Pris
dans un violent orage d’été, Martin Luther voit tomber la foudre à quelques pas
de lui. Déjà torturé par de fréquentes crises d’angoisses, il sent son âme en
péril. Le feu du ciel lui apparaît alors comme un véritable signe divin. La
voie qu’il suit n’est-elle pas dangereuse ? Il décide alors de tout
quitter et de rejoindre l’existence rude et austère des moines augustins
d’Erfurt. Il consacre ainsi sa vie à Dieu afin de garantir à son âme le bonheur
éternel auprès de Dieu. Son père est alors furieux. « Le maître des Arts va devenir un fainéant »[1].
La
réaction paternelle ne nous étonne guère. L’époque n’est en effet guère
favorable à la vie religieuse. Depuis au moins le XVe siècle, les religieux sont
la cible de rudes critiques, notamment de la part des humanistes. Quelques
années plus tard, la vie religieuse fera l’objet des attaques de Luther et du
protestantisme. Les critiques s’accentueront au cours des siècles. Au XVIIIe
siècle, le moine et la moniale seront considérés comme des êtres décadents et
corrompus. La Révolution viendra à supprimer l’état religieux, les jugeant
comme des êtres inhumains.
Certes
les critiques contre les religieux ne datent pas du XVIe siècle. Dès le XIe
siècle, l’image du moine ripaillant est déjà un classique dans la littérature.
Mais les critiques ont changé. Avec les humanistes et les protestants, c'est le
monachisme en soi qui est condamné. Les attaques contre la vie religieuse portent aussi des coups au christianisme et à l’Église tant il semble en être
un de ses principaux éléments constitutifs. Nous allons donc désormais nous
pencher sur l’antimonachisme. Comme nous avons l’habitude, nous commencerons par
entendre les critiques de ses adversaires…
Le
combat contre le monachisme
Les premières
attaques sérieuses contre le monachisme datent probablement du XIVe siècle. Le Décaméron
de Jean Boccace (1313-1375) est un recueil de cent contes, pleins de verves et
de railleries à l’adresse des clercs et des moines. « Le Décaméron s'inscrit dans
une tradition antimonastique dans laquelle les religieux sont tournés en
dérision pour leur comportement scandaleux »[2]. Il dénonce leur avarice, leur hypocrisie et leur charlatanisme. Un religieux
s’emploie à duper un homme pour ravir sa femme. « Dieu veuille remédier à ces abus, en ouvrant enfin les yeux aux
imbéciles qui les nourrissent et les engraissent de leurs charités »[3]. Boccace
dépeint une société monastique corrompue qu’il abhorre.
Le
Décaméron
est un des nombreux ouvrages qui s’opposent à l’ascétisme et montrent un réel
dégoût pour la vie monastique. De nombreux auteurs poussent les religieux à
rejeter la pratique de la pénitence et à enfreindre leurs vœux, notamment
celui de la chasteté. Une véritable littérature païenne défend en fait une sorte
d’épicurisme, voire une véritable immoralité. Elle défend l’idée selon laquelle
le bonheur et le plaisir doivent être les seuls principes des actes humains.
« Je déclare et j’affirme que la
volupté est le vrai bien, et je l’affirme au point de soutenir qu’il n’y a pas
d’autre bien qu’elle. »[4] Les adeptes d'un tel épicurisme ne peuvent donc guère appréciés la vie dure et aride des moines. Parmi
les livres, nous pouvons citer Des Facéties de Pogge Bracciolini
(mort en 1459), De la Volupté de Laurent Valla (mort en 1457), ou encore Panormite
d’Antonio Beccadelli. Laurent Valla s’attaque directement contre l’institution
monastique avec De professione religiosorum. La vie religieuse lui apparaît
comme une vie monstrueuse.
Au
XVIe siècle, les critiques envers les religieux proviennent aussi des humanistes
chrétiens. Érasme (1467-1536) est sans-doute l’auteur le plus acerbe à leur
égard, notamment dans le Manuel du soldat chrétien (1504) et surtout
dans l’Éloge de la folie (1511). L’antimonachisme est l’un des thèmes favoris d’Érasme. Rabelais est encore plus ironique avec Pantagruel (1532) et Gargantua
(1535).
