" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 13 mai 2013

Teilhard et la Création continue

« L’Union créatrice est la théorie qui admet que […] tout se passe comme si l’Un se formait par unifications successives du Multiple, - et comme s’il était d’autant plus parfait qu’il centralise sous lui plus parfaitement un plus vaste multiple. Pour les éléments groupés par l’âme en un corps (et élevés par le fait même à un degré supérieur d’être), être plus, c’est être plus uni avec un plus grand nombre d’éléments. Pour l’âme elle-même, principe d’unité, être plus, c’est unir un plus grand nombre d’éléments. Pour les deux, c’est unir plus un plus grand nombre d’éléments. Pour les deux, recevoir ou communiquer l’union, c’est subir l’influence créatrice de Dieu qui crée en unissant » [1]. 

Dans de nombreux ouvrages, le Père Teilhard de Chardin répète et développe inlassablement ses pensées philosophiques et religieuses sur la Création et la Parousie future. Fort de ses hypothèses, il appelle l’Église à modifier profondément son enseignement afin que le christianisme soit la religion de l’avenir. Pour exprimer ses pensées dangereusement innovantes, il crée de nouveaux termes, le plus souvent déroutants. Il emploie aussi un vocabulaire classique. Mais derrière des mots communs, simples, apaisants, se cache parfois un sens nouveau. Plus rassurés et moins vigilants, nous pouvons alors nous égarer dans de graves malentendus et approuver une pensée en apparence juste mais en réalité erronée. Le terme de « création » fait partie de ces mots galvaudés. Aujourd’hui, les disciples de Teilhard continuent à parler de « création continue ». L’usage d’un tel mot est-il légitime pour traduire leurs pensées ? 


Dans des articles précédents, nous avons défini ce qu’était l’œuvre de la Création selon l’enseignement de l’Église [2]. Avec une pleine liberté et par sa toute puissance, Dieu a créé toute chose à partir de rien. Dieu est le Créateur de l’Univers. Il n’y en a pas d’autres. S’appuyant sur la Sainte Écriture et sur la Tradition, elle affirme notamment une création « ex-nihilo ». Quand nous parlons donc de création au sens chrétien, nous entendons une production totale d’une chose à partir du néant, d’absolument rien.


La Création au sens de Teilhard : acte d’unification… 

Or Teilhard conçoit la création selon un sens beaucoup plus confus et plus large. Qu’est-ce que créer en effet selon Teilhard ? « Créer, même pour la Toute-Puissance, ne doit plus être entendu par nous à la manière d’un acte instantané, mais à la façon d’un processus ou geste de synthèse ». La Création au sens de Teilhard désigne l’acte d’unir des éléments jusqu’alors multiples pour obtenir une nouvelle chose plus complexe et centrée. « Le Monde se découvre à nous émergeant du Multiple, imprégné et ruisselant du Multiple » [3].



Qu’est-ce que le néant selon Teilhard ? « Là où il y a désunion complète de l'étoffe cosmique, il n'y a rien ». Le néant est la multitude désorganisée. « L’Acte pur et le Néant s’opposent comme l’unité achevée et le multiple pur » [4]. Nous retrouvons le sens teilhardien du mal que nous avons déjà identifié [5]. « Est mal tout ce qui divise et fait régresser vers la Multitude ; est bien, tout ce qui unit et fait progresser vers le Multiple unifié » [6]. Le mal est « le geste positif de désunion » [7]. 

Créer revient donc à organiser cette multitude par l’union. L’acte créateur est un acte d’union. « La création se fait en unissant ; et l’union vraie ne s’obtient qu’en créant » [8]. Ainsi peut-il parler de création à partir du néant. Mais, derrière ces mots, que de sens nouveau, radicalement différent de l’enseignement de l’Église ! 

« …Le Multiple pur (entendons bien) ou le ‘néant créable’, qui n’est rien,- et qui cependant, par virtualité passive d’arrangement (c’est-à-dire d’union), est une possibilité, une imploration d’être. » [9]. Il voit l’être dans l’arrangement du multiple en un. L’être est donc indissociable à la notion d’union.  « L’être, loin de représenter une notion terminale et solitaire, est définissable (…) par un mouvement particulier, à lui indissolublement associé,- celui d’union. En sorte que l’on puisse écrire selon les cas :  être = s’unir soi-même, ou unir les autres (forme active) ; être = être uni et unifié par un autre (forme passive) » [10]. 

