" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 6 mai 2013

Le péché originel avant Saint Augustin : de Saint Justin à Saint Théophile d'Antioche (IIème siècle)

La Sainte Écriture souligne l’universalité du péché et sa dimension intérieure [1]. Elle fait aussi remonter le péché de la faute d’Adam [2]. Par lui, la mort est entrée dans le monde. Par le Christ, la vie est de nouveau possible. L’homme a été restauré et de manière encore plus admirable. Qui peut nier la réalité du péché originel en lisant les belles épîtres de Saint Paul ? Mais nous entend encore des critiques nous interpeller et mettre en doute cette interprétation. Notre lecture serait fortement influencée par Saint Augustin, qui, dans son combat contre le pélagianisme, aurait faussé la parole de Vérité et élaboré la doctrine du péché originel. Telle est souvent l’objection que nous entendons. Vérifions effectivement si Saint Augustin est un novateur. Pour cela, nous vous convions à écouter l’enseignement chrétien répandu dans l'Eglise avant Saint Augustin. Ce mois-ci, en deux articles, nous suivrons certains représentants des écoles d’Alexandrie (Saint Justin, Tatien) et d’Antioche (Saint Théophile), puis Méliton de Sardes, évêque du IIème siècle. Le mois prochain, nous aborderons Saint Irénée. 

Le péché originel de Saint Justin à Saint Théophile d’Antioche 

Les Pères apostoliques et les apologistes ne traitent guère du péché originel. Leur réflexion est centrée sur l’économie du salut. Ils enseignent la rémission des péchés par Notre Seigneur Jésus-Christ sans toutefois reprendre la relation existant entre l’œuvre de la Rédemption et la chute d’Adam. Leurs principales préoccupations sont ailleurs : l’organisation des communautés chrétiennes autour de l’évêque en des temps d’épreuves, la défense du christianisme face au paganisme, le combat contre les différentes hérésies, etc. En outre, personne ne semble contester la réalité du péché originel. Rappelons cependant quelques éléments de leur enseignement sur ce sujet. 


Saint Justin (apologiste, mort martyr en 165) mentionne à plusieurs reprises la faute d’Adam et témoigne de ses conséquences funestes sur le genre humain. Le Christ « a souffert d’être crucifié pour la race des hommes qui, depuis Adam, était tombé au pouvoir de la mort et dans l’erreur du serpent, chaque homme commettant le mal par sa propre faute » [3]. Il enseigne l’état de servitude des hommes depuis la faute originelle commise sous l’instigation du diable et leur responsabilité de leurs propres péchés. La Rédemption fait cesser en principe cet état de déchéance, marqué par la mort et rendu possible par la désobéissance.

Saint Justin établit un lien entre Saint Marie et Ève. L’obéissance de Saint Marie met fin à la désobéissance d’Ève. « Il s’est fait homme par la Vierge, de sorte que c’est par la voie qu’elle avait commencée que prend fin la désobéissance venue du serpent. Ève était vierge, sans corruption ; en concevant la parole du serpent, elle enfanta désobéissance et mort […]. Il fut donc enfanté par elle celui par qui Dieu détruit le serpent avec les anges et les hommes qui lui ressemblent et délivre de la mort ceux qui font pénitence de leurs mauvaises actions et qui croient en Lui » [4]. 

Tatien (apologiste, hérétique, né vers 110/120) enseigne également que le mal est entré dans le monde par la défaillance de la volonté humaine. Si la mort est naturelle, elle a été rendue possible par une faute. Nous sommes devenus des esclaves. « Nous avons été faits pour mourir, mais nous mourrons par notre faute ; la volonté libre nous a perdus. Nous qui étions libres, nous sommes devenus esclaves, nous avons été vendus par le péché. Rien de mal n’a été fait par Dieu. C’est nous qui avons produit le mal » [5]. La faute est possible car nous avons été créés libres. Comme Justin, il souligne notre propre responsabilité dans le mal. 
Avant de tomber dans l'hérésie, Tatien présente une doctrine traditionnelle. Il enseigne la création de l’homme à l’image de Dieu et l’état de déchéance dans lequel il est. Au commencement, l’homme était incorruptible, contemplateur des choses divines et heureuses, et, depuis le premier péché, il a perdu cette incorruptibilité et la connaissance religieuse. Le démon séducteur est cause du péché d’origine. Mais, l'homme a l’assurance de retrouver l’union à Dieu.
Progressivement, Tatien va mêler sa doctrine de commentaires philosophiques qui vont la déformer et obscurcir son enseignement… 


