Les
relations entre l’État et la religion sont parfois au centre de certains faits
d’actualité. Elles soulèvent des questions auxquelles, aujourd’hui, seul le
laïcisme tente de répondre. Rares sont en effet les autres voix. Il est vrai
qu’elles sont rapidement muselées quand elles tentent d’apporter une autre
réponse. Le laïcisme est si intimement lié à notre régime politique que sa
remise en cause pourrait être une menace à l’ordre établi. Pourtant, dans notre
histoire, il y a eu d’autres solutions.
Pendant
des siècles, le « gallicanisme », sous différentes
formes, a régi les relations entre le royaume et les autorités religieuses,
principalement le pape. Il est un mouvement ou encore un esprit qui a
imprégné les différents rouages de l’État et la vie politique de notre pays.
Dans son traité des « libertés
gallicanes », Pierre Pithou a exprimé les maximes du « gallicanisme » telles qu’elles
étaient perçues au XVIe siècle. Son ouvrage défend l’idée de la souveraineté toute-puissante du roi et la limitation du
pouvoir pontifical au point de rendre le roi de France maître de l’Église dans
son royaume. Cependant, le « gallicanisme »
est toujours animé d’une fidélité à l’égard
du pape qu’il reconnaît comme le chef de l’Église. Il ne cherche pas la
rupture avec Rome qui pourrait conduire à un schisme.
Le
« gallicanisme » qu’exprime
ce juriste et que défendront les parlementaires soutient et affermit donc la
souveraineté du roi. Il ne se borne pas au domaine temporel. Il empiète aussi le domaine religieux.
Il défend en effet l’indépendance du roi dans son royaume. Il est vrai qu’il ne
s’inquiète guère des questions doctrinales, fondant essentiellement ses maximes
sur le droit coutumier et sur une histoire sans-doute idéalisée. Il demeure en
fait très pragmatique. Mais d’autres gallicans perçoivent la fragilité de cet
édifice. Edmond Richer est un de
ceux qui veulent fournir au « gallicanisme »
un fondement plus solide en y associant une doctrine. Mais par-là, ne
s’éloigne-t-il pas justement du « gallicanisme » ?
Edmond
Richer (1559-1631), un personnage influent de l’Université de Paris
Edmond
Richer est le second fils d’une famille nombreuse et pauvre de Champagne. Domestique
au collège du Cardinal Lemoine à Paris, il assiste à certains cours avant qu’un
docteur ne le remarque et lui permette de les suivre plus assidument. Plus
tard, il devient professeur de logique puis de philosophie avant d’achever ses
études de théologie à la Sorbonne. Il est alors un ligueur zélé.
Nous
sommes en effet en pleine de guerre de religion. Pour s’opposer aux protestants
et à leurs avancées, des associations de catholiques s’unissent dans
différentes régions et à Paris. En 1585, après la mort du duc d’Alençon, qui
laisse Henri, roi de Navarre et protestant, seul héritier du trône, un
mouvement national catholique, intitulé la Ligue, se crée sous la direction du
duc Henri de Guise. Toute puissante, elle devient maîtresse de Paris. Elle
domine aussi les états généraux. Après l’assassinat du duc de Guise par Henri
III, des provinces tenues par Ligue se soulèvent contre le roi. Ce dernier
finit par être assassiné en 1589. La Ligue oppose alors une vive résistance
contre Henri de Navarre, devenu roi sous le nom d’Henri IV, le 27 février 1594
après son abjuration à la foi protestante et sa conversion au catholicisme. Par
ses excès et ses défaites, soutenu par un roi étranger, le roi d’Espagne, la
Ligue devient impopulaire, recule et finit par se rallier au roi de France en
1595. L’année précédente, Richer a abandonné la Ligue pour se rallier à la
cause d’Henri IV.
Docteur de théologie en 1592, Richer est
un prédicateur reconnu. Sa réputation est
grande dans les milieux universitaires. En 1597, il devient grand maître du
collège du cardinal Lemoine, une sorte de directeur avant d’en devenir aussi
principal. L’accumulation de ces deux charges lui confère ainsi une forte autorité au sein du collège.
Il y accomplit une « œuvre remarquable au
point de vue matériel, intellectuel et moral. »[1] Richer
participe aussi à la réforme de l’Université de Paris, voulue par Henri IV, et
en devient en 1601 censeur pour la Faculté de Théologie. Il est muni de tous
les pouvoirs.
Richer,
le Graccus des libertés gallicanes
En
1605, Richer souhaite faire publier les œuvres de Gerson, du cardinal d’Ailly,
de Jacques Almain et Jean Major dont il est disciple enthousiaste. Ils sont
reconnus comme étant des partisans de
doctrines conciliaristes attachés aux « libertés gallicanes ». Mais
le nonce apostolique refuse leur publication. Une Apologie de Gerson,
publiée à Venise, le fait alors connaitre comme un fervent gallican.
