" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 12 avril 2013

Le péché originel et Saint Paul

La Sainte Écriture nous révèle que l’homme n’est pas dans son état premier mais dans un état corrompu, marqué par la mort et par le péché. Les premiers chapitres de la Genèse nous décrivent la faute d’Adam qui le conduit à être chassé du paradis. Le lien entre cet événement historique et l’état actuel de l’homme apparaît dans les épîtres de Saint Paul. Or, on remet en cause leur interprétation traditionnelle, puis à rejeter la doctrine sur le péché originel. Le développement de l’exégèse depuis un siècle explique peut-être ces attaques. Comme la plupart d’entre elles sont plutôt récentes, il n’est guère possible de trouver des éléments de réponses satisfaisantes et pertinentes chez les théologiens classiques. Sommes-nous alors condamnés à supporter en silence ces remises en cause qui font tomber tant de chrétiens ? Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair… 

Les deux Adam…, un parallélisme, clé de voûte de toute l’histoire de l’humanité… 

L’Ancien Testament nous enseigne clairement l’universalité du péché quand les Évangiles nous fait surtout connaître l’universalité du salut. Éclairé par le Saint Esprit et du fait de la Rédemption, Saint Paul nous fait comprendre que ces deux universalités, celles du péché et de la justice, sont dans le même rapport. Il développe en effet une histoire du péché et du salut centrée sur la figure de deux Adam, le premier homme et Notre Seigneur Jésus-Christ. Il rapporte explicitement au premier d’entre eux l’entrée du péché dans le monde. Tous les hommes sont depuis enfermés dans le péché. Ils ont donc tous besoin du salut apporté par le Christ, le second Adam. L’un fait entrer la mort, l’autre, la vie. Saint Paul poursuit le contraste entre les deux représentants de l’humanité. Il oppose à la désobéissance d’Adam l’obéissance de Notre Seigneur. Chacune de leur action a un retentissement universel. « C’est en opposition avec le Christ, source de grâce qu’Adam fut mieux compris comme source de péché »[1]. 

« Le parallélisme établi entre le premier et le second Adam pour illustrer le dynamisme de la grâce, par rapport au dynamisme du péché, nous donne une conscience plus nette et plus claire des conséquences de la chute du premier homme » [2] : d’Adam et par Adam, l’universalité du péché et de la mort a passé dans tous les hommes. 

Saint Paul a alors compris qu’une peine commune correspond à une responsabilité commune. Puisque tous meurent en Adam, tous sont donc solidaires dans la faute d’Adam. Sans cette solidarité, comment en effet comprendre l’universalité du salut ? Nous faisons un avec Adam comme nous faisons un avec le Christ, avec Adam par génération naturelle, avec Notre Seigneur par régénération surnaturelle. 

Ainsi le péché n’est pas entré dans le Monde dès la Création, mais bien par une transgression du premier homme. Adam n’a pas simplement été le premier pécheur, le premier à donner un mauvais exemple, propice à une disposition au péché, mais il a bien fait introduire dans le monde « une entité puissante, un potentiel de mal », qu’est le péché… 



Un verset au centre de la polémique… 

On remet parfois en cause la réalité du péché originel, non pas en s’attaquant directement à Saint Paul mais en soulignant une erreur de traduction d’un verset de ses épîtres (Rom., V, 12), considéré comme fondamental dans l’élaboration du dogme. Saint Augustin l’aurait notamment développé à partir d’une vieille traduction latine de l‘Épître aux Romain. « La doctrine spécifiquement augustinienne du péché originel repose, a-t-on écrit, sur un péché originel grammaticale » [3]. 


Mais une erreur de traduction peut-elle seule remettre en cause le dogme ? Il faudrait aussi prouver qu’elle a induit une erreur d’interprétation puis une infidélité dans la pensée de Saint Paul, et ensuite montrer que le dogme s’appuie uniquement sur ce verset. Enfin, il faudrait remettre en cause des décisions et par conséquent l’autorité des conciles et des Papes, sans oublier l’enseignement des Pères et le travail des Docteurs de l’Église. 

Erreurs de lecture… ? 