Moins philosophe, Saint Théophile, évêque d’Antioche, apologiste du IIème siècle, s’appuie plus sur la Sainte Écriture. Il cherche à expliquer l’état d’innocence d’Adam et à interpréter l’ordre divin de ne pas toucher aux fruits défendus. Ces derniers représenteraient une connaissance qui n’était pas encore à sa mesure, compte tenu de son état d’enfance. « De l’état où était Adam, il n’était point encore capable de recevoir la science. L’enfant nouveau-né ne peut encore manger de pain ; on le nourrit de lait, puis, avec l’âge, il prend une nourriture solide. Il en fut ainsi pour Adam ; car ce n’est pas par envie que Dieu lui défendit de goûter à la science : il voulait l’éprouver […] il voulait que l’homme demeurât ainsi plus dans l’état de simplicité et de sincérité de l’enfant. […] Il n’est pas convenable d’ailleurs que les enfants sachent plus que leur âge ne le demande » [6]. Il précise qu’Adam avait l’âge de raison. Il était donc capable d’observer l’ordre divin et par suite, d’assumer la responsabilité de ses actes.

Saint Théophile enseigne que la désobéissance d’Adam a entraîné de funestes conséquences : mort, douleurs, travaux, misère, qui s’étendent sur tout le genre humain. Il étend les conséquences de la faute sur l’Univers. La création en est aussi atteinte. « Toutes choses étaient parfaitement bonnes ; mais le péché de l’homme les a viciées. […] L’homme, qui était maître [de la création] en péchant, associa ses serviteurs à sa faute. Mais lorsque l’homme reviendra, en cessant de pécher, à l’idéal de la nature originelle, les animaux reviendront à leur douceur primitive » [7]. A la fin des temps, l’œuvre de la Création reviendra telle qu’elle était à l’origine. 

A partir d’un commentaire littéral de la Sainte Écriture, Saint Théophile enseigne que toute la création a péché avec l’homme, son maître, et que le salut ne peut provenir que de la miséricorde divine. S’il exprime clairement la solidarité de tous les hommes dans la peine, il n’induit pas leur solidarité dans la faute. L’Église n’a pas retenu son opinion sur l’état d’enfance d’Adam, qui est une interprétation de son état d’innocence et de l’épreuve. 

Saint Justin et Saint Théophile d’Antioche présentent deux courants, deux écoles : celles d’Alexandrie et d’Antioche, l’une plus philosophique, l’autre plus scripturaire. Pour le premier, « les données scripturaires ne sont guère qu’un thème à des réflexions ou des spéculations d’ordre rationnel ». Le second incarne « le courant positif qui demande au seul récit biblique le tableau de l’anthropologie primitive ». « Suivant cette double ligne, […], allait respectivement se développer la théologie grecque de l’état primitif » [8]. 

En dépit de leurs différences, leur enseignement sur la faute d’Adam et sur ses conséquences pour le genre humain se rejoint. Par la désobéissance d’Adam, l’homme, créé libre, a perdu sa ressemblance originelle avec Dieu. Tout en étant naturelle, la mort provient effectivement de cette faute. Ils enseignent tous une certaine solidarité des hommes dans la peine. Ils soulignent que le mal ne vient pas de Dieu mais de la responsabilité de l’homme. 

Saint Théophile étend les conséquences du péché sur l’œuvre de la Création et de la Rédemption. Le péché originel a introduit le désordre. Notre Seigneur Jésus-Christ est venu rétablir l’harmonie première. 




[1] Émeraude, avril 2013, article 'L'universalité du péché originel dans la Sainte Ecriture'.
[2] Émeraude, avril 2013, article 'Le péché originel et Saint Paul".
[3] Saint Justin, Dialogue avec Tryphon, LXXXVIII. 
[4] Saint Justin, Dialogue avec Tryphon, C. 
[5] Tatien, Discours aux Grecs.
[6] Saint Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, I, II, 25. 
[7] Saint Théophile d’Antioche, Ad Autolycum, I, II, 17.
[8] A. Slomkowski cité dans Dictionnaire théologique.

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