L’attaque provient aussi d’humanistes proches des protestants ou
convertis au protestantisme, comme Marguerite de Navarre, sœur du roi de
France François 1er, avec L’Héptameron[5]
(1559), ou Clément Marot avec Les Épigrammes (1544). Dans ces ouvrages, les moines sont
accablés de critiques acerbes et d’une vive satire, souvent grossières. Certes,
ils peuvent témoigner des vices qui sévissent dans des monastères et des cloîtres,
montrant ainsi leur décadence, mais leurs propos sont tels que ces scandales
qu’ils dénoncent paraissent comme inhérents à l’état religieux. Derrière leurs
moqueries et leur sarcasme, mortellement ironiques, se trouvent surtout des
idées qui vont à l’encontre du monachisme…
Marguerite de Navarre (1492-1549) |
La
vie religieuse est aussi la cible de traités plus sérieux. Dans son livre De
votis monasticis, publié en latin, en 1522, Luther remet en cause les
vœux monastiques et donc le fondement du monachisme. Ce traité connaît un
succès important. Il influencera notamment Marguerite de Navarre. La doctrine
du salut par la foi seule s’oppose aussi bien à l’ascétisme qu’aux principes
des vœux sur lesquels repose l’état monacal. L’état religieux est donc
inconcevable dans la conception chrétienne du protestantisme. Avec la doctrine
de la double prédestination, Calvin rend encore plus vaine toute vie
religieuse.
Ainsi,
les critiques contre le monachisme du XVIe siècle proviennent des humanistes païens
ou chrétiens, et des protestants. Elles portent aussi bien sur des faits
témoignant une décadence monastique que sur le principe même de l’état
religieux. Le combat est donc moral et doctrinal.
Une
des premières critiques que nous pouvons noter porte sur l’orgueil des moines. Érasme les accuse de se
vouloir « plus saints que le Christ »[6]. Selon le père de l’humanisme, les moines considèrent l’état religieux comme le modèle
par excellence de la vertu chrétienne, voire le seul chemin du salut possible
sur cette terre. Ainsi, ils s’enorgueillissent d’avoir fait le bon choix allant
jusqu’à mépriser les autres. Finalement, le salut ne sera pas possible en
dehors des monastères et des couvents. Luther dénonce aussi vivement cette
folle prétention. Les moines sont alors accusés de sectarisme et de vouloir
s’approprier du Christ. Toujours selon Érasme, leur prétention est en effet tellement
grande que les moines mettent leur Ordre sur le même plan que la religion
fondée par Notre Seigneur Jésus-Christ.
Les
critiques vont alors montrer toute la folie de cette prétention. Laurent Vala
tente même de démontrer que l’état monastique est moins parfaits que celui des laïcs
puisque ces derniers demeurent dans le siècle et sont exposés à toutes les
tentations. Ceux qui se dirigent selon leur conscience ont donc plus de mérites
que ceux qui suivent une règle.
Érasme
montre surtout que les moines ne sont guère à la hauteur de leurs prétentions.