En effet, pour justifier la réalité du péché originel, l’Église s’appuie en particulier sur un verset de l’Épître aux Romains : « C’est pourquoi comme le péché est entré dans le monde par un seul homme, et la mort par le péché, ainsi la mort a passé dans tous les hommes » (Rom., V, 12). En latin : « Per unum hominem peccatum in hunc mundum intravit, et per peccatum mors, et ita in omnes homines mors pertransiit in quo omnes peccaverunt ». 
Saint Paul nous renvoie ainsi à l’Ancien Testament : « C’est par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde ; ils en feront l’expérience ceux qui lui appartiennent » (Sag., II, 24).


Dans la version grecque, « mors » est indiqué comme sujet de « pertransiit ». Or, dans la traduction latine utilisée par Saint Augustin [4], « pertransiit » reste sans sujet. Saint Augustin a supplée cette absence par « peccatum » : « et ainsi le péché a passé à tous les hommes ». Cette lecture insiste donc sur la transmission du péché et non sur la peine due au péché, c’est-à-dire la mort. Néanmoins, le Concile de Trente n’a pas suivi cette lecture. S’appuyant sur la Vulgate, il mentionne bien la mort comme objet premier de la transmission. 



En outre, selon des exégètes actuels, « in quo », qui traduit le datif neutre « eph’hô », ne peut qu’être qu’une proposition causale [5] ou conditionnelles, ou entendue en un sens  consécutif ou temporel [6]. Nous pouvons alors traduire par : « parce qu’ils ont tous péché », « raison pour laquelle ils ont tous péché », « moyennant la condition que tous ont péché », ou « ensuite de quoi tout ont péché », « par suite de quoi tous ont péché »... Dans une version grecque récente, le verset est traduit de la manière suivante : « C’est pourquoi de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et que de la façon suivante la mort a passé en tous les hommes, à savoir étant remplie la condition que tous ont péché […] » [7]. Certains exégètes entendent aussi « omnes » par adulte et « peccaverunt » par péchés personnellement commis. Par ces différentes suppositions infondées, ils parviennent à montrer que la responsabilité d’Adam dans le péché se réduit alors à un mauvais exemple. « Le péché d’Adam a ouvert la brèche, et la puissance du péché est entré dans le monde, comme une digue qui aurait cédé et laissé les eaux engouffrées » [8]. Le péché serait passé d’Adam à tous les hommes par imitation et non par filiation. « C’est à travers les péchés personnels de chacun que la puissance du péché a atteint tous les hommes » [9]. Le péché originel finit par être présenté comme un symbole… 

Une erreur déjà connue et assumée … 

Les pélagiens ont déjà souligné l’erreur de Saint Augustin. Julien d’Eclane l’a en effet accusé de contre sens sur l’« in quo ». D’autres reprendront cette accusation. Les exégètes contemporains n’ont donc rien découvert de nouveau. Comme nous le constatons souvent, les attaques contre la foi ne sont souvent que des reprises. Malheureusement, nous sommes souvent troublés, voire ébranlés par leur apparente nouveauté. Da Vinci Code en est un parfait exemple. Notre inculture fait plus de mal que les coups de nos adversaires… 

Revenons à Saint Augustin. D’une part, il a reconnu sa méprise et a su progressivement corriger sa lecture [10]. Il prend désormais « mors » comme sujet de « pertransiit ». Comme les pélagiens entendaient par « mors », non pas la mort physique mais la mort spirituelle, Saint Augustin profite de son erreur pour souligner le sens scripturaire et plénier de « mors », mort physique et spirituelle [11]. Il répond en outre à Julien d’Eclane qu’il n’est pas important de savoir si le sujet de « pertransiit » est la mort ou le péché du moment qu’on n’exclut pas l’affirmation d’une transmission du péché [12]. 

Interprétation traditionnelle… 

Saint Augustin [13] rapporte toujours « in quo » à « unum hominem » : « tous en Adam ont péché ». D’autres Pères de l’Église, comme Saint Jean Chrysostome [14], l’ont aussi entendu de cette façon. Comme l’ont montré Origène et Saint Augustin, et d’autres commentateurs latins [15], « in quo » peut être en effet traduit par « par qui » ou « en qui ». Dans les deux cas, la cause du péché originel est clairement explicitée : « d’abord, "par qui," c’est-à-dire par le premier homme ; ou "en qui," c’est-à-dire dans lequel péché, en d’autres termes clans Adam commettant le péché, tous ont péché, en quelque sorte, en tant qu’ils étaient en lui, comme dans leur origine première » [16]. 

