« C’est toute la physionomie nouvelle de l’Univers, telle qu’elle s’est manifestée à nous depuis quelques siècles, qui introduit, au cœur même du dogme, un déséquilibre intrinsèque, dont nous ne pouvons sortir que par une sérieuse métamorphose de la notion du Péché originel » [1].
Comment le Père Teilhard du Chardin perçoit-il le péché originel. Cette question est fondamentale dans ses pensées. Il se rend compte en effet d’un constat inéluctable : l’opposition de deux pensées radicalement différentes. L’évolutionnisme revient à croire à l’inachèvement originel de l’homme et à sa plénitude dans son devenir, « l’être plus » quand la doctrine sur le péché originel enseigne un état achevé de l’homme dès sa création, puis sa déchéance et enfin sa restauration dans un état encore plus sublime. Conscient de cette opposition radicale, Teilhard propose une autre vision du péché et finalement du mal. Notre article s’appuiera particulièrement sur les notes qu’il a écrites sur le péché originel, notes qui lui ont valut notamment sa « condamnation ».
Le péché originel couvre l’immensité de l’Univers…
Or « universaliser le premier Adam est impossible sans faire éclater son individualité » [2]. Il conçoit que les hommes aient pu croire, dans leur conception restreinte du monde, qu’un homme ait pu gâter toute la Création. Il ne le conçoit plus avec les nouvelles dimensions de l’Univers.
La compréhension du péché originel dépend-il vraiment des dimensions de l’Univers ? Le mystère du péché ne réside pas dans la multitude. Imaginer une Terre « gâtée » par le péché est aussi surprenant, « irrationnel », que le concevoir avec des milliers d’étoiles perdues dans un cosmos en expansion. Le mystère ne porte pas sur le nombre mais sur la nature des objets affectés.
La découverte de nouvelles frontières est en fait un prétexte pour rejeter une conception de la Rédemption. « L’idée d’une Terre choisie entre mille ou arbitrairement pour foyer de la Rédemption me répugne ». Teilhard s’oppose même à l’idée d’une Révélation : « et d’autre part, l’hypothèse d’une Révélation spéciale apprenant, dans quelques millions de siècle, aux habitants du système d‘Andromède, que le Verbe s’est incarnée sur la Terre, est risible » [3].
Pourquoi l’homme ferait-il l’objet d’un si grand privilège ? Pourquoi un si grand amour de la part de Dieu ? Telle est probablement la racine de l’incompréhension de Teilhard. Cet amour lui paraît impossible, impensable, scandaleux. Peut-être le signe de l’arrogance humaine ? Il préfère attribuer à l’homme le rôle de « flèche de l’évolution »...
Pourquoi l’homme ferait-il l’objet d’un si grand privilège ? Pourquoi un si grand amour de la part de Dieu ? Telle est probablement la racine de l’incompréhension de Teilhard. Cet amour lui paraît impossible, impensable, scandaleux. Peut-être le signe de l’arrogance humaine ? Il préfère attribuer à l’homme le rôle de « flèche de l’évolution »...
Teilhard montre aussi la dimension cosmique du péché originel par la notion du mal, ou de la Mort, entendue comme « désagrégation ». Comme nous allons le voir, le mal consiste pour lui en une désunion. Il se manifeste dès l’atome. Comme la Mort ainsi comprise est présente en toute chose, le Péché originel couvre l’Univers dans sa totalité. « Repéré et suivi à la trace dans la Nature par son effet spécifique, la Mort, le Péché originel n’est donc pas localisable en un lieu ni en un moment particulier. Mais il infecte et infecte bien […] la totalité du Temps et de l’Espace »[4]. Ce n’est donc pas un fait historique, individualisé en Adam.
