L’athéisme au sens strict est étrange. Il s’oppose en effet à l'idée de Dieu car il prétend que Dieu n'existe pas. Mais qu’est-ce que pourrait être Dieu pour celui qui ne croit pas en son existence ? Ou plus exactement que peut-il faire face aux croyants ? Il a en fait le choix entre trois attitudes. Il pourrait montrer que les religions sont erronées mais cela ne signifierait pas que Dieu n’existe pas. Les religions qu'il dénoncerait pourraient ne pas connaître le véritable Dieu ou ne pas correspondre à ce que Dieu attend d'elles. Il pourrait aussi démontrer directement l’inexistence de Dieu mais de quel Dieu parlerait-il ? Il risquerait de rejeter une image de Dieu qu’il s’est faite à partir de son expérience ou d’une religion. Il pourrait donc refuser une fausse idée de Dieu et non Dieu lui-même. Ce serait donc cette représentation qu'il repousserait pour des raisons historiques, philosophiques ou autres. La dernière possibilité serait de poser comme principe l’inexistence de Dieu et de montrer que cette hypothèse est valable. Généralement, les philosophes athées choisissent cette dernière solution. Ainsi l’athéisme est une croyance de même ordre que la croyance religieuse.
Quelle que soit la solution qu'il choisit, l’athée doit nécessairement construire une idée de Dieu pour croire en son inexistence. Nous ne pouvons pas en effet croire en quelque chose sans avoir déjà une idée de cette chose, même si elle n’existe pas. L’athéisme est une croyance dont le fondement est la négation d’une idée de Dieu ou de toute idée de Dieu telle que l'athée se la représente.
Mais l’athée n’est pas un croyant au sens où nous l’entendons. « L’athéisme proclame la disparition nécessaire de toute religion, mais il est lui-même un phénomène religieux. N’en faisons pas, pour autant, un croyant qui s’ignore. Et ne ramenons pas ce qui est un drame profond à un malentendu superficiel. »[1]
Cette croyance est particulière parce que son objet est une inexistence, non pas rien ou le néant mais le contraire de ce que d’autres croient. L’athéisme n’existe que par rapport aux autres croyances. Les athées ne peuvent que s’affirmer face aux croyants. N'oublions pas en effet que dans l'ordre chronologique, les croyants sont premiers et les athées second. Ou dit autrement, ce sont les croyants religieux qui donnent une existence aux athées. Dans des temps d’impiétés, nous ne les entendons guère. Dans une cité sans culte officiel, il n’y a pas d’athée. C’est parce que nous croyons en Dieu qu’il existe finalement des athées.
A partir de leur principe d'inexistence de Dieu, les philosophies athées élabore une explication du monde qui exclut toute idée de Dieu. Tels sont les systèmes matérialistes qui rejettent le surnaturel et le spirituel. Tout n’est que matière et ne se réduit qu’à de la matière.
Elles développent une philosophie de l’homme qui rejette toute notion de Dieu. La source et le principe de toute activité et pensée humaine se trouvent en l’homme. Toute chose est à sa mesure. Tout trouve finalement une explication dans l’homme. Dieu n’a pas sa place dans un système qui renie tout ce qui dépasse l’homme. Tel est par exemple le système d’Helvétius où tout s’explique par la passion ou la sensation : « c’est toujours la douleur et le plaisir physiques que nous recherchons »[2].
Les philosophies athées peuvent aussi fonder une théorie de connaissance qui refuse à l’homme toute connaissance qui dépasse les phénomènes physiques. Comment Dieu peut-Il alors être connaissable ? De telles philosophies vont encore au-delà du criticisme de Kant puisqu’elles sont convaincues que tout ce qui est hors du domaine de l’expérience est inexistant. La réalité est ainsi réduite au monde sensible. Tels sont le positivisme, le rationalisme, le scientisme. Principes à partir duquel se bâtit de nouveau un monde sans Dieu…
Ainsi l’athéisme philosophique prône des idées matérialistes, anthropocentristes et naturalistes, idées incompatibles à toute idée de Dieu. Il élabore des systèmes où ne peut subsister qu’un monde vide de Dieu, un monde où seul l’homme est finalement source et fin de toute chose, un monde où seul domine l’homme. Car « tuer Dieu, c’est affirmer l’homme »[3].
