" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 14 février 2013

L’évolution de l’homme selon Teilhard



Évolutionniste convaincu, le Père Pierre Teilhard de Chardin tente d'associer sa foi à ses convictions scientifiques et philosophiques. A partir de principes où se mêlent science et croyances, il élabore une nouvelle théorie de la Nature depuis les origines de l'univers jusqu'à la fin du monde. L'homme n'en est pas exclu. Élément du monde, il en est le sujet privilégié. Nous allons présenter la conception teilhardienne de l'homme à partir des œuvres elles-mêmes, ce qui nous permettra de saisir ses limites et ses erreurs ... 




Dans Phénomène Humain, Teilhard présente la genèse et le devenir de la race humaine à partir de ses plus anciennes origines cosmiques. Le titre n'est pas anodin. Dans son livre, il ne se préoccupe que de l'homme en tant que phénomène, c'est-à-dire sous le seul regard de la science et plus précisément de l'expérience. Il refuse donc toute métaphysique. « Pour être correctement compris, le livre que je présente ici demande à être lu, non pas comme un ouvrage métaphysique, encore moins comme une sorte d’essai théologique, mais uniquement et exclusivement comme un mémoire scientifique. Le choix même du titre l’indique. Rien que le Phénomène. Mais aussi tout le Phénomène » [1]. Il est donc vain, en théorie, d'y chercher la moindre pensée religieuse. Ainsi refuse-t-il notamment de traiter de la création de l'âme... 

Teilhard présente l'homme comme le fruit de l'évolution des espèces. Il admet sans réserve que toute vie émane d'une souche commune, et que l'être humain provient d'un être monocellulaire. « Aujourd'hui, l'origine de l'Homme par voie évolutive [...], cette origine évolutive, dis-je, ne fait plus aucun doute pour la Science. Qu'on se le dise bien : la question est déjà réglée, - si bien réglée, que continuer à la discuter dans les Écoles est juste autant du temps perdu que si l'on délibérait encore sur l'impossibilité pour la Terre de tourner » [2]. 

Revenons aux principes fondateurs de la pensée de Teilhard [3]. Il faut en effet souvent y revenir pour bien la comprendre. L'évolution est un processus continu, qui passe par des phases successives constituées d'abord d'un déploiement d'énergie jusqu'à un point critique puis d'un saut qualitatif qui conduit à un nouvel ordre de niveau plus élevé de complexité. « L'Univers dérive, simultanément et identiquement, vers le super-complexe, le super-centré, le super-conscient » [4]. Par ailleurs, il voit en toute chose deux faces interdépendantes, une face matérielle, le dehors, et une face psychique, le dedans. Sous ses deux aspects, l'homme est l'assemblage d'une multitude d’éléments qui s'unissent selon une complexité donnée. Cette complexité apparaît comme étant la plus élevée dans la chaîne de l'évolution. Or, plus l'être s'élève dans la voie de l'évolution, plus il se complexifie. L'homme est donc considéré comme l'être le plus évolué de la planète. 

Sous l'aspect matériel ou physique, le progrès de la vie dans le monde animal s'est surtout manifesté par une amélioration qualitative et quantitative du cerveau. Or ce dernier a atteint sa limite critique. L'énergie ne peut guère se déployer davantage. Selon le processus theilhardien de l'évolution, la vie a du faire un saut, une métamorphose pour poursuivre son avancée. Ainsi est née la pensée. L'apparition de l'homme manifeste un nouveau point de rupture de l'évolution. La capacité de réflexion donne à l'homme une supériorité d'un point de vue biologique. Contrairement aux primates d'où il est issu, il est en effet capable de se replier sur lui-même, de savoir qu'il sait. Il devient un centre de pensée. Une vie intérieure peut naître en lui et s'y développer. Par là, il est différent des autres êtres. L'homme apparaît comme la « flèche montante de la grande synthèse biologique » [5]. 