Le péché originel est vu comme un symbole…
Pour quitter « une représentation caduque » tout en sauvegardant « la foi fondamentale de l’Apôtre », Teilhard propose une solution : considérer le récit de la chute comme un symbole. Ce n’est guère original…
« Le péché originel est l’essentielle réaction du fini à l’acte créateur » [5]. Il est originel au sens où le péché est inévitable à l’acte de la Création. « La Chute proprement humaine n’est que l’actuation (plus ou moins collective et pérenne), dans notre race, de cette « fomes peccati » qui était infuse, bien avant nous, dans tout l’Univers, depuis les zones les plus inférieures jusqu’aux sphères angéliques ». Finalement, sous le nom d’Adam, « est cachée une loi universelle et infrangible de réversion ou de perversion, - la rançon du progrès ». Nous en concluons peut-être naïvement que la cause du péché résiderait alors dans la Création et donc que la responsabilité reviendrait au moins indirectement à son Créateur. Dieu doit par conséquent lutter contre un mal qu’engendre son œuvre ! « Par le fait même que Dieu crée, il s’engage à lutter contre ce mal » [2].
« Le drame de l'Éden dans cette conception, ce serait le drame même de toute l'histoire humaine ramassée en un symbole profondément expressif de la réalité. Adam et Ève, ce sont les images de l'Humanité en marche vers Dieu. La béatitude du Paradis terrestre, c'est le salut constamment offert à tous, mais refusé par beaucoup, et organisé de telle sorte que personne n'arrive en sa possession que par unification de son être en Notre Seigneur ». Il propose donc de renier l’origine historique du péché originel et de le considérer plutôt comme une réalité actuelle qui se retrouve dans l’Homme et dans l’Humanité. Teilhard conçoit en effet les mystères de la Création et de la Rédemption comme des faits simultanés toujours d’actualité [6]. La Chute et le relèvement se poursuit individuellement et simultanément en chacun de nous et dans toute la Création. L’Incarnation se poursuit donc. Elle est « en voie de continuelle et universelle consommation ». Est-elle encore un fait historique ? Ou « le dernier terme d’une Création qui se poursuit encore et partout à travers nos imperfections »[7] ?
Or, l’idée de péché originel ne peut être dissociée de l’idée même du péché. Avant d’être « à l’origine », il est surtout péché.
Qu’est-ce que le péché selon Teilhard ?
Dans son ouvrage Le Monde Divin, Teilhard expose sa compréhension du péché. Il parle notamment d’« acte mauvais, c'est-à-dire geste positif de désunion ». « Le péché, pour lui, n’est pas d’abord une offense faite à Dieu en raison de laquelle le pécheur ne pourrait retrouver la grâce que moyennant une satisfaction due en justice. C’est surtout une déficience, un déchet, une désunion » [8]. Si notre « philosophe » veut en effet interpréter le péché dans un sens scientifique, il doit en effet utiliser une « notion » manipulable par des concepts, une démarche, des outils scientifiques. Le péché n’a donc de sens pour lui que s’il est « physique ».
Dans son ouvrage, il vient à traiter de la mort comme mal physique mais aussi comme mal moral. « Dans la mort, comme dans un océan, viennent confluer nos brusques ou graduels amoindrissements. La mort est le résumé et la consommation de toutes nos diminutions : elle est le mal - mal simplement physique, dans la mesure où elle résulte organiquement de la pluralité matérielle où nous sommes immergés, - mais mal moral aussi, pour autant que cette pluralité désordonnée, source de tout heurt et de toute corruption, est engendrée, dans la société ou en nous-mêmes, par le mauvais usage de notre liberté ». Le « geste positif de désunion » crée du désordre physique par le mauvais usage de notre liberté.
Soulignons encore que Teilhard voit tout selon une réalité physique. Quand il parle de désunion ou de désordre, il parle concrètement de multiplicité et d’unité physiques. Il y a donc mal, aussi bien physique que moral, quand le multiple l’emporte sur l’un. Il y a donc péché quand nous contribuons à la multiplicité au détriment de l’unité.
Existence d’un pôle négatif ?
