La pratique de l’usure,
sous la forme de prêt à intérêt, a été condamnée de manière régulière par
l’Église pour des raisons de morale et de raison. Pourtant, aujourd’hui, la vie
économique ne pourrait vivre sans le prêt à intérêt. Ainsi, l’Église a parfois été décriée comme étant un obstacle pour le développement et l’essor du capitalisme
moderne. Nous entendons aussi des commentateurs de Calvin le louer pour avoir
légitimé cette pratique, manifestant ainsi sa capacité d’adaptation et de
modernité. L’attitude de l’Église à l’égard de l’usure est-elle alors critiquable ? Les maux que les Pères de l’Église ont dénoncés ont-ils disparu [1] ?
L’injustice et l’iniquité qu’ont démontrées les théologiens sont-ils
erronées ? [2]
Ce n’est pas parce que le prêt à intérêt est devenu un des rouages de l’économe
actuelle qu’il est devenu licite et juste. La loi civile peut-elle aussi faire
oublier l’interdit moral ou la faute contre la raison ? On peut tolérer un
mal sans qu’il ne soit nécessaire de l’accepter. La réalité contraint parfois l’existence
de maux sans pourtant les changer de nature. Dans cet article, nous allons donc
revenir sur cette longue histoire de l’Église avec l’usure…
L’usure condamnée par les
conciles
À l’exemple des Pères de
l’Église, les premiers conciles régionaux et œcuméniques ont interdit toute
forme de prêt à intérêt. Les premières décisions que nous connaissons
intéressent les clercs[3]
puis les laïcs[4].
L’interdiction du prêt à
intérêt a été renforcée à partir du XIIe siècle. Destiné à renforcer la réforme
que mène Rome dans l’Église, le concile de Latran II, en 1139, condamne
formellement l’usure, privant même de sacrement les usuriers. « Qu’ils soient tenus pour infâmes leur vie
durant, et privés, s’ils ne se sont pas amendés, de la sépulture
ecclésiastique. »[5]
Dans son 13ème canon, il rappelle que l’Ancien et le Nouveau
Testament condamnent « l’insatiable
rapacité des usuriers ». Le concile mentionne aussi la désapprobation
de l’usure par la législation antique.
Mais en 1179, le concile
de Latran III constate que la pratique de l’usure s’est généralisée au point
que « beaucoup d’hommes négligent
les autres affaires pour se livrer à l’usure comme si elle était licite, sans
prêter la moindre attention aux condamnations dont le frappent les deux
Testaments. »[6]
Ainsi renouvelle-t-il la condamnation à l’égard des « usuriers notoires ». Ils ne seront
pas admis aux sacrements et « s’ils
meurent dans ce péché, ils ne recevront pas la sépulture chrétienne ».
Mais qui sont les usuriers notoires ? « Ceux qui reconnaissent publiquement qu’ils sont usuriers, ou qui
l’indiquent par quelques signes reconnaissables » [7].
Si la clause de notoriété restreint le champ des sanctions, le concile s’oppose
à rendre licite et publique l’exercice de l’usure. Il ne peut donner l’objet
d’une profession…
La généralisation de
l’usure
Le Concile de Lyon |
Par exemple, un concile
régional, tenu à Rouen en 1190, est encore obligé de rappeler l’interdiction de
l’usure chez les clercs et les moines. Les prêts hypothécaires et les crédits
se généralisent. Les pratiques de l’usure sont si courantes qu’il est
impossible de les sanctionner de l’excommunication et du refus de sépulture
chrétienne. Les Juifs font « les
ministres de leurs exactions »[8]
et les seigneurs s’adonnent à l’usure avec leur concours. C’est pourquoi, le
concile de Latran IV, en 1215, interdit aux Chrétiens de commercer avec les
Juifs si ces derniers leur extorquent des intérêts usuraires[9].
À plusieurs reprises,
l’Église doit donc rappeler l’interdiction de l’usure, montrant sans-doute la
persistance, voire l’aggravation, de la pratique du prêt à intérêt. En 1245, le
concile de Lyon I (13ème canon) revient sur les maux de l’exercice de
l’usure. Ils touchent sérieusement l’Église puisque ce concile traite notamment
de l’endettement des églises. En 1274, dans son 27ème canon, le
concile de Lyon II puis en 1292, le concile de Florence renouvellent de nouveau
les condamnations de l’usure formulées par le concile de Latran IV.