Avec l'apparition de l'homme, la vie a donc atteint un nouveau seuil. Il n'y a aucune continuité mais bien au contraire discontinuité, nullement progression mais bien changement brutal. « Que la naissance de l’intelligence corresponde à un retournement sur lui-même, non seulement du système nerveux, mais de l’être tout entier, nous sommes heureux de l’admettre. Ce qui nous effraie par contre, à première vue, c’est d’avoir à constater que ce pas, pour s’exécuter, a dû se faire d’un seul coup ». L'homme est le résultat d'un changement brusque d'état. « Retenons donc seulement, sans essayer de nous représenter l’inimaginable, que l’accès à la Pensée représente un seuil, — lequel doit être franchi d’un pas. — Intervalle « trans-expérimental » sur lequel nous ne pouvons scientifiquement rien dire ; mais au-delà duquel nous nous trouvons transportés sur un palier biologique entièrement nouveau » [7]. 

Toujours selon Teilhard, la pensée est la dernière étape de la vie. Car, la réflexion étant le pouvoir de se concentrer sur soi-même, elle représente une autonomie à l'égard de la matière. La vie entre dans le domaine de l'esprit. C'est le début de « l'hominisation de la vie ». 


Le processus de l'évolution ne s'arrête pas à l'homme. Au contraire, emportée par un mouvement inéluctable, la vie s'élance vers toujours plus de complexité selon la loi désormais connue. D'abord, déploiement de l'énergie... « Une vue ... plus chrétienne nous montre la Terre marchant vers un état où l'Homme, ayant pris entière possession de son domaine d'action, de sa force, de sa maturité, de son unité, constituera une créature enfin adulte » [8]. La conscience se déploie par un double mouvement de réflexion : l'homme se centre sur lui-même pour aboutir à une personnalisation de plus en plus grande et il centre le monde autour de lui « par établissement d’une perspective sans cesse plus cohérente et mieux organisée dans les réalités qui l’environnent » [9].



L'homme se perfectionne notamment par une meilleure compréhension du monde. En effet, par le progrès scientifique, nous sommes capables désormais « de nous mieux connaître, de nous mieux situer dans l'espace et dans la durée, au point de devenir conscients de notre liaison et de notre responsabilité universelles ». Ainsi, l'homme découvre de plus en plus la grandeur de sa vocation. L’évolution avance donc par la montée de conscience, et cette montée passe par « savoir plus ». L'homme ne cesse de progresser dans la science. Par là-même, l'homme est davantage homme. « Source de vie », la science est même innée en nous. « Plus fort que tous les échecs et tous les raisonnements, nous portons en nous l'instinct que, pour être fidèles à l'existence, il faut savoir, savoir toujours plus, et pour cela chercher, chercher toujours davantage, nous ne savons pas exactement quoi, mais Quelque Chose qui sûrement, un jour ou l'autre, pour ceux qui auront sondé le Réel jusqu'au bout, apparaîtra » [10].


Par le fait social, Teilhard voit aussi les hommes plus conscients de leur unité. Ils sont en effet « … portés par un mouvement d'ensemble inexplicable, les hommes les plus opposés d'éducation et de croyance se sentent aujourd'hui rapprochés, confondus, dans une passion commune pour cette double vérité qu'il existe une Unité physique des êtres, et qu'ils en sont les vivantes et actives parcelles ». Ils se considèrent comme des éléments d'un tout. Cette conscience d'unité se manifeste par un mouvement irréversible vers l'unité que tout semble promouvoir. Cet effort humain « tend vers une sorte de personnalisation collective, par où s'achève dans les individus une certaine conscience de l'Humanité ». 



Ce mouvement passe par l'hérédité et l'éducation. Les progrès s'ajoutent les uns aux autres. « Sous l’effort libre et ingénieux des intelligences qui se succèdent, quelque chose (même en l’absence de toute variation mesurable du crâne et du cerveau) s’accumule irréversiblement de toute évidence, et se transmet, au moins collectivement, par éducation, au fil des âges » [11]. Teilhard attribue à l'éducation le rôle de transmettre les avancées de l'esprit de génération en génération, c'est-à-dire d'approfondissement et de transmissions de la conscience. C'est même par l'éducation que se construit une collectivité pensante. Il parle de « courant héréditaire et collectif de réflexion ». Ainsi, de génération en génération, tout évolue en l'homme : « évolution de l’amour », « de la guerre », « de la recherche », « du sens social », « de la religion »... 

Telle est, au sens de Teilhard, l'hominisation. Toutes les puissances se déploient en lui. « C’est à ce grand processus de sublimation qu’il convient d’appliquer, avec toute sa force, le terme d’Hominisation ». 