« Beaucoup de prennent pour des
Antoines et des Pauls […] alors qu’intérieurement, ils sont tout suants de
haine et d’envie, […] gonflés d’orgueil, d’humeur sombre et intraitable, et
s’aiment eux-mêmes. » Ils ne pratiquent donc pas les vertus
chrétiennes, et ne demeurent guère fidèles aux commandements et aux conseils de
Notre Seigneur Jésus-Christ, qui finalement les a déjà condamnés. « La plupart d’entre eux attachent une telle
importance à leur cérémonie et aux traditions humaines qu’ils s’imaginent que
le ciel n’est pas un trop haute récompense pour tant de mérites. Ils ne songent
pas que le Christ, dédaignant tout cela, leur demandera s’ils ont été fidèles à
son précepte de charité. »[7]
Comme
des pharisiens, ils veulent être tellement des modèles de piété et de saints
parfaits qu’ils deviennent prisonnier de leur Règle, c’est-à-dire de rites et
de coutumes purement humains au détriment de la charité. Et lorsque la Règle
est pratiquée, elle est suivie sans esprit intérieur. En clair, Érasme dénonce
leur hypocrisie. « L’un étalera sa
bedaine, farcie de toutes sortes de poissons, l’autre videra cent boisseaux de
psaumes ; un troisième comptera des myriades de jeûnes et ajoutera qu’il a
faut autant de fois un seul repas où il a failli crever » [8]. En
fait, ce ne sont pas de vrais chrétiens. « La religion se rencontre rarement chez eux » [9], dit-il. Et
le monde n’en est pas dupe. « Le
genre humain tout entier les abhorre si bien que leur rencontre est d’un
funeste présage. Ce qui n’empêche pas qu’ils aient la meilleure opinion
d’eux-mêmes. » [10]
Le
moteur, fauteur de divisions
L’écart
entre leur vocation et la réalité se manifeste aussi dans les querelles qui
divisent les ordres et les congrégations. Érasme dénonce la profonde division
du monde religieux et les incessantes disputes qui divisent les différentes
familles religieuses. Dans leurs différents, elles ne sont guère fidèles à
l’esprit de charité et d’unité qui devraient les guider. Les moines,
dit-il, « se méprisent d’un
ordre à l’autre […] ce qu’ils ambitionnent n’est pas de rassembler au Christ
mais de se différencier entre eux. »[11] Érasme
compare leurs divisions à celles que dénoncent Saint Paul dans sa première
épître aux Corinthiens. Les religieux se disputent au nom de leur fondateur, ce
dernier prenant la place à Notre Seigneur Jésus-Christ.
Le
retour du moine paillard et lascif
Erhard Schön, gravure (1491-1542) ou l’image terrible du moine dévoyé |
Le
moine corrompu est en effet un des types de personnage bien codifiés dans une
certaine littérature. De nombreux contes, fabliaux et autres écrits du XIe
siècle dénonçaient déjà les religieux comme porteurs de tous les maux :
richesse, avarice, cupidité, couardise,
gourmandise, paresse, oisiveté, jalousie, esprit de discorde, etc. La Bible
du moine et poète Guiot ou la Carmen ad Robertum d’Adalbéron en
sont des exemples de récits particulièrement défavorables à la vie religieuse.
Aux XIIIe et XIVe siècle, des fabliaux mettent aussi en scène des moines
débauchés, lubriques ou rusés pour amuser leurs lecteurs. C’est le cas du Roman
de Renard ou de quelques œuvres de Rutebeuf comme Rêve de Moine ou Frère
Denis. Le moine apparaît ainsi comme un être plein de dérision et donc
comique. Il est finalement décrit comme un perturbateur et un transgresseur de
l’ordre social. Le moine inquiète en dépit du rire qu’il inspire. Mais le
monachisme en soi n’est pas l’objet de critiques. C’est sa dérive qui est
souligné. Les ermites ou les Chartreux font ainsi l’objet d’éloge et de
vénération.
Au
XVIe siècle, l’image du moine dépravé ne sert plus à amuser les lecteurs ou à
montrer les manquements à la Règle. Elle porte le discrédit sur toute vie
religieuse. Dans son Heptaméron, Marguerite de Navarre
raconte des scènes très grivoises sur des religieux, montrant surtout leur
appétit sexuel. Elle semble insinuer que cette licence est inhérente à la vie
monastique. Par conséquent, toute réforme serait inutile.
Le
moine ignorant
Les
humanistes s’attachent à dénoncer l’ignorance des moines et leur abêtissement.
Selon Érasme, les moines refusent de s’ouvrir à la connaissance. Les moines
« considèrent comme le comble de la
piété de pousser l’ignorance jusqu’à ne pas savoir lire. […] Ils braillent comme des ânes dans les églises en
chantant leurs psaumes, dont ils savent l’air mais dont ils ne comprennent pas
un mot »[12]. Cette
critique est mêlée aux attaques qu’ils mènent contre les scolastiques.
Selon
Érasme, cette ignorance n’est pas
seulement un fait constaté. Elle est surtout prescrite par les règlements des
religieux. « Ils estiment que le
comble de la piété est d’avoir si peu de teinture des lettres qu’ils ne sachent
même pas lire. »[13] Il
s’attaque alors aux fondateurs des ordres qu’il considère comme « des ennemis tout à fait acharnés des
lettres. » Saint Benoît et Saint François, ce ne sont que des
incultes, nous dit-il.