La « création », un processus continu 

Toujours selon Teilhard, l’Univers et la Vie évoluent selon un processus contenu, irrésistible et irréversible vers davantage de complexification. Ils tendent vers un point Omega qui attire toute chose vers lui dans une fusion définitive. Nous tendons donc vers l’union au détriment de la multitude. Le processus de création se poursuit sans cesse. Ainsi, parle-t-il de « création continue ». « Dieu crée depuis l’origine des temps » [11]. Mais le terme de « création » n’a plus le sens classique que nous lui donnons. Il est totalement innovant. « La Création du monde est comprise par Teilhard comme une création continue, l’évolution de l’univers étant le passage graduel du néant à l’être (p. 137), c’est-à-dire du multiple à l’unité et donc à la conscience » [12]. 

Le sens commun face au pur devenir 

Étrange conception ! Car peut-il y avoir multitude sans unité ? Il y a en effet multitude si elle est d’abord composée d’unités réelles. La molécule existe car l’atome la précède et l’atome est l’union de particules pré-existantes. L’unité est donc antérieure à la multitude. La multitude ne peut exister que si d’abord se crée, au sens classique du terme, l’unité. 



Teilhard n’ignore pas cette objection. Il précise alors que pour comprendre sa pensée, nous devons rejeter « la vieille évidence de sens commun concernant la distinction réelle entre le mobile et le mouvement, on cesse de s'imaginer que l'acte d'union ne peut s'exercer que sur un substrat préexistant ». Il reprend l’idée de Bergson et de sa philosophie du pur devenir, du mouvement sans sujet. N’oublions pas en effet qu’au séminaire, il a découvert l'Évolution créatrice de Bergson, « le catalyseur d'un feu qui dévorait déjà son cœur et son esprit » [13]. Nous ne sommes donc plus dans le domaine scientifique mais bien philosophique. 



Il existe une différence entre l’évolution créatrice de Bergson et la création continue de Teilhard. Pour le premier, le monde se crée en se développant et en s‘épanouissant, selon une direction, un « élan vital », sans finalité. L’évolution créatrice est « l’accroissement par suite de la durée de la substance cosmique » [14]. Pour Teilhard, au contraire, il se crée en s’unifiant, en se complexifiant, en se concentrant perpétuellement sur lui-même. Le temps permet à l’un l’extension, à l’autre la concentration. Les deux théories se retrouvent néanmoins dans cette idée que le mouvement ne nécessite pas de sujet. Il existe par lui-même… 

L’âme, fruit de la création continue 

Comment Teilhard traite-il de la création de l’âme ? Il n’aborde guère ce sujet puisqu’il refuse d’écrire un essai théologique. Comment peut-il alors traiter de la création de l’homme, constitué de l’union d’un corps et d’une âme ? Il ne peut en effet éviter ce sujet. Il donne alors au terme de création le seul sens d'« action unitive ». Elle est le résultat d’un processus continu qui s’exerce sur les organismes vivants. L’âme est donc produite à partir d’une réalité préexistante. Nous sommes encore très loin de l’enseignement de l’Église qui enseigne une création « ex-nihilo » de l’âme.


« Non point du tout par impuissance... mais en vertu de la structure même du Néant sur lequel il se penche, Dieu, pour créer, ne peut procéder que d'une seule façon : arranger, unifier petit à petit, sous son influence attractrice, en utilisant le jeu des grands nombres, une multitude immense d'éléments, d'abord infiniment nombreux, extrêmement simples et à peine conscients, puis graduellement plus rares, plus complexes, et finalement doués de réflexion ». L’acte de créer de Dieu ne peut qu’être unique selon Teilhard. Par la nature même du néant, c’est-à-dire de la multitude, dont Il n’est pas l’auteur, Dieu ne peut rien faire d’autres que de l’arranger. 

Le « spirituel » ou la « conscience » est une étape de ce processus continu. « Il n'y a pas concrètement de la Matière et de l'Esprit : mais il existe seulement de la Matière devenant Esprit ». Comment selon ces hypothèses, Dieu peut-Il alors créer une âme « ex-nihilo »? 

La création continue, un processus encore inachevé 

L’œuvre de la Création n’est pas achevée. Il s’achèvera lorsque l’acte d’union n’aura plus de raison d’être, quand la multitude sera dissipée au profit de l’unité, quand tout sera « fusionné » dans le Point Omega. La fin du processus correspond à la fin du Monde. Il correspond même à la victoire finale du Bien sur le Mal, c'est-à-dire de l'unité sur le multiple. Elle « ne peut s’achever que dans l’organisation totale du Monde » [15]. Teilhard voit le triomphe et l’accomplissement de l’être dans « ce mystérieux Plérôme », où « l’Un substantiel [Le Point Omega] et le Multiple créé se rejoignent sans confusion » [16]. 