Une interprétation conforme à la pensée de Saint Paul 



Revenons au verset Rom., V. 12. Un article [17] nous aide à bien comprendre sa structure et propose une interprétation. Saint Paul affirme une double affirmation selon une symétrie. D’une part, « le péché est entré dans le monde », et « par le péché, la mort » ; d’autre part, « la mort a passé à tous les hommes », et « in quo tous ont péché ». La première affirme que parce que le péché est entré dans le monde qu’à sa suite, la mort y est entrée. La seconde pourrait alors affirmer que parce que la mort est passée à tous les hommes, que tous ont péché. « in quo » s’interprèterait comme une proposition relative qui ne renvoie pas à une personne mais à toute la proposition qui la précède. En français, cela devient : « et de là, de ce fait, tous ont péché ». Saint Paul procéderait donc du péché à la mort, et de l’universalité de la mort à celle du péché. Il passe ensuite de l’universalité du péché à l’universalité et à la surabondance de la grâce du Christ. Finalement, la double affirmation peut se résumer clairement en : « par un seul homme […] tous ont péché ». Saint Augustin ne trahit donc pas Saint Paul en la traduisant par « en Adam, tous ont péché ». Au contraire, il en a saisie toute la pensée

Resituons le verset dans les Épîtres de Saint Paul

L’interprétation traditionnelle du verset est en outre conforme à d’autres épîtres de Saint Paul. « Et comme tous meurent en Adam, tous revivront aussi dans le Christ » (I. Cor., XV, 22). La mort en Adam demande comme condition préalable le péché en Adam. Elle est conforme au parallélisme établi entre le Christ et Adam : l’un et l’autre sont considérés comme des principes dont tous les descendants sont moralement dépendants. De même, que par l’un, nous vient la mort, de même par l’autre, nous vient la vie. 

Dans l’Épître aux Romains, avant le verset 12, Saint Paul nous montre que « par la grâce de Jésus-Christ nous sommes rachetés, pour le passé, du péché originel » [18]. Il en arrive désormais à traiter de la transmission du péché. C’est l’objectif du verset 12. Il en vient donc à l’exposer et en montrer l’universalité. Il définit par conséquent l’origine du péché et celle de la mort. L’interprétation reste conforme au parallélisme entre Adam et le Christ que présente Saint Paul. Saint Thomas d'Aquin en conclut qu’« il faut donc entendre que le péché est entré dans le monde par Adam, non seulement par imitation, mais par propagation » [19].


Passons ensuite du verset 12 au verset 18 après une longue parenthèse. La suite du verset nous apporte en effet un éclairage essentiel : « Comme donc c’est par le péché d’un seul que tous les hommes sont tombés dans la condamnation, ainsi c’est par la justice d’un seul que tous les hommes reçoivent la justification de la vie. Car, de même que par la désobéissance d’un seul homme beaucoup ont été constitués pécheurs, par l’obéissance d’un seul, beaucoup sont constitués justes » (Rom., V, 18-19). La portée des deux actes est universelle. Nous devons nettement comprendre que l’action d’Adam est la cause de notre perdition. C’est pourquoi la mort a régné même sur ceux qui n’ont pas péché personnellement. 

La lecture traditionnelle du verset Rom., V, 12 est encore conforme à la pensée de Saint Paul qui s’exprime clairement dans ce chapitre comme dans l’ensemble de ses épîtres. C’est pourquoi la traduction grecque ne gène aucunement cette lecture. Elle est aussi valable comme le suggère l’abbé H. Crampon. Si elle ne reflète pas à la lettre la version grecque, elle « a pertinemment pénétré la pensée de l’Apôtre » [20]. 

Lecture catholique de la Bible 

Dans son commentaire, Saint Augustin prend aussi en compte tout l’enseignement de la Saint Écriture. Sa lecture ne dépend pas du verset 12 de l’Épître aux Romains. Il l’utilise, non pour justifier la réalité du péché originel, mais pour en souligner quelques aspects, dont l’origine adamique. 

Il s’appuie également sur l’enseignement des Pères en général et sur la pratique du baptême, c’est-à-dire sur la Tradition. Le Christ est mort « à cause du genre humain, lequel par Adam a été entraîné dans la mort et la tentation du serpent » [21]. Une étude des Pères de l’Église montrerait toute la légitimité de la doctrine catholique. 