Dans leurs théories, les athées défendent généralement l’homme contre Dieu, ou plutôt érige Dieu contre l’homme. Ils parlent d’une lutte à mort entre le principe divin et le principe humain. « L’ennemi c’est Dieu. Le commencement de la sagesse c’est la haine de Dieu […] cet épouvantable mensonge qui, depuis six mille ans, énerve, abrutit, asservit la pauvre humanité ».[4] L'homme ne peut être victorieux de ce combat qu'en remplaçant Dieu. Ils « soutiennent que la liberté consiste dans le fait que l’homme est pour lui-même sa propre fin, et qu’il est le seul artisan, et démiurge de sa propre histoire »[5].
Ludwig Feuerbach (1804-1872) |
Les athées justifient leur combat en montrant que la religion est une aliénation de la personnalité, un avilissement, un asservissement. Dieu est décrit comme un obstacle à l’épanouissement de l’homme. « Pour réaliser l’homme, pour lui permettre de bâtir un monde à sa taille, il faut que la religion disparaisse, que l’idée même de Dieu soit incompréhensible. C’est la société entière qui, dans sa marche vers l’avant réalisera cette tâche. »[6] L’épanouissement de l’homme passe donc par une rupture de tout lien entre l’homme et Dieu, entre l’Univers et son Créateur. Par conséquent, le bonheur de l'homme est incompatible à la religion qui a justement pour but d'établir ces liens. Les athées « ne perçoivent pas du tout ou rejettent explicitement le lien intime et vital qui unit l’homme à Dieu »[7]. Ainsi en toute logique, ils combattent la religion. Mais cela ne suffit pas. Ils doivent aussi rendre « l’idée de Dieu incompréhensible », c’est-à-dire le faire oublier, le faire mourir dans les esprits. Ils construisent alors un monde, un savoir, un bonheur sans Dieu. L’homme doit tuer Dieu pour gagner sa liberté …« La mort de Dieu n’est pas seulement pour l’homme un fait terrible : elle est voulue par lui. Pourquoi ? Mais pour mettre fin à son aliénation, à son avilissement »[8]
Comment faire oublier toute idée de Dieu ? Ne pas en parler, ne pas l’évoquer, ne pas s’en soucier. Un silence terrible pèse aujourd'hui sur Dieu au point que Dieu paraît silencieux Lui-même. Ce silence est encore facilité quand l’homme est inondé d’un flux d’informations d'inégales valeurs, quand il est sans-cesse distrait, préoccupé par les biens de ce monde, par les incessants et futiles besoins que le monde lui créés. Et ce silence est plus effroyable quand ceux qui doivent parler de Dieu se taisent. Pesant silence qui finit par rendre incompréhensible la présence de Dieu…
Friedrich Nietzsche (1844-1900) |
Mais l’athéisme recherche-il vraiment la liberté de l’homme comme il le prétend ? En excluant Dieu, il laisse une place vide qu’il faut nécessairement remplir. Et qui peut prendre cette place laissée vacante si ce n’est l’homme ? « C’est l’essence de l’homme qui est l’être suprême… Le tournant de l’histoire sera le moment où l’homme prendra conscience que le seul Dieu, c’est l’homme lui-même : Homo homini Deus »[9]. Nietzsche remplit le vide de Dieu par le surhomme. « Depuis qu’il n’y a plus de Dieu, la solitude est devenue intolérable, il faut que l’homme supérieur entre en action »[10].