Ainsi en faisant référence notamment à Saint Jean, Teilhard se défend d’être fidèle à la Sainte Écriture puisque comme ces Apôtres, il annonce que la Création toute entière sera dans le Christ au Jour dernier. Mais si les mots se ressemblent, comme les pensées sont profondément dissemblables ! Car Teilhard et Saint Jean n’ont pas du tout les mêmes notions de création et d’unité. 


La création continue, une divinité ? 

Teilhard va encore plus loin au point de se surprendre par ses audaces. Il décrit la création, toujours au sens d’acte d’union, comme un processus quasi-absolue. « Pas de Dieu (jusqu'à un certain point) sans union créatrice ». « Si Dieu crée, il ne peut le faire que par méthode évolutive »[17]. Dieu ne peut pas ne pas créer selon le processus qu’il imagine. Or être et agir, c’est la même chose pour Dieu. Dieu ne peut donc pas être sans création continue. L’acte de créer est par conséquent éternel, coexistant à Dieu. Finalement, le Monde, œuvre de la création, est coexistant à Dieu… 

Il parle alors de paradoxes inévitables. Dieu n’est donc pas libre. Il crée nécessairement selon un schéma imposé. 

Suivons encore sa pensée audacieuse. Puisque l’acte d’union est continue et s’achève dans le Point Omega, Dieu finalement est inachevé jusqu’à ce que Lui-même, Il l’atteigne. Dieu s’achève progressivement en créant le Monde ! Ainsi, considère-il la « création instantanée (tout comme la création d’un objet isolé) » une « absurdité philosophique » [18]. 

En conclusion 

Selon Teilhard, Dieu n’agit qu’en unifiant la multitude. Il n’est que l’auteur d’un processus d’unification et de complexification, et non le créateur de la multitude. En outre, il n’est pas libre dans cet acte d’union. Il en est même dépendant puisqu’Il s’achève en l’exerçant. Comment pouvons-nous encore croire qu’une telle pensée soit chrétienne ? 

Comment pouvons-nous aussi croire qu’une telle pensée s’appuie véritablement sur la science ? Elle n’est qu’une déviation de la philosophie bergsonienne. Ses connaissances scientifiques ne servent que d’arguments qui s’enchevêtrent dans une construction complexe, donnant à l’édifice une façade en apparence inébranlable quand les fondations ne sont guère que des pensées philosophiques incertaines, erronées… Sa foi n’est donc ni religieuse, ni scientifique mais bien philosophique… 



Références
[1] Teilhard, Œuvres complètes, Tome IX, cité par Jean-Pierre Demoulin, directeur du Centre belge d’Étude et d’Information Teilhard de Chardin, Introduction à Teilhard de Chardin, opuscule édité en 1964 par le Centre Belge Teilhard de Chardin. 
[2] Émeraude, juillet 2012, article "Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du Ciel et de la Terre..."
[3] Teilhard, Œuvres complètes, Tome IX, cité dans Introduction à Teilhard de Chardin
[4] Teilhard, Œuvres complètes, Tome X, cité dans Introduction à Teilhard de Chardin
[5] Émeraude, avril 2013, article « le péché originel selon Teilhard ». 
[6] Conférence, www.erf-auteuil.org/conferences/pierre-teilhard-de-chardin.html. Le conférencier présente les grandes lignes de l’ouvrage Le Monde divin
[7] Teilhard, Le Monde divin, 1ère partie. 
[8] Teilhard, Les écrits du temps de la guerre.
[9] Teilhard, Les directions de l’avenir.
[10] Teilhard, Les directions de l’avenir.
[11] Teilhard, Comment je crois, cité dans J. Frésafond, Transformation créatrice, 22 septembre 2012, www. associationlyonnaise-teilhard.com
[12] D. Lambert, Teilhard et la Bible. 
[13] Pierre Teilhard de Chardin, cité dans La vie de Pierre Teilhard de Chardin, www.mhhn.fr/teilhard/vie1.htm. Voir Émeraude 9. 
[14] Définition de la création continue chez Bergson dans le dictionnaire en ligne www.cnrtl.fr, article « Création ». 
[15] Teilhard, Le Monde divin, 2ème partie. 
[16] Teilhard, Le Monde divin, 3ème partie. 
[17] Teilhard, Lettres intimes, p. 302.
[18] Teilhard, Lettres intimes, p. 302.

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