Selon Teilhard, le mal n’est pas seulement réduit à la pluralité. Il existe des « éléments conscients » mauvais en soi. « […] au cours de l'évolution spirituelle du Monde [ils] se sont librement détachés de la masse » qu’attire Dieu. « Le Mal s'est comme incarné en eux, "substantialisé" en eux. Et maintenant, il y a [...] mêlés à votre lumineuse Présence, des présences obscures, des êtres mauvais, des choses malignes. Et cet ensemble séparé représente un déchet définitif et immortel de la genèse du Monde ». Sont-ils causes du péché ? Que font-ils ?... Nous l’ignorons…
Teilhard ne croit à l’existence de l’enfer que par obéissance tant l’idée le scandalise. Il présente l’enfer comme le pôle négatif du Monde.
L’Univers est dont en cours de déploiement selon deux pôles, un pôle mauvais et le Point Omega. Teilhard précise que ce ne sont pas « deux forces différentes, mais les manifestations contraires de la même énergie ». Deux forces signifient deux principes. Deux manifestations d’une même énergie, cela revient à identifier un seul principe. Il existerait donc un seul principe du mal… Lequel ? Qui serait responsable de cette double attractivité opposée ? L’auteur de la Création ?...
Revenons à la notion de mal selon Teilhard. Par sa constitution physique, l’Homme est condamné à la diminution, c’est-à-dire à la victoire du multiple sur le un, c’est-à-dire à la mort. Il ne peut donc échapper par nature au mal. Il ne pourra s’en libérer qu’à la fin du processus de l’Évolution quand le Monde sera totalement organisé, l’œuvre pleinement achevé. Le Bien sera définitivement victorieux du Mal à la fin du Monde. Le mal, y compris moral, résulte nécessairement de l’inachèvement de l’homme et ne sera résorbé qu’à la fin d’un Monde totalement achevé.
Si le mal est inhérent à la nature même de la Création, comment peut-il naître d’un « mauvais usage de la liberté ? ». L’homme en est en effet déresponsabilisé. La compréhension du péché originel au sens juridique devient donc effectivement un non-sens.
L’origine du mal n’est donc pas, selon Teilhard, dans un péché mais dans l'acte même de la Création. Le Créateur en est-il finalement responsable. L’idée est évidemment inadmissible pour Teilhard. Il propose donc une théorie pour écarter cette conclusion…
Un nouveau scandale : l'impuissance de Dieu...
Dieu serait en fait impuissant face au processus et donc au mal. « Dieu ne peut pas, en vertu même de ses perfections, faire que les éléments d'un Monde en voie de croissance, - ou tout au moins d'un Monde tombé en voie de remontée, échappent aux heurts et aux diminutions, même Morales : necesse est enim ut veniant scandala ». Dieu n’a pas d’emprise sur le processus qu'il a mis en oeuvre. Teilhard nous décrit un Dieu alors dépendant de l’Évolution. Il ne peut agir qu’en se conformant à ce mouvement irréversible.
Soyons cependant rassurés. Impuissance ne signifie pas inefficacité. Dieu est subtil, rusé. Comme Il ne peut arrêter le courant d’un fleuve, il en détourne le lit. « Eh bien, il se rattrapera, - il se vengera, si l'on peut dire, - en faisant servir à un bien supérieur de ses fidèles le mal même que l'état actuel de la Création ne lui permet pas de supprimer immédiatement ». Il semble reprendre un argument apologétique traditionnel mais dans un sens entièrement nouveau…
En outre, comme ils sont inévitables, le mal et les fautes nous sont admis, « même les plus volontaires, si nous les pleurons ». S’ils sont vraiment inévitables, ce ne sont plus alors des fautes. Pourquoi devons-nous pleurer comme des coupables si finalement nous sommes plutôt des victimes ? Nous devrions plutôt protester contre une injustice si criante et un Dieu emprisonné par son ouvrage ! Est-ce avec un tel discours que nous pouvons convertir des âmes et leur apporter du soulagement ?