Mais, l'apparition de l'homme « affecte la Vie elle-même dans sa totalité organique, — et par conséquent il marque une transformation affectant l’état de la planète entière ». Car l'hominisation progressive de l'homme conduit au déploiement de l'homme sur toute la terre. Teilhard parle alors de « planétisation de l'homme ». « La Pensée se faisant Nombre pour conquérir tout espace habitable par-dessus toute autre l’orme de la Vie [...] En cet effort de multiplication et d’expansion organisée se résument et s’expriment finalement, pour qui sait voir, toute la Préhistoire et toute l’Histoire humaines, depuis les origines jusqu’à nos jours» [12]. 

Selon Teilhard, l'hominisation a atteint son apogée à partir du XVIIème siècle. Elle a été marquée par d'innombrables changements scientifiques, économiques, industriels, sociaux. Ce siècle marque la fin de l'homme Néolithique. « Ce qui compte, en revanche, c’est le fait de pouvoir nous dire qu’au prix de ce que nous endurons, un pas de plus, un pas décisif de la Vie, est en train de se faire en nous et autour de nous. Après la longue maturation poursuivie sous la fixité apparente des siècles agricoles, l’heure a fini par arriver, marquée pour les affres inévitables d’un autre changement d’état ». 

Grâce aux progrès, nous sommes entrés dans un nouvel âge marqué par la compréhension de l'évolution. « L’un après l’autre, tous les domaines de la connaissance humaine s’ébranlent, entraînés ensemble, par un même courant de fond, vers l’étude de quelque développement. Une théorie, un système, une hypothèse, l’Évolution ?... Non point : mais, bien plus que cela, une condition générale à laquelle doivent se plier et satisfaire désormais, pour être pensables et vrais, toutes les théories, toutes les hypothèses, tous les systèmes. Une lumière éclairant tous les faits, une courbure que doivent épouser tous les traits : voilà ce qu’est l’Évolution ». Incroyable ! L'idée même de l'évolution entre dans le cadre du processus... 

Grâce à cette découverte, l'homme appréhende l'Univers d'une autre manière. Il accède même à un nouvel univers. « En nos esprits, depuis un siècle et demi, le plus prodigieux événement peut-être jamais enregistré par l’Histoire depuis le pas de la Réflexion est en train de se réaliser : l’accès, pour toujours, de la Conscience à un cadre de dimensions nouvelles ; et, par suite, la naissance d’un Univers entièrement renouvelé, sans changement de lignes ni de plis par simple transformation de son étoffe intime ». L'homme se découvre finalement lui-même. « L’Homme découvrant, suivant la forte expression de Julian Huxley, qu’il n’est pas autre chose que l’Évolution devenue consciente d’elle-même ». Il y a bien une « illumination ». Et quelle illumination !... 

Les hommes se répandent donc sur toute la planète, avec une compréhension de plus en plus profonde de ce qu'ils sont et une conscience raffermie de leur unité. Une nouvelle notion finit par apparaître, celle de l''Humanité. Plus qu'une notion, cela devient une réalité, un tout organique. Car au fur et à mesure de leur déploiement, de plus en plus nombreux dans un espace de plus en plus restreints, les hommes tendent naturellement et biologiquement à se rapprocher et à se socialiser, c'est-à-dire à devenir une réflexion collective unique, dont le terme idéal serait une parfaite communauté de pensée et d'amour. A mesure que les hommes s'unissent, cette pensée collective se fait plus intense et plus riche. Un jour, viendra, où ce déploiement atteindra son point critique, exigeant une nouvelle transformation, c'est-à-dire plus exactement une évasion collective de toute l'Humanité hors de la matière vers le point Omega. Ce sera la fin du monde



Références
[1] Le Phénomène Humain, Avertissement. 
[2] Le Christ évoluteur ou développement logique de la Rédemption, chapitre I. 
[3] Émeraude, janvier 2013, Les grands principes de Teilhard. 
[4] Le Christ évoluteur ou développement logique de la Rédemption, chapitre I. 
[5] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 3. 
[6] Le Phénomène Humain, I, La naissance de la Pensée, chapitre 1. 
[7] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[8] L'Avenir de l'Homme, Note sur le Progrès. 
[9] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[10] L'Avenir de l'Homme, Note sur le Progrès. 
[11] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 1. 
[12] Le Phénomène Humain, III, La Pensée, chapitre 2.

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