Un combat plus global
Le concile de Vienne
(1311-1312) revient sur le sujet. Il accuse les autorités laïques de tolérer l’usure
et d’être causes de son développement. Dans la constitution Ex
gravi ad Nos, il s’attaque aux autorités qui favorisent l’usure ou
empêchent l’exécution des sentences ecclésiastiques. Il interdit alors à toute
autorité d’ordre public d’autoriser l’usure ou d’empêcher la réclamation de
l’argent déjà versé aux usuriers. Il déclare aussi nulle et vaine toute
législation civile en faveur de l’usure. Un combat s’engage ainsi entre deux
pouvoirs, religieux et politique. Nous apprenons aussi que des enquêtes sont
mises en place pour lutter contre les pratiques usuraires. Le concile demande
aux hommes d’affaires de les faciliter. Enfin, le combat touche le domaine de
la foi puisqu’il déclare hérétique tous ceux qui affirmeraient que l’usure
n’est pas un péché. La lutte contre le prêt à intérêt prend donc une dimension
plus importante.
Un combat pas seulement
déclaratoire
Les décisions des conciles
ne sont pas que déclaratoires. Elles ont force de loi dans la société et doivent
donc être appliquées. L’Église a notamment mis en place une procédure
judiciaire[10]
pour déterminer les cas d’usure et juger les usuriers. « À la différence des princes séculiers, les
papes faisaient suivre les phases d’enquêtes de véritables procès qui
cherchaient à réprimer les usuriers et à leur inculquer les fondements de
l’éthique économique chrétienne. »[11]
Le Pape peut se réserver le jugement direct des crimes d’argent qui violent
ouvertement l’enseignement moral de l’Église, montrant ainsi l’importance qu’il
accorde aux pratiques usuraires. « Usuriers
juifs et chrétiens sont accusés des mêmes abus, de la même cupidité dévorante
qui perturbe l’équilibre des échanges économiques. L’usure sous ses différents
visages apparaissait ainsi aux yeux de la papauté comme un comportement déviant
nuisible à la cohésion de la communauté chrétienne. »[12]
Le Pape se montre ainsi le garant d’une vie économique chrétienne avec ses
règles morales. Il oppose la figure de l’usurier cupide au bon marchand
travaillant au service de la communauté.
Vers une plus grande
tolérance ?
En dépit des condamnations
répétées et des procédures judiciaires, l’Église ne parvient pas encore à
s’opposer au développement du prêt à intérêt. Des usuriers florentins sont
certes condamnés pour « le
détestable péché d’usure » mais ils sont ensuite « libres de toute censure, pénalité ou
exactions »[13].
Pour éviter les dangers de prêt à taux excessif, certaines autorités
ecclésiastiques finissent même par le tolérer sous certaines conditions. En
1387, bien avant Calvin, l’évêque de Genève Adhémar Fabri autorise ainsi le
prêt à intérêt en réglementant le taux à 5%. Le mal semble être trop grand
pour pouvoir appliquer la législation ecclésiastique. « Nous ne pourrons inquiéter, accuser, arguer
ou autrement molester, ni saisir ou séquestre des biens sous prétexte d’usure »[14].
Il y a bien tolérance d’un mal et surtout le soin de limiter ses effets
néfastes.
De même, certains
théologiens, notamment Jean Gerson, souhaitent aussi une plus grande tolérance
envers l’usure afin de réduire les maux qu’engendre l’absence de crédit. Ils
décrivent aussi les effets positifs que pourrait apporter l’usure dans la
société. « Comme tous les maux ne
peuvent être empêchés, il en est que le prince doit tolérer, à l'exemple du
médecin prudent qui ne guérit pas certaines affections de peur de faire naître
des maladies plus graves. Mieux valent quelques usures légères qui procurent
des secours aux indigents que de les voir réduits par la pauvreté à voler, à
dissiper leurs biens, à vendre à très vils prix leurs meubles et leurs
immeubles. »[15]
Ainsi l’attitude à avoir à
l’égard de la pratique de l’usure divise les théologiens, les uns veulent la
libéraliser tout en la maîtrisant quand d’autres persistent à la refuser. Le
cas du mont-de-piété témoigne de ces divergences.