Cependant, en érigeant leur système, les philosophes athées ne peuvent ignorer l’idée de Dieu telle qu’elle est connue par les croyants. Ils sont donc dans l’obligation de justifier son existence pour tenter de la réfuter s’ils ne veulent pas simplement la mépriser. L’idée de Dieu est alors décrite comme une invention humaine, un moyen ou une solution pour satisfaire des besoins et surmonter des difficultés, voire une arme aux mains des oppresseurs. Elle apparaît aussi comme un moyen de satisfaire une certaine sensibilité. « Aimer, c’est avoir besoin »[11]. Elle donne sens à la vie et valorise l’homme. « Dieu est une escroquerie géniale valorisant l'homme, donnant un sens à sa vie. »[12] Les philosophies athées montrent alors la fausseté de ce remède ou exposent d’autres solutions qu'il leur semble plus pertinentes ou adéquates.
Étrange parcours que celui des philosophes athées. A partir d’une négation d’une idée de Dieu qu’ils se sont eux-mêmes construites, ils élaborent un système sans Dieu pour ensuite tenter de démontrer l’absurdité de l’idée de Dieu et des religions… Comment ne pas voir dans ce procédé toute l'erreur d'un raisonnement qui démontre ce qui est déjà contenu dans ses prémisses ?
Revue Les Corbeaux 5 Janvier 1900 |
Enfin, leur explication ne se réduit pas à un raisonnement ou à une liste d’arguments. Elle est généralement offensive, voire agressive, méprisante, à l’égard des religions. Les philosophies athées soupçonnent l’attitude religieuse d’être une invention, une histoire maladive, infantile, liée à toutes les misères d’une humanité encore mal dégrossie. « Avec la science, plus de superstitions possibles, plus d'espérances insensées, plus de ces crédulités niaises, de ces croyances aux miracles, à l'anarchie dans la nature. »[13] Elles espèrent en effet qu’avec les progrès humains dans la science, l’économie, la politique, les hommes pourront enfin se débarrasser de cette situation mensongère. L’idée de Dieu apparaît donc comme inadaptée à l’homme moderne, anachronique, ignorant. Or l’histoire moderne montre combien cette idée est bien naïve et contraire à la réalité...
En dépit de leur diversité, les différentes formes d’athéisme que nous rencontrons se fondent sur un principe premier : l’homme. Elles refusent par conséquent toute idée pouvant le dépasser. La négation de Dieu n’est qu'un moyen de sublimer l’homme lui-même. Or, comme l’a bien prédit Nietzsche, en rejetant l’idée de Dieu, l’athée laisse l’homme face à lui-même, dans une profonde solitude. Dans une telle rencontre, il se découvre tel qu’il est avec ses différences, ses imperfections, ses inévitables laideurs. La mort de Dieu conduit à la haine et à la violence, à l’horreur. La destinée et la fin de l’homme ne se conçoivent pas sans Dieu. La négation de Dieu conduit à celle de l’homme. Telle est peut-être la leçon la plus cruelle de l’histoire…
Références
[1] Jean-Paul II, cité sur http://www.paris.catholique.fr , article Formes et racines de l’athéisme, aumônerie de Jussieu.
[2] Helvétius, De l’Esprit dans œuvres complètes de M. Helvétius, Tome second, chapitre IX, 1777.
[3] Cité dans Un Combat pour Dieu de Daniel Rops, Fayard.
[4] Gustave Flourens (1838-1871), universitaire et homme politique, membre de la Libre Pensée, La Raison du 12 mars 1870, cité dans Wikipédia.
[5] 2ème Concile du Vatican, Gaudium et Spes, Chap.I, 20, Denzinger 4320.
[6] Karl Marx, Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel.
[7] 2ème Concile du Vatican, constitution pastorale Gaudium et Spes, chap.I, Denzinger 4319.
[8] Nietzsche, La Volonté de Puissance.
[9] Feuerbach, L'Essence du Christianisme, J. Leroy, 1864.
[10] Nietzsche, La Volonté de Puissance.
[11] Helvétius, De l'Esprit, chap. XIV, 1818.
[12] Feuerbach, L'Essence du Christianisme, J. Leroy, 1864.
[13] Paul Bert (1833-1886), ministre de l’éducation, cité dans Wikipédia.
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