En
1608, Richer est choisi syndic de la Faculté de théologie de Paris,
c’est-à-dire son directeur et son guide spirituel. Armé de ses pouvoirs, il
rétablit la discipline et tente d’affermir le gallicanisme au sein de l’école.
Après
l’assassinat d’Henri IV, Richer fait censurer les ouvrages favorables au
régicide et à la déposition des souverains par le pape. Il s’oppose à toute thèse exaltant l’autorité du pape au détriment de
celle du roi et des conciles. Dans deux incidents, il s’oppose aussi aux
Jésuite et aux Dominicains, favorables à la supériorité du pape sur le concile.
En juin 1611, soutenu par des arrêts parlementaires, Richer remet au Premier
Président du Parlement un ouvrage anonyme intitulé Libellus de Ecclesiastica et
Politica Potestate puis le publie à trois cents exemplaires. Il est
approuvé par le roi Jacques Ier d’Angleterre, qui y voit une confirmation de sa
souveraineté sur l’Église.
L’ouvrage
soulève une forte opposition au sein du clergé. Le cardinal du Perron,
archevêque de Sens et métropolitain du diocèse de Paris, attaque l’ouvrage et
présente les menaces qu’il présente sur la royauté et sur l’Église. Une
commission d’ecclésiastiques propose au pape Paul V une censure contre son
ouvrage, condamnations qu’il approuve. En 1612, un concile tenu à Sens
officialise la censure et la publie dans toutes les paroisses de Paris. Sont
excommuniés les propagateurs du Libellus que l’Index inscrit au
catalogue des livres défendus l’année suivante.
Mais
Richer n’accepte pas la censure et fait un appel comme d’abus de la sentence du
concile de Sens. C’est un échec. Il est aussi évincé du syndicat en dépit de
l’appui du Parlement. Cependant, Richer
reste un chef de parti gallican écouté et redouté. Dans sa retraite, il
rédige De Potestate Ecclesiae in rebus lemporalibus, qu’il ne peut publier
de son vivant…
Le
richerisme, une nouvelle répartition des pouvoirs dans l’Église
Synthétisons
les idées d’Edmond Richer. Il défend d’abord la souveraineté de l’évêque dans son diocèse, étant de droit divin.
Il est complètement autonome au point que l’Église du royaume de France est une
sorte de confédération de diocèses. Tous les évêques sont égaux et réunis.
Toutefois, l’évêque n’est pas un maître
absolu. Il dépend des décisions du concile auquel il doit rendre compte de
son mandat. Il ne peut rien faire dans son diocèse sans l’assentiment et le concours de ses prêtres qui prennent part
au gouvernement du diocèse. L’union des évêques et des prêtres se réalise dans
les conciles régionaux et nationaux.
Edmond
Richer demande que l’évêque et les prêtres soient choisis par élection à
laquelle participent aussi les laïcs. Ces derniers interviennent dans les
élections ecclésiastiques par approbation de la nomination des candidats. Il
est donc impossible de leur imposer un pasteur qui ne leur convient pas.
Néanmoins, les laïcs ne sont pas à l’origine des évêques et des prêtres. Le fondement demeure l’ordination qui reste
de droit divin.
Edmond
Richer ne définit pas seulement la hiérarchie ecclésiastique dans le royaume de
France. Il va au-delà, considérant l’Église
comme un ensemble d’Églises nationales autonomes. Le concile œcuménique est
alors la réunion des représentants des Églises nationaux. Tout individu, y
compris laïc, peut aussi y intervenir. À l’image des États généraux, il est
convoqué par le pape d’une manière intermittente en cas de nécessité ou de
manière régulière, tous les dix ans. Le
pape est certes à la tête des évêques mais uniquement de manière honorifique,
c’est-à-dire sans pouvoir ni autorité sur eux. Il n’a que des pouvoirs
symboliques.
L’origine
du pouvoir conciliaire étant divine, son autorité est supérieure à celle du
pape. Edmond Richer confère au concile
œcuménique l’infaillibilité en matière de foi et le pouvoir suprême dans l’Église
puisque l’ordre hiérarchique est comme rassemblé dans sa totalité. Par
conséquent, toute décision en matière de foi fait force de loi. Elle est
définitive et inattaquable. En matière disciplinaire, tous doivent se conformer
aux décisions du concile. Mais ces dernières peuvent être modifiées si le bien
de la communauté l’oblige. Néanmoins, toute décision ne peut aller à l’encontre
d’un décret conciliaire.
Le
pape peut aussi accorder des dispenses et modérer leur rigueur mais il agit au
nom du concile. Il semble que cela soit son seul véritable pouvoir. Soumis au concile, le pape exerce une
autorité dans l’Église mais non sur l’Église. Il peut aussi excommunier
mais selon des limites. Ses effets ne peuvent qu’être spirituels. Cela revient
à lui déposséder de toute action dans le
temporel.