Que pouvons-nous en conclure ? La lecture de la Sainte Écriture n’est pas simple car elle doit être incluse dans un tout, comprenant l’ensemble de la Révélation. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire et traduire mais de pénétrer la Parole de Dieu. Dans la lumière du Saint Esprit et du fait de la Rédemption, l’Église en saisit toute la pensée. Garantie par Dieu, l’Église nous assure, par la formulation des dogmes, une compréhension juste de la Parole de Dieu. « Le décret de Trente [sur le péché originel] marque admirablement la continuité de la foi, soit par ce qu’il rappelle, soit parce qu’il précise de l’enseignement traditionnel » [22]. Pour bien comprendre la doctrine, nous avons besoin de nous appuyer sur l’autorité de l’Église et sur sa compétence dans l’interprétation juste de la Sainte Écriture. 

Certes, Saint Paul ne dit pas explicitement ce qu’enseigne l’Église et ce qu'a écrit Saint Augustin : « la tradition réfléchira précisera davantage sa doctrine, mais elle le fera en développant le germe doctrinal contenu dans l’Ancien Testament et surtout dans Saint Paul » [23]. 



Références
[1] Lagrange, Épître aux Romains, 1916, cité dans Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, volume 4, édition de Saint Augustin, 2004.
[2] Dictionnaire de théologie catholique, éditions Letouzey et Ané, article « péché », 1902-1950, www.jesusmarie.com
[3]Voir A.A. Athanase Sage, Le Péché originel dans la pensée de Saint Augustin, de 412 à 430, mai 1968, www.patristique.org
[4] Cette version des faits est notamment décrite dans A.A. Athanase Sage, Le Péché originel dans la pensée de Saint Augustin, de 412 à 430.
[5] Sens retenu par le Père S. Lyonnet dans Le péché originel et l’exégèse de Rom., V, 12-14. En 1961, il fut taxé d’erreur théologique sur son exégèse et suspendu d’enseignement à l’Institut Biblique. Paul VI le réhabilita. Il devint consulteur à la Congrégation de la Doctrine de la Foi. 
[6] Serge Lancel, Saint Augustin, Notes, édition Fayard, 1999. Il s’appuie sur J.A. Fitzmayer, The Consecutive Meaning of eph’hô in Roman 5.12, qui s ‘oppose à l’interprétation de S.Lyonnet. 
[7] Traduction du Père S. Lyonnet, cité dans Histoire des Dogmes, L’Homme et son Salut, chapitre III, V. Grossi et B. Sesboûé, édition Desclée, 1995. 
[8] Histoire des Dogmes, L’Homme et son Salut, chapitre III. Cet ouvrage présente l’erreur. 
[9] Histoire des Dogmes, L’Homme et son Salut, chapitre III. 
[10] Saint Augustin, De pecc. Mer., I, 9, 9 et Epist., 157, De nupt. Et concup., II, 27, 45. 
[11] Saint Augustin, Cité de Dieu, Livre XII. 
[12] Saint Augustin, Opus Imperfect., II, 98.
[13] Saint Augustin, De pecc. mer. et dem., I, 10, 11, V, 29, 34. 
[14] A.A. Athanase Sage, Le péché originel dans la pensée de Saint Augustin, de 412 à 4308. 
[15]Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Lettre de Saint Paul aux Romains, Leçon 3, 12, II, édition du Cerf, traduction du Père Jean-Eric Stroobant de Saint-Eloy osb, 1999, http://docteurangelique.free.fr
[16] Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Lettre de Saint Paul aux Romains, Leçon 3. 
[17] A.A. Athanase Sage, Le péché originel dans la pensée de Saint Augustin, de 412 à 430. 
[18] Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Lettre de Saint Paul aux Romains, Leçon 3. 
[19] Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Lettre de Saint Paul aux Romains, Leçon 3. 
[20] A.A. Athanase Sage, Le péché originel dans la pensée de Saint Augustin, de 412 à 430
[21] Saint Justin, Dial. 88, cité par Précis de Théologie dogmatique, Mgr Bernard Bartmann, édition Salvator, 1944. 
[22] A. Gaudel, cité par Histoire des Conciles Œcuméniques, sous la direction de S.J. G. Dumeige, Tome X, 1ère Partie, Le Concile de Trente sous Paul III, chap. II, édition Fayard, 2007. 
[23] Dictionnaire théologique, éditions Letouzey et Ané, article « péché », 1902-1950.

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