La mort, ruse de Dieu ?...
La mort correspond à cette solution subtile d’un Dieu qui tente de reprendre possession de son œuvre. « Le grand triomphe du Créateur et du Rédempteur, dans nos perspectives chrétiennes, c'est d'avoir transformé en facteur essentiel de vivification ce qui, en soi, est une puissance universelle d'amoindrissement et de disparition ». Par la mort physique, Dieu nous dissout physiquement pour qu’Il agisse et nous recrée dans un état où l’union sera possible. Le multiple deviendra un. « Il lui faut, pour nous assimiler en lui, nous remanier, nous refondre, briser les molécules de notre être. La Mort est chargée de pratiquer, jusqu'au fond de nous-mêmes, l'ouverture désirée. Elle nous fera subir la dissociation attendue. Elle nous mettra dans l'état organiquement requis pour que fonde sur nous le Feu divin. Et ainsi son néfaste pouvoir de décomposer et de dissoudre se trouvera capté pour la plus sublime des opérations de la Vie. Ce qui, par nature, était vide, lacune, retour à la pluralité, peut devenir, dans chaque existence humaine, plénitude et unité en Dieu ». La mort marque le triomphe de Dieu. Ce n’est donc plus une peine dû au péché originel mais au contraire une voie de salut. Elle ne se transmet pas par filiation mais elle est inhérente à la nature de la créature. Sommes-nous encore dans le christianisme ?
Le dogme du péché originele, « un simple défaut de perspective » …
« Sans exagération, on peut dire que le Péché originel est, sous sa formulation courante aujourd’hui, un des principaux obstacles où se heurtent en ce moment les progrès intensifs et extensifs de la pensée chrétienne »[9]. Il fait obstacle aux « hommes de bonne volonté hésitante » et ne peut plaire qu’aux « esprits étroits ».
Nous rencontrons de nouveau le procédé "apologétique" de Teilhard. D’une part, il présente le dogme sous un aspect répulsif (conséquences graves, satisfaisant les "esprits étroits") tout en montrant l’aspect positif de sa proposition. D’autre part, il minimise la cause de l'erreur, « simple défaut de perspective ». Compte tenu d'un tel déséquilibre entre la cause et la conséquence, les modifications doctrinales qu’il réclame apparaissent nécessaires et sans difficultés. Or, changer les priorités, c’est changer de religion…
Teilhard tente donc de concilier la foi et l’évolutionnisme en proposant une nouvelle conception du péché et du mal. Selon sa théorie, l’œuvre de la Création porte finalement la cause du mal. Le péché originel, décrit de manière symbolique dans la Sainte Écriture, n'est qu’une loi inhérente à l’Évolution, la « rançon du progrès ». Pour éviter de concevoir un Dieu véritablement responsable du mal, il Le décrit comme un stratège habile qui parviendrait à détourner pour le bien le processus dont Il est l'auteur. L'homme demeure la victime de la Création...
Nous pouvons être effarés et scandalisés par une telle conception. Mais que peut-il faire d’autre que d’inventer une solution boiteuse lorsqu’il veut concilier l’inconciliable ?...
Reférences
[1] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie, 20 juillet 1920, dans Comment je crois.
[2] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois.
[3] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois.
[4] Teilhard, Réflexions sur le péché originel, 15 novembre 1947.
[5] Teilhard, Chute, rédemption et géocentrie dans Comment je crois.
[6] Émeraude, mars 2013, article « Le Chrétien moyen selon Teilhard ».
[7] Teilhard, Notes sur quelques représentations historiques possibles du péché originel, dans Comment je crois.
[8] Dom Georges Frenaud, moine de Solesmes, Pensée philosophique et religieuse du Père Teilhard de Chardin, collection Octobre.
[9] Teilhard, Réflexions sur le péché originel.
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