dans l’intérêt de l’Église [30] ou des fondations « avec prudence et de façon utile »[31]. Le prêt à intérêt n’est donc plus considéré comme une pratique d’usure. Le dernier catéchisme fait mention de l’interdit de l’Ancien Testament mais pour le rattacher aux œuvres de miséricorde. La véritable usure est l’exagération des taux d’intérêt. « Les trafiquants dont les pratiques usurières et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité commettent indirectement un homicide. Ceci leur sera imputé. »[32]

Dans certains pays, certains n’hésitent pas à pratiquer des taux pour leur propre intérêt, condamnant les emprunteurs qui ne payent pas à l’esclavage. Nous retrouvons la situation qu’a connue la société romaine antique. Plus récemment, le 23 novembre 2005, Benoît XVI condamne la plaie sociale de l’usure. Il semble que cette dénonciation porte sur l’endettement de l’Afrique et sur le Fond Monétaire Internationale qui imposent des règles inhumaines aux pays endettés. Le même jour, dans un congrès qu’organisait la commission Justice et Paix, le Cardinal Tarsicio Betone dénonce aussi les « technocrates, spécialement ceux des compagnies multinationales, de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International qui imposent des conditions inacceptables telles que la stérilisation obligatoire ou l’obligation de fermer les écoles catholiques »[33].

Mais faut-il se tourner essentiellement vers les pays en voie de développement ? Ne risque-t-on pas d’oublier le sort des occidentaux, certes moins préoccupants, qui s’endettent pour de vains plaisirs et se laissent enchaîner par la soif de consommation. Que deviendrait même l’endettement de l’Afrique si cette course vers les biens périssables n’était pas si vive dans les pays riches ? Le régime économique qui domine aujourd’hui l’Occident cause aussi la perte des populations occidentales aujourd’hui écrasées par la cupidité. Le soif de consommation qu’alimentent et attisent les mirages des prêts à intérêts, si souvent dénoncés par les Pères de l’Église, commet des dommages pitoyables dans les familles africaines comme dans celles des pays occidentaux.  Il est sans aucun doute une des raisons de la pollution et de l’épuisement des ressources naturelles tant décriés…

Conclusion

Pendant de nombreux siècles, fidèle à la Sainte Écriture et aux Pères de l’Église, l’Église a interdit la pratique du prêt à intérêt, cherchant à imposer des règles morales à la vie économique. Mais encouragée notamment par les autorités politiques, cette pratique n’a pas cessé de se développer au point de la rendre incontournable. Impuissante, l’Église a fini par la tolérer pour centrer son combat sur l’essentiel, c’est-à-dire sur les valeurs morales qui doivent régir les activités économiques. Néanmoins, nous pouvons regretter qu’aujourd’hui,nombre de Chrétiens aient oublié les vices inhérents aux prêts à intérêt. Les sermons d’un Saint Ambroise ou d’un Saint Basile restent en effet d’une actualité frappante...



Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2017, article "L'usure, une faute contre la charité, selon les Pères de l'Église".
[2] Voir Émeraude, septembre 2017, article "L'usure, une faute de raison".
[3] Concile d’Arles (canon 12) en 314, Concile œcuménique de Nicée (can.18) en 325, concile de Tours (canon 13) en 461, concile d’Agde en 506
[4] 3e et 4e concile de Carthage, en 397 et 398.
[5] IIe concile de Latran, Textes, XVIII, canon 13, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[6] IIIe concile de Latran, Textes, XXVI, canon 25, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[7] IIIe concile de Latran, Textes, XXV, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[8] R. Foreville, article « Clément III », Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, 1912.
[9] Voir IVe concile de Latran, article 67, Textes, VIII, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[10] Voir la thèse L’usure en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon (milieu du XIVe siècle-début du XVe siècle), Elsa Gabaude, École des chartes, 2011, theses.ens.sorbonne.fr.
[11] Elsa Gabaude, thèse L’usure en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon (milieu du XIVe siècle-début du XVe siècle).
[12] Elsa Gabaude, thèse L’usure en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon (milieu du XIVe siècle-début du XVe siècle).
[13] Raymond de Roover, The Rise and Decline of the Medicis Bank, dans Protestantisme et essor bancaire, Jean-Jacques Perquel, www.aef.asso.fr.
[14] Adméar Fabri, évêque de Genève, dans Protestantisme et essor bancaire, Jean-Jacques Perquel.
[15] Jean de Gerson, dans Jansénisme et prêt à intérêt, R. Tavenaux, 1977, La propriété de la monnaie : doctrine de l'usure et théorie de l'intérêt, Lapidus André.
[16] Constitution Inter Multiplices sur les mont-de-piété, Ve concile de Latran, Textes, IX, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome X, Latran V et Trente, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[17] Constitution Inter Multiplices sur les mont-de-piété, Ve concile de Latran, Textes, IX, dans Histoire des conciles œcuméniques, Tome X, Latran V et Trente, Raymonde Foreville, sous la direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[18] Benoît XIV, encyclique Vix pervenit, 2, 1er novembre 1745.
[19] Benoît XIV, Vix pervenit, 3, I.
[20] Benoît XIV, Vix pervenit, 3, II.
[21] Benoît XIV, Vix pervenit, 3, III.
[22] Benoît XIV, Vix pervenit, 3, V.
[23] Benoît XIV, Vix pervenit, 9.
[24] Turgot défendra la thèse de Pufendorf en 1769 dans Mémoire sur les prêts d’argent.
[25] V. Cavalerra, Précis de la doctrine sociale catholique dans Le prêt à intérêt et l'usure au regard des législations antiques, de la morale catholique, du droit moderne et de la loi islamique, Cardahi Choucri, Revue internationale de droit comparé, volume 7 n°3, Juillet-septembre 1955, www.persee.fr.
[26] Cardahi Choucri, Le prêt à intérêt et l'usure au regard des législations antiques, de la morale catholique, du droit moderne et de la loi islamique.
[27] Canon 1917, article  1543.
[28] R.P. Héribert Jone, Précis de théologie morale catholique, n°297, traduit de l’allemand par l’abbé Marcel Gautier, 1934 ;
[29]  Code de droit canon de 1983, canon 1284, 6°.
[30] Voir Code de droit canon de 1983, canon 1294, 2.
[31] Voir Code de droit canon de 1983, canon 1305.
[32] Catéchisme de l’Église catholique, n°2269 dans Interdit ou toléré ? Le prêt à intérêt après Vix pervenit, Jean-Claude Lapigne O. P. , Finance & bien commun, 2005/1, n°21, http://www.cairn.info/revue-finance-et-bien-commun-2005-1-page-85.htm.
[33] Cardinal Tarsicio Btone.

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