Rabelais
dénonce aussi cet abêtissement. « Bien
plus vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à fore de trinqueballer
leurs cloches […]. Ils marmonnent grand renfort de légendes et psaumes
nullement par eux entendus [= compris]. Ils content force patenôtres
entralrdées de longs Ave Maria, sans y penser ni entendre. Et ce[la] j’appelle
moque-Dieu et non oraison. »[14]
Par
conséquent, ignorants et abêtis, les religieux se ferment finalement à l’esprit
des Temps modernes.
Le
monachisme, dépassé et déconnecté des Temps modernes
En
fait, les humanistes tentent de démontrer l’inadaptation du monachisme au monde moderne, à celui de la Renaissance. Le moine apparaît comme un modèle dépassé et
sclérosé, celui d’une époque médiévale qu’il faut certes considérer avec
respect mais ne pas prolonger. Dans le Pantegruel, Rabelais décrit une
bibliothèque monastique et énumère toute une série de livres en latin, aux noms
ridicules et abscons. L’ignorance du moine est mise en exergue alors qu’en
pleine Renaissance, les langues nationales se développent et le grec est mis en
honneur.
On
critique aussi le communautarisme et la passivité du moine en une époque où
l’individu est valorisé, la mortification du corps et les exercices ascétiques
qui abîment le corps ou encore le froc et le voile qui le cachent alors qu’il
est sublimé. « Pour l’humanisme,
d’une part, la pauvreté et la mendicité constituaient une dévalorisation de la
personne humaine. Pour la Réforme, d’autre part, avec sa relecture assidue de
l’Ancien Testament, la richesse et l’opulence étaient signes de la bénédiction
divine. »[15]
Le
moine est finalement décrit comme le contraire de l’idéal de son temps, un être
dépassé et obsolète. Il est l’antithèse du condottiere, de l’aventurier ou
encore du conquistador. Le moine n’apporte rien à la société. Il est inutile,
pire encore, c'est un parasite. Le moine est « beau despescheur d’heures, beau desbrideur de messes, beau descroteur
de vigiles »[16]. On rie
de ses « moyneries ». Les
vœux religieux « statufient »
les hommes.
Une
force oppressive
L'oppression est d’abord individuelle. Un personnage d’un ouvrage
d’Érasme décrit l’état religieux comme « un nouveau genre d’esclavage inventé sous le couvert de la religion ».
Au lieu de renier ses propos, un autre personnage les précise. « Si on regarde la plupart des couvents, ce
que dit le jeune homme n’est que trop vrai. Là où l’on consacre pas à l’étude
des lettres sacrées, là où n’est pas la vigueur de l’Esprit, là où l’on ne
trouve pas la charité adoucissant tout, là où les chefs n’encouragent pas par
l’exemple de leur vie, ne repaissent pas les cœurs de la parole de Dieu et
n’exhortent pas amicalement, mais se contentent, avec un orgueil plus que
tyrannique, de commander et de sévir, qu’y a-t-il d’autre qu’un misérable
esclavage sous le couvert de la religion ? Ailleurs, on peut assurément
vivre pieusement ; là, ce n’est pas possible. Et des monastères comme
ceux-là, il n’y en que trop un peu partout. »[17]
L’oppression individuelle s’explique, selon Érasme, par la volonté d’appliquer une règle à tous les moines, sans distinction. « Rien n’est plus inique, dit-il dans son Éloge de la folie, que l’égalité entre êtres si inégaux. » La règle efface la personnalité du religieux et ne tient nul compte de la variété des hommes. « Les uns ont telle qualité, les autres telle autre ; les uns sont séduits par une chose, les autres par une autre ; et il y a mille manière d’amener les hommes à la piété. »[18] Rabelais inventera la célèbre abbaye de Thélème qui a la particularité d’être libre « en leur règle n’était que cette clause : Fay ce que voudras. ». En outre, les religieux appliquent davantage la règle, c’est-à-dire des prescriptions humaines, au lieu de suivre la règle du Christ.