Le mont-de-piété a pour
but de prêter à des pauvres de l’argent en les mettant à l’abri des aléas du
prêt à intérêt et des taux excessifs des usuriers, notamment juifs. L’autorité
publique en est surtout garant. Il soulève néanmoins un grave problème :
n’est-ce pas de l’usure déguisée ? Certains ecclésiastiques et théologiens
les condamnent pour motif de pratiquer l’usure quand d’autres les défendent
notamment pour des questions de charité. Il est donc demandé à l’Église de prendre
position. Le concile de Latran V (1512-1517) est alors l’occasion pour l’Église
de traiter cette question.
Dans la constitution Inter
Multiplices, le concile de Latran V définit d’abord ce qu’est l’usure :
« il y a en effet usure au sens
propre lorsque de l’usage d’une chose qui ne produit rien on s’emploie à tirer,
sans aucun travail, sans aucune dépense, sans aucun risque, un gain et un
produit. »[16]
Le terme d’« usure » prend
donc un autre sens que celui utilisé par les Pères de l’Église et par les
conciles précédents. Il est proche de celui des scolastiques. Le motif de
condamnation évolue aussi, se rapprochant de celle d’Aristote. Ainsi l’usure
désigne désormais des moyens détournés de leur fin pour produire de la
richesse. Indirectement, il montre que l’enrichissement ne peut provenir que
d’un travail, d’une dépense ou d’un investissement, ou enfin d’une prise de
risque. En clair, l’argent ne peut produire de l’argent. Une telle définition
dépasse donc le cadre d’un prêt à intérêt et englobe tout profit jugé
malhonnête.
Le concile rappelle alors
une double nécessité, celle de la justice qui veut s’opposer au « gouffre de l’usure » et celle de la
charité qui veut secourir les pauvres. Il autorise donc le mont-de-piété sous
condition que la somme demandée au prêt serve à payer les employés et à son
entretien sans qu’ils n’en tirent aucun profit. Ainsi selon la définition qu’il
donne de l’usure, le mont-de-piété ne peut être considéré comme usuraire. Néanmoins,
revenant sur les Paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, il rappelle l’exigence
de la charité chrétienne : « il
serait cependant bien plus parfait et bien plus saint que de tels
monts-de-piété soient complètement gratuits […] en sorte que de cette façon la
dette des pauvres soit aggravée en une moindre mesure » [17].
L'encyclique Vix pervenit de Benoît XIV
Au XVIIIe siècle, le
problème de l’usure est de nouveau au cœur d’une nouvelle problématique. En
1745, un contrat, probablement un prêt-à-intérêt auquel souhaite souscrire la
ville de Vérone, fait l’objet d’une controverse en Italie et donne lieu à de
nombreuses opinions dont certaines ne semblent pas être conformes à la doctrine
catholique. Pour éviter qu’elles s’étendent, le Pape Benoît XIV réunit des
cardinaux théologiens et canonistes, des religieux et un docteur en droit civil
et canonique afin de déterminer « les
points de doctrine auxquels les bruits qu’on a dernièrement répandus dans le
public semblaient porter atteinte. » [18]
Après avoir présenté leurs conclusions, le Pape les confirment et les
approuvent. Soulignons que l’encyclique est uniquement adressée aux archevêques
et évêques italiens. Sa portée est donc limitée à l’Italie.
La première conclusion des
experts concerne la définition de l’usure et le motif de son interdiction.
« L’espèce de péché appelée usure et
dont le lieu propre est le contrat de prêt – dont la nature demande qu’il soit
rendu autant seulement que ce qui a été reçu – consiste pour le prêteur à
exiger – au nom même de ce contrat – qu’il lui soit rendu davantage que ce qui
a été reçu et, par conséquent, à affirmer que le seul prêt donne droit à un
profit, en plus du capital prêté. Pour cette raison, tout profit de cette sorte
qui excède le capital est illicite et usuraire. »[19]
La définition de l’usure est donc traditionnelle. Elle est conforme à celle de
la Sainte Écriture et des Pères de l’Église. Néanmoins, ils reprennent les
conclusions des théologiens scolastiques : l’usure est condamnée car elle
apporte un profit malhonnête au prêteur quel que soit le montant du profit ou
la qualité de l’emprunteur, qu’il soit pauvre ou riche, même si l’emprunteur
s’est enrichi avec l’argent prêté. Car « le prêt n’exige, en justice, que l’équivalence dans l’échange » [20].
Il est néanmoins précisé
qu’au contrat de prêt peuvent être joints d’autres titres « qui ne sont pas absolument inhérents ni
intrinsèques à la nature du contrat du prêt considéré en général » [21],
titres qui autorisent légitiment le prêteur d’exiger plus que l’argent prêté.
Un profit licite et honnête est donc possible. Ces titres sont au nombre
de trois :
- le préjudice subi (« damnus emergens »), qui naît à cause du prêt qui démunit le prêteur ;
- le gain manqué (« lucrum cessans »), c’est-à-dire la perte de possibilités de gains qui auraient été possibles si le prêteur avait gardé son argent ;
- le risque de ne pas être remboursé à temps (« periculum sortis »).
- le préjudice subi (« damnus emergens »), qui naît à cause du prêt qui démunit le prêteur ;
- le gain manqué (« lucrum cessans »), c’est-à-dire la perte de possibilités de gains qui auraient été possibles si le prêteur avait gardé son argent ;
- le risque de ne pas être remboursé à temps (« periculum sortis »).
Ces trois titres procurent
une compensation et non un gain. Nous retrouvons les cas formulés par les
scolastiques et que nous avons décrits dans l’article précédent. Néanmoins, nous
constatons que le « lucrum cessans »
que Saint Thomas d’Aquin avait rejeté est devenu licite.
Cependant, il ne s’agit
pas de croire qu’« il sera toujours
permis de demander un surcroît modéré en plus la totalité du capital
prêté. » [22]
Selon Notre Seigneur Jésus-Christ, en de nombreuses occasions, le prêt simple
et nu, pour secourir son prochain, demeure la règle.
Après avoir approuvé les
raisons d’ordre naturel qui justifie la doctrine catholique sur l’usure, Benoît
XIV rappelle aux prélats que l'usure demeure un vice que la Sainte Écriture
condamne. Il les invite aussi à ne pas juger hâtivement ce sujet difficile de
manière extrême dans la sévérité ou dans l’indulgence puisqu’il réclame une
expertise tant un contrat demeure complexe. Il leur demande aussi aux prêteurs
de « déclarer, avant toutes choses,
le contrat qu’ils veulent passer, expliquer clairement et en détail toutes les
conventions qui doivent y être insérées, et quel profit ils demandent pour la
cession de ce même argent » [23]
afin de permettre de discerner s’il y a usure, même cachée. Benoît XIV termine
son encyclique en rappelant que la question de l’usure n’est pas secondaire.
Une tolérance devenue
incontournable
En dépit des interdictions
ecclésiastiques et de nombreux rappels de Rome, de nombreux États autorisent le
prêt à intérêt. En France, un des derniers pays à le rejeter, le prêt à intérêt
fixe est finalement autorisé le 3 décembre 1789. La Convention décrète que
l’argent peut être considéré comme une marchandise et par conséquent qu’il peut
être loué. Rapidement, les taux d’intérêt s’élèvent. Le code civil devra alors
fixer un taux légal (article 1907) au-delà duquel on parlera d’usure.
Avec le développement du
capitalisme et la généralisation du prêt à intérêt au XIXe siècle, il est bien
difficile de ne pas en souscrire un pour subvenir à ses besoins, voire éviter
la faillite ou la banqueroute. Certaines congrégations religieuses n’ont en
effet pas d’autres choix d’emprunter. Le Saint Office rappelle alors l’encyclique
Vix
pervenit, qu’il étend à toute l’Église en 1836, et sa prudence. En
1873, la Propagande de la foi l’interdit encore mais demande aux prêtres de se
montrer plus compréhensifs.
Une nouvelle conception du
prêt à intérêt
Au niveau théorique, on
essaye aussi de légitimer le prêt à intérêt. Des penseurs comme Pufendorf
(1632-1694) ou Turgot [24]
défendent l’idée que l’argent n’est pas stérile.
En 1831, un théologien,
Mastrafini, montre que l’argent a acquis une puissance redoutable dont le
prêteur se démet. Il mériterait alors une certaine rémunération. Il défend donc
l’idée d’une productivité virtuelle de l’argent par sa généralisation dans les
échanges et dans les flux qui organisent la vie économique et la croissance.