Le
richerisme : l’affermissement de l’autorité du roi dans l’Église
Au
niveau temporel, Richer défend l’idée
de l’origine divine des gouvernements. Parmi les trois régimes classiques,
que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, il donne à la société le droit de choisir son
régime, un régime voulu et créé par Dieu. Dans le cas d’une royauté, le
peuple choisit son roi et, ensemble, ils concluent un pacte. Ainsi la société
est l’intermédiaire entre Dieu et le roi. L’autorité
civile est ainsi transmise par Dieu à la société qui la communique à son tour
au roi. Il n’y a pas de délégation de pouvoir mais plutôt une
communication. Après avoir communiqué le pouvoir, le peuple s’efface. C’est
pourquoi le roi ne dépend que de Dieu.
Personne ne peut le contraindre alors qu’il peut tout sur ses sujets. Il n’est
pas non plus responsable devant le peuple, y compris en cas de violation du
contrat. Il est finalement inviolable.
Selon
Richer, le roi est indépendant dans le
temporel alors que l’autorité dans le spirituel réside dans le clergé. Au
spirituel, le roi est donc soumis au clergé. Mais dans les affaires
temporelles, y compris aussi tout ce qui
touche à la vie sociale de l’Église et à sa discipline, le pape, qui peut
conduire des affaires spirituelles, n’exerce aucune action coercitive contre le
roi. Il ne peut le déposer. ni porter atteinte à aucun bien matériel. Finalement,
Richer affermit la souveraineté du Roi dans l’Église.
Le
richerisme : le roi, maître de l’Église gallicane
Finalement,
Richer organise une Église gallicane en
un ensemble de diocèses pratiquement indépendants du pape, l’autorité de
l’évêque étant elle-même limitée par celle des prêtres. Chaque diocèse
dispose d’un concile pour le gouvernement interne. Un concile national dirige
et coordonne aussi l’ensemble. Le pouvoir du pape est très limité, voir
symbolique. Seule compte l’autorité du concile œcuménique. Mais, dispersée, l’Église de France semble bien
affaiblie. Son unité et sa cohérence demeurent fragile. Or, le roi est
souverain, seulement responsable devant Dieu, sans limitation dans l’exercice
du pouvoir, y compris dans la vie de l’Église. Il est donc tout désigné pour garantir cette unité et remplir
la tâche de protecteur et de défenseur de l’Église de France.
Selon
Richer, le roi est le représentant de Dieu sur terre et exécute sa volonté sur
ses sujets, y compris sur les clercs. Il a notamment un rôle dans le gouvernement de l’Église par le contrôle qu’il exerce
sur la discipline et sur la vie sociale. Son autorité s’exerce aussi en matière juridique notamment par le
droit d’appel.
Richer
soutient donc que toute l’autorité de l’Église réside dans l’épiscopat, associé
à ses prêtres, bornant l’autorité pontificale à un rôle presque honorifique,
dénie à l’Église toute autorité dans le domaine temporel, et affermit
l’autorité du roi dans l’Église. Ainsi, il conçoit une nouvelle hiérarchie dans l’Église et finalement une nouvelle
conception de l’Église, une sorte de confédération d’Églises particulières
soumises aux décrets conciliaires, sans primauté pontificale. Le pape n’a guère
de pouvoir. Son existence n’est pas essentielle pour l’Église. Or l’Église,
encore plus dispersée, a un fort besoin
d’une autorité suprême pour la protéger, bref d’un pape au niveau national,
rôle finalement tenu par le roi.
Conclusions
Nous
pouvons alors comprendre la joie des
parlementaires lors de la publication des ouvrages de Richer. Sa doctrine
vigoureuse justifie amplement la défense des « libertés gallicanes » et les pouvoirs du roi dans l’Église
gallicane, même s’il remet en cause l’ordre ecclésiastique et la doctrine sur
l’Église. Sa conception est en fait bien proche des protestants, et par là,
bien éloigné de l’esprit gallican. Mais les gallicans le perçoivent-ils ?
Richer
reste influent à la Faculté de théologie.
Il est considéré comme un esprit puissant et un organisateur de premier ordre,
ranimant le Collège du cardinal Lemoine, tombé dans un triste état au cours de
la guerre de religion. Sa ténacité et sa volonté de fer sont unanimement
reconnues. Fortement opposé à toute idée contraire au gallicanisme, il a forgé un véritable parti à la Faculté. Il a
aussi réussi à rapprocher la Faculté du Parlement.
Ses
idées ont donné naissance à un système
de pensées, le richerisme. Il a notamment influencé le jansénisme et une
partie du bas clergé, que séduit l’idée d’une participation des prêtres et des
curés au gouvernement du diocèse. Par la
nature démocratisant de son système, le richerisme a très probablement
influencé les rédacteurs de la constitution civile du clergé…
Note et référence
[1]
Edmond Préclin, Edmond Richer (15559-1631). Sa vie. Son œuvre. Le richerisme (I,II),
dans Revue d’Histoire moderne et
contemporaine, année 1930, www.persee.fr.
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