Toujours selon Érasme, tout moine devrait pouvoir quitter son monastère sans craindre d’être condamné comme apostat. Dans Hieronymi Stridonensis vita, publié en 1517, il montre qu’aupavarant, notamment au Ve siècle, chaque religieux était libre et pouvait quitter son monastère. Il condamne donc un des principe du monachisme qu'est la stabilité.
Cette oppression individuelle s’exerce aussi, nous dit-il encore, pour recruter de nouveaux adhérents. Dans son Éloge de la folie, il décrit ainsi un maître cherchant à entraîner un adolescent dans la vie religieuse en le terrorisant par la menace de la damnation « comme s’il dressait un poulain ».
L’oppression est aussi d’ordre social. Sont alors dénoncés l’intolérance et le fanatisme des moines qui entretiennent la guerre et la violence. Les ordres mendiants sont surtout les cibles privilégiés. Ce n’est guère étonnant. Ce sont les inquisiteurs par excellence. Érasme accuse même les religieux d’oppresser la société, chaque ordre essayant d’exercer son emprise sur la société entière.
L’opposition
doctrinale au monachisme
Le
monachisme n’est pas seulement la cible de la verve des humanismes. Il est
aussi au cœur des controverses théologiques. Deux thèses sont au centre des
contestations. La doctrine de la justification par la foi seule de Luther
s’oppose radicalement à l’ascétisme pratiquée dans les monastères. Luther
s’oppose aussi naturellement aux vœux religieux. « Les apostats sont religieux et les religieux sont apostats. »[19] La
doctrine de Calvin, celle de la double prédestination, s’oppose encore plus
radicalement à la vie religieuse. Le protestantisme devient ainsi un ardent
adversaire du monachisme.
Très
influencé par Luther, Marguerite de Navarre accuse aussi ses contemporains de
se fier à des moines, c’est-à-dire à des créatures, qui abusent de leur
autorité. « Ceux qui devraient avoir
pour seule mission de favoriser l'élan vers Dieu (…) se complaisent à faire
figure d'intercesseurs tout-puissants »[20]. Elle
remet surtout en cause le modèle que les moines proposent et une doctrine qui
trompe la naïveté des croyants. Elle dénonce certes le mal-vivre des moines
mais ses attaques portent sur le mal-croire.
La
seconde thèse protestante qui remet en cause le monachisme est le refus de distinguer le religieux du laïc. « Ceux qui entrent en un cloître pour se faire
moines, se séparent et aliènent de l'Église. C'est un fait qu'ils font un
gouvernement à part et une administration des sacrements séparée des autres. Si
cela n'est dissiper la communion de l'Église, je ne sais quelle plus grande
dissipation il peut y
avoir ! »[21] Les
protestants, Luther le premier, ne peuvent admettre une séparation entre les
laïcs et les moines dans la quête de l’ascétisme ou de la sanctification.
L’état religieux leur est une aberration. Leur antimonachisme résulte alors d’une
ecclésiologie particulière.
De
votis monasticis, la condamnation des vœux monastiques
Le veau-moine de Freiberg d 'après Lucas Cranach l'Ancien |
Luther considère les vœux monastiques comme le crime le plus odieux. Il les résume souvent en celui de la chasteté. Comme seule la foi assure le salut, les efforts que réclament les vœux sont inutiles. Ils impliquent un orgueil qui, encore plus odieux, se voile d’une aspiration à la sainteté. En prononçant ses vœux, le moine se voue à la chasteté alors que cette faveur n’est donnée que par Dieu. « II n'y a sur cette terre ni vierge ni célibataire sans concupiscence. Mais cette misérable foule ignorante ne sait pas même pourquoi cette continence est conseillée. Car ils observent ce conseil, pensant que la continence est une œuvre de grand prix, d'où dépendent le salut et la gloire. »[23] Les vœux se fondent sur le principe des bonnes œuvres, principe que Luther juge erroné.
En
outre, en s’obligeant à de tels efforts, vains en principe puisque l’homme
n’est que pécheur, le moine ne fait finalement qu’exacerber l’incontinence et
vivifier le désir. « Si tu voulais
contraindre un incontinent à la continence, quelles grandes souillures, combien
de fornications, combien d'adultères et quels maux ne provoquerais-tu pas ?