Les nouvelles conditions économiques justifieraient alors la levée de
l’interdiction.
D’autres théologiens montrent
aussi une évolution de la nature de l’argent. Ils distinguent l’argent sous
forme de monnaie qui demeure improductif, et l’argent comme « instrument de crédit, dont on ne peut
contester la réelle productivité. » Ce type d’argent est alors une des
causes de l’enrichissement de l’emprunteur. Sans cet apport de capital initial,
aurait-il pu travailler et obtenir par ses efforts un profit légitime ?
« À ce titre, une rémunération est
légitime et ne saurait être contestée en principe. »[25]
Le profit est ainsi distribué à tous ceux qui en sont la cause. Le motif
« lucrum cessans » justifierait donc le prêt à intérêt.
Finalement, la thèse
d’Aristote - « l’argent ne peut
gagner de l’argent » - est rejetée en raison de l’évolution de
l’argent qui est devenu un élément essentiel dans la vie économique non plus
comme moyen d’échange mais comme élément d’enrichissement. Le travail ne suffit
plus pour faire du profit. « Dans
une société économiquement avancée comme la nôtre, l'argent devient la
condition primordiale, sine qua non du profit. Le travail, l'initiative du commerçant, de l'industriel, sa diligence,
contribuent certes, et beaucoup, à l'accroissement de sa fortune, à
l'augmentation de ses richesses, mais tout cela — nous l'avons déjà signalé —
eût été improductif, si le capital, nécessaire pour la réalisation des projets
d'affaires du chef d'entreprise, n'avait pas été fourni au préalable par le
prêteur. Qu'on le veuille ou non, ce capital est en grande partie l'artisan de
sa prospérité. » [26]
Il est vrai que l’emprunteur peut ne pas s’enrichir et faire un mauvais usage
de l’argent prêté mais le prêteur n’y est pour rien. C’est un accident qui ne
doit pas l’impacter.
Un tel discours ressemble
fort à de la casuistique. Ne cherche-t-on pas en effet à trouver une solution
pour autoriser ce qui était interdit en raison de l’impossibilité de
l’interdire ? Ou encore, dit-on comme Calvin, la morale évolue en fonction
du contexte ? Les nouvelles thèses montrent en fait une évolution de la
notion de l’argent et son importance grandissante. Aujourd‘hui, cela manifeste
par la puissance de la finance dans la vie économique.
Ces thèses montrent aussi les
effets néfastes des discours scolastiques. Leurs démonstrations rationnelles se
fragilisent en raison de la faiblesse de la thèse d’Aristote et de la force de
nouveaux arguments rationnels opposés aussi valables, voire plus pertinents. En
outre, le prêt à intérêt n’est pas seulement interdit pour des raisons
rationnelles mais également pour des motifs moraux, qu’ont décrits les Pères de
l’Église, et parce que la Sainte Écriture l’a condamné. Or ces motifs ont été oubliés…
Une évolution dans
l’Église
Léon XIII |
En 1917, le canon romain
traite dans son article 1543 le prêt à intérêt mais se restreint au prêt de
consommation. Il annonce aussi deux petites révolutions. « Si une chose fongible est donnée à quelqu’un en propriété et doit être
restituée ensuite qu’en même genre, aucun gain à raison du même contrat ne peut
être perçu ; mais dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas
illicite en soi de convenir d’un profit légal à moins qu’il n’apparaisse comme
immodéré ou même d’un profit plus élevé si un titre juste et proportionné peut être
invoqué »[27].
L’article distingue d’abord le prêt de la prestation, celle-ci étant considérée
comme un service pouvant donner lieu à une rémunération, c’est-à-dire à un
intérêt s’il s’avère modéré, même à des taux supérieurs à ceux fixés par la loi
s’il existe des raisons sérieuses qui motivent cette décision. Pour l’Église,
la loi civile ne justifie pas l’usure.
Dans les traités de morale
catholique du début du XXe siècle, nous retrouvons ces prescriptions. « Le créancier ne peut, en vertu du prêt lui-même,
exiger aucun bénéfice, mais pour des raisons extérieures comme il s’en trouve
actuellement dans tous les prêts d’argent, on peut exiger des intérêts. »[28]
Dans la plupart des cas, il faut prendre
le taux fixé par la loi ou la coutume mais dans des circonstances
particulières, il est possible de demander plus. Ces motifs extérieurs au prêt
sont par exemple le grand risque de perdre son argent, le grand gain qu’on
aurait pu faire en ne le prêtant pas. Sans motifs sérieux, on pèche par usure.
Une nouvelle bataille pour
les Papes
L’encyclique Rerum
Novarum souligne en fait une nouvelle préoccupation des Papes. Le prêt
à intérêt ne fait plus l’objet de critique. Il n’est plus l’objet du débat. Le
principal combat est tourné désormais vers la spéculation et l’oppression de la
finance, que représentent les taux excessifs, même autorisés par la loi.
Dans le nouveau canon de
1983, le prêt à intérêt est même légitimé, voire encouragé. Un article demande
notamment de « payer au temps
prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et veiller à rembourser
à temps le capital »[29]
ou encore de bien placer l’argent dans l’intérêt de l’Église [30]
ou des fondations « avec prudence et
de façon utile »[31].
Le prêt à intérêt n’est donc plus considéré comme une pratique d’usure. Le
dernier catéchisme fait mention de
l’interdit de l’Ancien Testament mais pour le rattacher aux œuvres de
miséricorde. La véritable usure est l’exagération des taux d’intérêt. « Les trafiquants dont les pratiques usurières
et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité
commettent indirectement un homicide. Ceci leur sera imputé. »[32]
Dans certains pays,
certains n’hésitent pas à pratiquer des taux pour leur propre intérêt,
condamnant les emprunteurs qui ne payent pas à l’esclavage. Nous retrouvons la
situation qu’a connue la société romaine antique. Plus récemment, le 23
novembre 2005, Benoît XVI condamne la plaie sociale de l’usure. Il semble que
cette dénonciation porte sur l’endettement de l’Afrique et sur le Fond Monétaire
Internationale qui imposent des règles inhumaines aux pays endettés. Le même
jour, dans un congrès qu’organisait la commission Justice et Paix, le Cardinal
Tarsicio Betone dénonce aussi les « technocrates,
spécialement ceux des compagnies multinationales, de la Banque mondiale et du
Fonds Monétaire International qui imposent des conditions inacceptables telles
que la stérilisation obligatoire ou l’obligation de fermer les écoles
catholiques »[33].
Mais faut-il se tourner essentiellement
vers les pays en voie de développement ? Ne risque-t-on pas d’oublier le
sort des occidentaux, certes moins préoccupants, qui s’endettent pour de vains
plaisirs et se laissent enchaîner par la soif de consommation. Que deviendrait
même l’endettement de l’Afrique si cette course vers les biens périssables
n’était pas si vive dans les pays riches ? Le régime économique qui domine
aujourd’hui l’Occident cause aussi la perte des populations occidentales aujourd’hui
écrasées par la cupidité. Le soif de consommation qu’alimentent et attisent les
mirages des prêts à intérêts, si souvent dénoncés par les Pères de l’Église,
commet des dommages pitoyables dans les familles africaines comme dans celles
des pays occidentaux. Il est sans aucun
doute une des raisons de la pollution et de l’épuisement des ressources
naturelles tant décriés…
Conclusion
Pendant de nombreux
siècles, fidèle à la Sainte Écriture et aux Pères de l’Église, l’Église a
interdit la pratique du prêt à intérêt, cherchant à imposer des règles morales
à la vie économique. Mais encouragée notamment par les autorités
politiques, cette pratique n’a pas cessé de se développer au point de la rendre
incontournable. Impuissante, l’Église a fini par la tolérer pour centrer son
combat sur l’essentiel, c’est-à-dire sur les valeurs morales qui doivent régir
les activités économiques. Néanmoins, nous pouvons regretter qu’aujourd’hui,nombre de Chrétiens aient oublié les vices inhérents aux prêts à
intérêt. Les sermons d’un Saint Ambroise ou d’un Saint Basile restent en effet
d’une actualité frappante...
Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2017, article "L'usure, une faute contre la charité, selon les Pères de l'Église".
[1] Voir Émeraude, septembre 2017, article "L'usure, une faute contre la charité, selon les Pères de l'Église".
[2] Voir Émeraude, septembre 2017, article "L'usure, une faute de raison".
[3] Concile d’Arles
(canon 12) en 314, Concile œcuménique de Nicée (can.18) en 325, concile de
Tours (canon 13) en 461, concile d’Agde en 506
[4] 3e et 4e concile de Carthage, en 397 et 398.
[5] IIe concile de
Latran, Textes, XVIII, canon 13, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la
direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[6] IIIe concile de
Latran, Textes, XXVI, canon 25, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la
direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[7] IIIe concile de
Latran, Textes, XXV, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la
direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[8] R. Foreville,
article « Clément III », Dictionnaire
d’histoire et de géographie ecclésiastique, 1912.
[9] Voir IVe concile de
Latran, article 67, Textes, VIII, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome VI, Latran I, II, III et Latran IV, Raymonde Foreville, sous la
direction de Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[10] Voir la thèse L’usure
en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon
(milieu
du XIVe siècle-début du XVe siècle), Elsa Gabaude, École des chartes,
2011, theses.ens.sorbonne.fr.
[11] Elsa Gabaude, thèse
L’usure
en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon
(milieu
du XIVe siècle-début du XVe siècle).
[12] Elsa Gabaude, thèse
L’usure
en procès, Le gouvernement économique de l’Église au temps des papes d’Avignon
(milieu
du XIVe siècle-début du XVe siècle).
[13] Raymond de Roover, The
Rise and Decline of the Medicis Bank, dans Protestantisme et essor bancaire,
Jean-Jacques Perquel, www.aef.asso.fr.
[14] Adméar Fabri,
évêque de Genève, dans Protestantisme et essor bancaire,
Jean-Jacques Perquel.
[15] Jean de Gerson,
dans Jansénisme
et prêt à intérêt, R. Tavenaux, 1977, La propriété de la monnaie :
doctrine de l'usure et théorie de l'intérêt, Lapidus André.
[16] Constitution Inter Multiplices sur les mont-de-piété,
Ve concile de Latran, Textes, IX, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome X, Latran V et Trente, Raymonde Foreville, sous la direction de
Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[17] Constitution Inter Multiplices sur les mont-de-piété,
Ve concile de Latran, Textes, IX, dans Histoire des conciles œcuméniques,
Tome X, Latran V et Trente, Raymonde Foreville, sous la direction de
Gervais Dumeige, Fayard, 1965.
[18] Benoît XIV,
encyclique Vix pervenit, 2, 1er novembre 1745.
[19] Benoît XIV, Vix pervenit, 3, I.
[20] Benoît XIV, Vix
pervenit, 3, II.
[21] Benoît XIV, Vix
pervenit, 3, III.
[22] Benoît XIV, Vix
pervenit, 3, V.
[23] Benoît XIV, Vix
pervenit, 9.
[24] Turgot défendra la
thèse de Pufendorf en 1769 dans Mémoire sur les prêts d’argent.
[25] V. Cavalerra, Précis
de la doctrine sociale catholique dans Le prêt à
intérêt et l'usure au regard des législations antiques, de la morale
catholique, du droit moderne et de la loi islamique, Cardahi Choucri, Revue internationale de droit comparé,
volume 7 n°3, Juillet-septembre 1955, www.persee.fr.
[26] Cardahi Choucri, Le prêt à intérêt et l'usure au regard des
législations antiques, de la morale catholique, du droit moderne et de la loi
islamique.
[27] Canon 1917,
article 1543.
[28] R.P. Héribert Jone,
Précis
de théologie morale catholique, n°297, traduit de l’allemand par l’abbé
Marcel Gautier, 1934 ;
[29] Code de droit canon de 1983, canon
1284, 6°.
[30] Voir Code
de droit canon de 1983, canon 1294, 2.
[31] Voir Code
de droit canon de 1983, canon 1305.
[32] Catéchisme
de l’Église catholique, n°2269 dans Interdit ou toléré ? Le prêt
à intérêt après Vix pervenit, Jean-Claude Lapigne O. P. , Finance
& bien commun, 2005/1, n°21, http://www.cairn.info/revue-finance-et-bien-commun-2005-1-page-85.htm.
[33] Cardinal Tarsicio
Btone.
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