» Au lieu de la refréner, il l’excite et finalement explose, ne faisant que
perpétuer le vice. « II n'y a nulle part
moins de chasteté que chez ceux qui en on fait vœu. Presque tout est souillé,
qu'il s'agisse des flux immondes ou d'une brûlure perpétuelle et de la flamme
inquiète du désir.» Ainsi Luther justifie les vices des moines. Les abbayes
ne sont que des lieux de débauche.
Mais
Luther poursuit en accusant les moines de dissimuler leur incontinence dont ils
sont généralement victime et donc l’impossibilité de demeurer fidèles à leur
vœu. Par leur dissimulation, ils confortent donc mutuellement leurs erreurs. Pour
renforcer sa thèse, il n’hésite pas à décrire des scènes odieuses, celles de la
chair et à l’encontre de la vie. Le but est bien de choquer le lecteur.
Son
livre a pour but de soulager les consciences de ceux qui veulent quitter leur
monastère ou leur cloître. Plus tard, « j’ai traité ici de la cause qui est sure et qui suffit à libérer du vœu
les consciences, savoir l’impiété et la piété. »[24] Il
dépeint le vœu comme un pacte diabolique. Il est donc nécessaire de le casser
puisque ce sont des vœux impies. « Qu’est-ce
donc que ce vœu sinon un pacte conclu avec des démons ? Ce sont des
enseignements démoniaques, des erreurs et des mensonges dont tu as fait vœu,
dit l’Esprit, ton Dieu, et toi, tu ne sais pas encore si tu dois t’affranchir
de ce vœu et l’abandonner ? »[25]
Conclusion
Ainsi
les humanistes, ou du moins ses plus célèbres représentants, en particulier
Érasme, critiquent sévèrement les moines de leur temps en usant d’une ironie
cinglante et particulièrement dévastateur, avec des images grossières et
traditionnelles. Leurs écrits font rire et ce rire touche le lecteur. Il s’agit
aussi de captiver le lecteur et de l’émouvoir afin qu’il plaigne la victime et
rejette l’accusé qu’est le moine. Leur méthode est particulièrement efficace.
Ils
dénoncent l’orgueil des moines, leur hypocrisie, leur duplicité, leur
abêtissement, leur obscurantisme, leur licence... En clair, les moines
reflètent tout ce que condamne Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils représentent
aussi l’antithèse des Temps modernes. Si le monachisme était bon hier, il est
devenu dépassé, inadapté, périmé donc inutile, voire parasitaire. C’est une
machine qui abrutit les hommes et les déshumanise, concluront les
révolutionnaires.
En
condamnant avec une telle vigueur la vie religieuse, ces humanistes portent un
coup terrible sur le monachisme. Ils finissent par présenter les vices comme
des états constants des moines et donc propres à leur état. En fait, leur
principale accusation semble porter sur le monachisme en lui-même, qui d’une
part implique une distinction avec l’état laïc, et d’autre part, devait être plus
propre à la sanctification.
Luther
puis Calvin apportent les doctrines religieuses nécessaires pour justifier la
condamnation du monachisme. Non seulement l’état religieux se fonde sur le
principe erroné de la valeur salvatrice des bonnes actions, principe né de
l’orgueil, mais encore les vœux qu’il implique ne feraient qu’exciter les
désirs et perpétuer les vices. Ainsi le monastère est l’école du mensonge ou
encore la maison du vice. Luther a fortement influencé certains humanistes
comme le pensent certains commentateurs. Les protestants refusent aussi de
distinguer les deux états, religieux et laïcs, allant même rejeter l’état
ecclésiastique, au nom du sacerdoce universel. Sans partager leurs doctrines,
les humanistes et les protestants se rejoignent dans leurs critiques,
s’influençant mutuellement.
Qu’elles
émanent des humanistes ou des protestants, qu’elles soient morales ou
doctrinales, ces critiques ne veulent pas vraiment réformer le monachisme pour
que cessent les scandales. Les images d'un moine idéale sont rares dans leurs
œuvres, voire inexistantes. Elles rejettent purement l’état religieux. Elles
veulent simplement supprimer les monastères et les cloîtres. Les moines leur
apparaissent comme une œuvre du diable ou contraire à la vie chrétienne.
Notes et références
[1] Cité par Michel Perronnet, Lize Roy, Le XVIème siècle, 1492-1620, Hachette éducation, 2013.
[1] Cité par Michel Perronnet, Lize Roy, Le XVIème siècle, 1492-1620, Hachette éducation, 2013.
[2] Diana Derrez, Du
Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre : littérature
d'imitation ou de détournement ?, Littératures, 2011, https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00737848.
[3] Boccace, dans Du
Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de Marguerite de Navarre : littérature
d'imitation ou de détournement ?, Diana Derrez.
[4] Laurent Valla, De la
Volupté, dans Histoire de l’Église, Dom. Ch. Poulet,
Tome I, 3ème partie, 2ème période, chap. IV, 1935.
[5] L’Heptaméron
est le recueil de 72 fables, semblable dans leur structure avec le Décaméron
de Boccace. Composé d’abord par Marguerite de Navarre qui est morte avant de
l’achever en 1549, le texte a ensuite été repris et publié une première fois en
1558 puis une seconde fois en 1559. En 1698, une nouvelle version en
« beau langage » est publié.
[6] Érasme, Éloge
de la folie.
[7] Érasme, Éloge
de la folie.
[8] Érasme, Éloge
de la folie.
[9] Érasme, Éloge
de la folie.
[10] Érasme, Éloge
de la folie.
[11] Érasme, Éloge
de la folie.
[12] Érasme, Éloge
de la folie.
[13] Érasme, Éloge
de la folie.
[14] Rabelais, Gargantua
dans L'anticléricalisme
croyant : de l'oxymore à l'anthropologie du vivre religieux, Thierry Wanegffelen, Annales de l’Est,
Presses Universitaires de Nancy, 2007.
[15] G. Audisio, Les
Vaudois. Histoire d’une dissidence. XII-XVIe siècles, Fayard, 1998.
[16] Rabelais,
Gargantua, 1535, chap. 27.
[17] Érasme, dans Les
Colloques d’Érasme, Réforme des études, réformes des mœurs et
réforme de l’Église au XVIe siècle, Presses universitaires de Lièges,
2013.
[18] Érasme, De utilitate colloquaorum.
[18] Érasme, De utilitate colloquaorum.
[19] Martin Luther, Œuvres,
Genève, Labor et fides, 16 vol., 1957-1993, Le
jugement de Martin Luther sur les vœux monastiques.
[20] Marguerite de
Navarre, Heptaméron, dans L'Heptameron de Marguerite de Navarre,
Nicole Cazauran, dans Du Décaméron de Boccace à l'Heptaméron de
Marguerite de Navarre : littérature d'imitation ou de détournement ?,
Diana Derrez.
[21] Calvin, Institution
chrétienne, livre IV, chap. XVI dans La vie monastique et la Réforme
deux interpellations réciproques, conférence prononcée lors de la
journée œcuménique, le 21 janvier 1981, à l’abbaye de Saint Maurice et Saint
Maur de Clairvaux (Luxembourg).
[22]François
Lambert, Lettre à tous les frères mineurs, 1523 dans Luther
et le monachisme aujourd’hui : lecture actuelle de De votis monasticis,
René H. Esnault, Labor et Fides, 1964.
[23] Luther, De
vocis monasticis, dans La chair, la mort, le diable : le monachisme
dans l'Heptaméron et la doctrine de Luther, Loskoutoff Yvan, Revue de l'histoire des religions,
tome 215, n°4, 1998, www.persee.fr.
[24] Luthe, Lettre à Amsdorf, 9 septembre 1521 dans Luther et le monachisme aujourd’hui : lecture actuelle de De votis monasticis, René H. Esnault.
[25] Luther, De votis monasticis, dans Martin Luther, Matthieu Anold, 2017.
[24] Luthe, Lettre à Amsdorf, 9 septembre 1521 dans Luther et le monachisme aujourd’hui : lecture actuelle de De votis monasticis, René H. Esnault.
[25] Luther, De votis monasticis, dans Martin Luther, Matthieu Anold, 2017.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire