" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 23 juin 2015

Réflexions sur la représentation du temps


Comment représentons-nous le temps ? La question peut paraître étrange ou inutile, voire une vaine spéculation intellectuelle. Pourtant, en la considérant bien, nous pourrions être étonnés de son importance dans notre vie et dans nos actions. Le monde étant temporel et nous-mêmes étant dans le temps, nous ne pouvons pas ne pas penser et vivre sans avoir une conception du temps, qu’elle soit consciente ou non. Rappelons que le temps n’a pas de réalité propre. Il n’est que la perception des changements qui affecte le monde sensible et notre intérieur. Il est un être de raison tiré de la réalité, ou dit autrement, une abstraction de la réalité. Le temps n’existe donc que dans la conscience mais il est construit à partir de la réalité.
Certes, notre conception ou représentation du temps peut être inconsciente au sens où elle agit en nous sans que nous nous en apercevions. Elle peut aussi être « imposée » en nous par notre éducation ou par le conditionnement social. Pendant deux siècles, la notion du temps absolu conçu par Newton a dominé les esprits scientifiques et domine encore l’opinion.
Une représentation du temps peut aussi être pleinement choisie et assumée. La conversion à une religion ou à une idéologie oriente et modèle inévitablement notre conception du temps. La conversion d’une âme passe parfois par la remise en cause d’une conception devenue désuète ou obsolète.
Vision cyclique ou linéaire du temps
Il existe en effet plusieurs types de représentations du temps, dont certains ont dominé certaines époques. La plus ancienne est probablement la vision cyclique du temps, les événements revenant régulièrement après une certaine période. Le temps est donc imaginé comme un cercle sans fin ni début. Cette vision cyclique présente plusieurs modèles. Le cercle peut être strict au sens où les événements se répètent strictement au moindre détail. Il peut être lâche, le cercle se modifiant au cours du temps, les événements pouvant eux-mêmes l’influencer. Les grandes étapes du cercle sont néanmoins préservées, les détails évoluant au cours des périodes.

L’autre représentation possible du temps est la vision linéaire. Le temps est vu comme une ligne ouverte, le long duquel se succèdent les événements. Il peut être symbolisé par une simple droite, c’est-à-dire une ligne aussi infinie que ne l’est le cercle mais perçant un horizon inatteignable. Elle n’a pas d’origine, ni de fin. Cette vision apparaît surtout avec Descartes (1596-1650). Ce n’est pas un hasard. Il associe la connaissance du monde avec la lumière. Or la lumière et le temps ont des ressemblances. Comme le temps, la lumière est permanente et en mouvement. Son trajet est composé d’une succession de points comme le temps est une succession d’instants. Il n’est pas possible de saisir un « point » de lumière comme l’instant présent ne peut être arrêté. Comme la lumière se diffuse en ligne droite, le temps peut aussi être vu comme une droite…

La droite est une vision extrême du temps. Il peut aussi être vu comme une demi-droite, commençant et ne s’achevant pas, ou perçu comme un segment, le temps étant encadré par un début et une fin.
Dans ces représentations linéaires, rien n’indique si le temps est réversible ou non. Depuis le XIXe siècle, la ligne du temps est marquée d’une flèche[1], montrant ainsi que les événements se succèdent les uns aux autres selon un sens irréversible. Le retour dans le passé est alors inconcevable.

Nous pouvons encore enrichir cette vision linéaire en lui donnant une courbure. Une ligne peut être strictement croissante, s’élevant davantage vers le « haut » ou strictement décroissante en plongeant vers le « bas » ou encore n’être qu’une succession de « haut » et de « bas », périodiques ou non. Mais ces « hauts » et ces « bas » n’ont de sens que si la courbe est incluse dans un repère préalablement défini. Sans repère, tout cela n’a guère de sens…
Évidemment, nous pouvons complexifier ces représentations en les associant. Une vision linaire ou cyclique peut subitement s’enrichir de plusieurs visions cycliques.
Dans toutes ces représentations, nous voyons que le temps est vu comme une ligne fermée (vision cyclique) ou ouverte (vision linéaire). Il apparaît bien comme un flux continu. Les choses passent par des états successifs de manière déterminée et continue sans qu’un « blanc » ne soit possible. Nous sommes certains qu’un glaçon plongé dans un verre d’eau fond progressivement et non soudainement. Cette représentation est bien conforme à notre expérience. Le temps apparaît bien comme une succession d’instants continus à l’image d’une ligne qui n’est qu’une succession de points. 
Les qualités représentatives du temps
S’il y a généralement unanimité dans une vision continue du temps, les philosophes et scientifiques divergent lorsqu'ils cherchent à qualifier ce temps. Les divergences tournent autour de quatre propriétés : l’éternité, l’infinité, la réversibilité, la variabilité.
Nous parlons :
  • d’éternité pour signifier que le temps peut être vu comme sans début et sans fin. Il est un flux qui ne cesse pas d’exister. Il a été, est et le sera toujours ;
  •  d’infinité quand il n’a pas de fin tout en ayant une origine. Dans le cas où il admet une fin, il est dit fini ;
  • de réversibilité lorsque son cours peut être inversé, ce qui signifie que le futur peut devenir passé et le passé devenir futur. Le retour dans le passé est alors possible. Les événements passés peuvent donc se reproduire ;
  • de variabilité. La courbe linéaire du temps est vue comme croissante ou décroissante lorsque le temps manifeste une évolution, un enrichissement ou une régression, une dégradation. Cela nécessite peut-être de porter un jugement de valeur sur l’écoulement du temps.
Nous pouvons constater que dans la vision cyclique, le temps est nécessairement réversible et éternel. La vision linéaire est moins précise. Plus elle est enrichie ou complétée, plus le temps apparaît comme fini et irréversible. Nous pouvons même lui associer un niveau de valeur si la vision est encadrée dans un référentiel moral.
Une représentation des perceptions
Ces représentations du temps reflètent-elles vraiment le temps ? Effectivement non puisque le temps n’a pas d’existence en soi. Elles reflètent en fait notre perception des changements qui affectent le monde ou encore simplement notre manière de voir le monde et les phénomènes qui s‘y déroulent.
La vision cyclique tente de représenter le cycle des événements naturels dont nous sommes témoins. Le jour laisse sa place à la nuit selon un rythme imperturbable. Chaque année, après l’automne, l’hiver se lève pour laisser ensuite sa place au printemps avant que ne revienne l’été. Tout autour de nous, nous sommes témoins de nombreux cycles. Le cycle de l’eau est bien connu. Le plus classique est celui de la vie. Après la vie, vient la mort d’où sortira de nouveau la vie. Ne sommes-nous pas nés de la poussière et voués à la poussière ? Les aiguilles de notre montre parcourent inlassablement les mêmes cercles. La vision cyclique tend à refléter la répétition inlassable de certains phénomènes avec une régularité plus ou moins lâche.

La vision linéaire définit plutôt la fuite du temps, ces événements passés que nous regrettons et que nous ne pouvons pas changer ou cet avenir que nous souhaitons ou appréhendons. Elle reflète le vieillissement inéluctable, l’inaccessible jeunesse lorsqu’elle est une fois perdue. Notre existence est unique, comme notre passé …

Mais est-ce le monde qui modèle notre conception du temps ou le contraire ? N’avons-nous pas en effet tendance à voir notre monde selon notre propre conception du temps ?

La conception du temps peut aussi influencer notre regard sur le monde. Un temps considéré comme éternel conduit à penser à un monde éternel, sans création et sans fin. Lorsqu’il est perçu comme infini, le monde est vu comme une création qui perdure toujours. D’une représentation finie du temps dérive celle d’un monde créé qui s’achèvera nécessairement. Une courbe croissante du temps est l’image d’un progrès continu, d’un monde ne pouvant évoluer que  positivement. 

Irréversibilité ou réversibilité ?
L’irréversibilité des phénomènes n’est pas seulement une certitude que nous acquérons avec l’expérience. Le regret n’est pas une lubie de la conscience. Il se fonde sur une réalité passée que nous ne pouvons plus effacer ou modifier. Elle est aussi un principe scientifique. Nous la trouvons notamment dans le second principe de la thermodynamique. Cette loi stipule que les transformations physiques sont irréversibles sous certaines conditions. Un système physique complexe ne peut spontanément revenir à l’un des états qu’il occupait antérieurement. Cette loi s’applique donc à un niveau macroscopique. Cette réversibilité serait en fait possible au niveau microscopique. La science fait aussi l’hypothèse de phénomènes réversibles dans certains cas précis. Selon les théories de la relativité et de la mécanique, certains phénomènes physiques sont en effet réversibles. Effectivement, les formules scientifiques n’imposent pas de sens à la ligne temporelle. Elles sont applicables pour des valeurs temporelles positives comme négatives.
La notion de réversibilité ou d’irréversibilité des événements au sens physique se joue en fait sur la probabilité. Henri Poincaré illustre cette notion par le cas simple d’un vélo dont un pneu est crevé. Si le cycliste attend suffisamment longtemps sans rien faire, il se peut que son pneu se regonfle par le simple jeu du mouvement des molécules d’air. Nous pouvons en effet concevoir que plus le système est complexe, plus la probabilité de réversibilité est faible. Or la notion de probabilité est généralement absente dans les formules scientifiques. Elle introduit un niveau de complexité que le scientifique ne peut aborder.
Devenir et être, éternelle et nécessaire question
L’opposition entre visions cyclique et linéaire est très ancienne. Elle remonte à l’antiquité. Le plus souvent, nous résumons cette dualité en présentant les philosophies d’Héraclite et de Parménide.
Pour Héraclite, tout est changement. « A ceux qui entrent dans des fleuves identiques, autres et autres leurs eaux coulent dessus. […] Il est impossible de descendre deux fois dans le même fleuve. » Il prône en effet l’irréversibilité du temps et l’inéluctabilité du changement. Le perpétuel changement est pour le grec la condition de l’unité. Il voit dans les oppositions le ressort de ces transformations. « Tout vient à l’être par querelle et par nécessité. » Cependant, au-delà des métaphores classiques, Héraclite défend l’idée d’un temps sempiternel. Le monde a été, est et le sera toujours. Si tout est en effet changement, tout revient finalement au même. « Le jour et la nuit sont uns » [2].
Parménide défend l’éternité et la permanence. Il refuse en fait tout changement. L’être n’existe que dans le présent. « Jamais il n’était ni ne sera, puisqu'il est maintenant, tout entier à la fois, un, et d’un seul tenant. »[3] L’être n’existe ni dans le passé ni dans le futur. Il ne voit donc aucune existence au temps. Sa représentation serait plutôt linéaire comme le lit du fleuve qui immuable porte l’eau jusqu'à la mer. Une ligne dessinée sur une feuille reste pour l’observateur une figure figée. Nous pouvons concevoir le temps se déplaçant selon cette ligne mais finalement tout est fixe, seul notre regard est mouvant.
Ces deux philosophes grecs affrontent en fait un problème essentiel, le même problème auquel répond Newton : comment l’être peut-il concilier unité et immobilité avec le changement et la multiplicité que nous percevons ? L’idée du temps est ainsi inévitable quand nous abordons l’idée de l’être. La pensée se heurte au conflit qui oppose le devenir et la permanence, la multiplicité perçue et la nécessaire unité. Il n’y a point de changement sans stabilité. « Pour autour de soi des réalités, pour exister, des réalités qui durent. » Les questions que soulève l’évolutionnisme sont aussi des questions d'ordre métaphysique, même si les évolutionnistes refusent généralement d’en discuter. Les idéologies évolutionnistes tentent en effet à leur tour de donner une réponse à cette difficulté tout en excluant cependant toute question métaphysique d’où leurs erreurs…
Des visions multiples et complexes dans l’antiquité

Chronos, dieu du temps
de la mythologie grec
Platon voit le monde créé selon un modèle dont la réalité dure toujours, c’est-à-dire selon un modèle éternel. Définissant le temps comme le mouvement de l’univers, il considère que le temps apparaît avec l’univers créé. Il est l’image de l’éternité. La durée sans fin telle qu’il se présente est la plus étroite approximation de l’éternité dont l’univers est capable. Ainsi distingue-t-il le temps et l’éternité. Plotin reprendra en partie sa conception du temps : « le temps est l’image mobile de l’éternité. […] Il doit être à l’éternité comme l’univers sensible est au monde intelligible »[4] Il voit en outre le temps comme le déploiement de la vie. Mais contrairement à Platon qui voit dans le temps une tendance à imiter l’éternité, Plotin le conçoit plutôt comme le produit d’une dégénérescence de la vie. La vie « perd sa force par ce progrès même. »[5] Les visions platonicienne et néoplatonicienne semblent reproduire un modèle du temps directionnel. Mais ce flux du temps revient à son origine au bout d’une Grande Année et reprend la course qu’il a déjà parcourue. La conception du temps platonicienne et néoplatonicienne est finalement cyclique.
Aristote s’oppose à l’idée platonicienne du temps. Associé au mouvement sans être confondu, le temps est considéré comme un flux continu qui n’a ni origine ni fin. Il le voie comme un cercle à l’image des cycles naturels. La société est aussi en proie à des changements cycliques, constitués d’ascensions et de déclins. Il refuse une vision linéaire selon laquelle elle progresse de manière continue. Cependant, il refuse l’idée que les événements se répètent strictement dans le temps.
Contrairement à l’idée dominante d’un temps continu, Épicure défend la discontinuité du temps. Fidèle à sa conception atomiste du monde, il considère en effet le mouvement comme étant discontinu en dépit de l’apparente continuité. Il distingue en fait le temps concevable par la raison et le temps sensible tel que nous le percevons. Il n’est en fait continu qu’en apparence car nous ne pouvons pas percevoir la discontinuité. Cette distinction s’appuie donc sur une remarque très importante : la différence entre le mouvement perceptible par nos sens et le mouvement des atomes qui se déplacent. 
Comme nous venons de le voir de manière peut-être simple et rapide, la vision du temps est complexe et multiple dans la vieille civilisation grecque. Elle est le reflet des philosophies qui n’ignorent pas l’apparente contradiction entre l’être et le devenir.
L’ordre moral du temps
Une représentation cyclique du temps tend à souligner la régularité que nous constatons dans la nature. Elle reflète ainsi un certain ordre naturel. Les événements se répètent sans surprise. Chez les Grecs anciens, le temps manifeste même l’ordre moral. Ils parlent de « tribunal du temps » devant lequel les hommes devront porter la responsabilité de leurs actes.
Ce rôle du temps se retrouve en particulier dans les systèmes qui défendent l’idée de métempsychose. A l’issue d’une existence correspondant à un cycle, une vie reprend une nouvelle existence sous une forme inférieure ou supérieure selon le jugement apporté à la vie passée.

Le temps est aussi le moyen de renaître de ses fautes. Héraclite voit en effet dans l’ordre temporel un cycle de renaissance. L’âme renaît au bout d’un cycle d’une durée définie. Certains philosophes comme Pythagore suggère la transmigration des âmes, qui n’est en fait qu’un passage répétée de la vie à la mort puis de la mort à la vie toujours selon un cycle fixé. Empédocle définit lui-aussi une doctrine de renaissance, l’âme passant d’un être à un autre. Cependant, il y associe un ordre moral. Cette transmigration s’effectue en effet selon la justice. Les êtres vivants s’élèvent ou s’abaissent selon la manière dont ils ont vécu. Il y a par conséquent une hiérarchie des êtres …
Le temps est le lieu où s’applique une sanction, temps aussi d’expiation et de réparation des fautes. Il apparaît alors comme porteur d’une certaine sérénité – car il apporte le rachat – ou d’une inquiétude – car il est aussi temps de sanction. Il est alors le lieu de notre libre arbitre. Nous sommes bien éloignés de l’idée de fatalisme que nous pouvons retrouver dans les représentations cycliques strictes du temps. Dans cette dernière vision, les événements revenant de manière sempiternelle, le libre arbitre n’est qu’une amère illusion.
Le temps, révélateur d’illusions
Pour Sophocle, le cycle du temps est l’image d’une fluctuation inflexible de la fortune. En ce sens, la vie apparaît insensée, dérisoire. Que devient le changement dans ces conditions ? « C’est la même chose en nous que la vie et la mort, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, car ceux-ci se transforment en cela, et inversement cela se transforment en ceux-ci. »[6] Les propos d’Héraclite décrit aussi une existence qui peut paraître bien illusoire.

L’ordre du temps tel qu’il peut être représenté dans un modèle cyclique s’oppose à la marche inévitable du temps qui s’enfonce dans l’inconnu, laissant derrière elle des échecs et des pertes inéluctables. Dans un modèle cyclique du temps, la mort laisse la place à la vie, la dégradation à la renaissance. Dans un modèle linéaire, les vies se terminent et le temps épuise les forces. Rien ne résiste au temps. Pourtant, emporté vers un horizon inconnu, le temps linéaire ouvre le champ des possibilités. L’aventure a du sens, la liberté aussi. La vision linéaire est aussi un temps de développement, un temps d’histoire.
Rien n’est constant, tout change. L’homme apparaît comme dépendant du temps. Il le subit avec plus ou moins de fatalisme selon la représentation qu’il en fait. Pourtant, le temps n’est pas une réalité. Nous subissons en fait l’ordre naturel de la vie puisque nous faisons partie de la nature. Mais la vie subit aussi nos actions. Nous influençons parfois le cours du temps…
Événement et causalité
Par la science, nous pouvons prédire des événements physiques grâce à des théories et des lois qu’elle formalise par des formules mathématiques. Ainsi pouvons-nous sans difficulté prédire le mouvement des astres ou la trajectoire d’une fusée. Les mêmes causes produisent en effet les mêmes effets. Le principe de causalité est le fondement de toute science.

Le modèle cyclique est-il compatible avec la loi de causalité ? Dans une telle conception du temps, si une cause produit un effet, l’effet peut être antérieur à la cause, ce qui est bien inconcevable. L’antériorité et la postériorité n’ont pas en fait de sens dans une vision cyclique du temps. Il n’est pas possible de distinguer la cause et l’effet, chaque événement pouvant être perçu comme cause et effet d’un même événement. Le modèle linéaire du temps est donc celui de la science. Le principe de causalité impose aussi une direction à la ligne, sinon un effet existera avant sa cause. La science identifie donc le temps comme une flèche…
Selon toujours le principe de causalité, un point sur la ligne conditionne le point suivant sans qu’il y ait un retour possible vers le passé. La ligne serait-elle alors prévisible ? Le temps serait-il écrit avant que le futur n’arrive ? D'un point sur la ligne, nous pourrions alors imaginer les points suivants et finalement tracer toute la ligne. Tout l’avenir nous est alors accessible si nous connaissons l’ensemble des lois qui conditionnent les phénomènes ici-bas à un instant précis. Telle était la croyance de Laplace et des scientistes. Les scientifiques ont depuis longtemps abandonné cette prétention. Le déterminisme laplacien n’est pas envisageable non pas par simple impossibilité technique de tout connaître mais par faiblesse de notre nature. Nous sommes donc incapables de dessiner la ligne du temps quelle que soit la capacité de nos supercalculateurs.
Temporalité et moralité
La notion du temps porte notre vision de l’univers et des changements qui l’affecte. Nous ne représentons pas en soi le temps mais les états successifs des objets et les événements qui surviennent, tels que nous percevons. Notre représentation du temps reflète alors le jugement que nous portons sur ces changements, sur leur enchaînement, sur leurs causes et leurs conséquences, ou encore sur le sens général qu’ils manifestent. Et nous jugeons aussi les choses selon cette conception du temps. Dans la vision cyclique, l’homme est plutôt l’objet d’un ordre dont il est entièrement dépendant. Dans la vision linéaire, la situation est différente. Rien n’est véritablement écrit. Tout est encore possible. La liberté a du sens non seulement pour l’homme mais aussi pour Celui qui de toute éternité dirige le monde.
Dieu et le temps
Cyclique ou linéaire, la représentation que nous faisons du temps est ainsi étroitement associée à des notions beaucoup plus hautes, d’ordre moral et religieux

Pour tous les philosophes grecs, le temps est la manifestation de l’ordre de l’univers, lui-même porteur de vérités morales et religieuses. Il est le reflet des dieux. Il est indissociable à leurs actions. La plupart considère cet ordre comme un cycle imperturbable. Toute nouveauté est vue comme un désordre.
La vision judaïque ou chrétienne du temps est aussi influencée par leur pensée religieuse. Mais contrairement aux païens, elle est également liée à un plan divin. Le temps est en effet perçu comme la réalisation d’une volonté divine. Il est ainsi plutôt conçu comme une flèche qui doit nécessairement arriver au but que Dieu s’est fixé. Ce temps a donc une origine et une fin. Il est irréversible, orienté. Du passé, il s’élance dans l’avenir sous la direction de la Providence. Il est en particulier erroné de parler d’une « fuite du temps » comme s’il était sans contrôle.
Contrairement à la vision grecque, les Juifs et les Chrétiens ne voient pas Dieu et les hommes dans des mondes indifférents. Certes Dieu est éternel, c’est-à-dire hors du temps alors que l’homme est temporel, périssable. Ils ne vivent pas cependant séparés dans deux mondes différents inaccessibles. Il n’existe en effet qu’un seul univers. Il est donc insensé de les voir dans une sorte de dualité, enfermés dans un système clos. Rappelons aussi qu’il est insensé de vouloir représenter l’éternité sous forme de cycle. Récemment, nous avons pu lire un article qui oppose Dieu et les hommes, le cycle pour l’un et la linéarité pour l’autre[7]. À partir d’une présentation de la notion du temps à travers l’histoire, l’auteur expose un christianisme erroné.
Les Juifs et les Chrétiens se différencient par l’adhésion ou non à un événement. Les premiers attendent encore le Messie quand les seconds croient qu’il est déjà arrivé. Ainsi les Juifs attendent un temps qui doit venir quand les chrétiens conçoivent le temps en fonction d’un événement déjà survenu, qui éclairent désormais la flèche du temps.
Le temps sous deux cycles
Ainsi apparaissent clairement deux ordres, celui de la nature et celui de l’homme ou de l’histoire, non opposables ou indifférents, mais interagissants. L’un peut être vu comme un modèle cyclique tel que nous le percevons dans les événements naturels, l’autre linéaire, directionnel, irréversible. L’un est commandé par des lois, indépendantes de nous, l’autre par des volontés. L’un reflète le mouvement que nous percevons et que nous pouvons prédire, l’autre manifeste la capacité à « créer » de l’événement. L’un est mesurable et déterminable, l’autre est libre. Nous pouvons aussi suivre Hegel qui différencie l’ordre de la nature, où tout se reproduit et se répète, et l’ordre de l’histoire, temps événementiel où tout est unique. Nous pouvons aussi rajouter l’ordre scientifique que traduisent ou fondent les formules mathématiques, un ordre linéaire mais déterministe, contrairement à l’ordre de l’histoire, lieu du libre-arbitre.
Or généralement, ces ordres sont mélangés dans une unique représentation du temps d’où des confusions, des malentendus et des erreurs. La vision cyclique propre à l’ordre naturel tend ainsi à représenter également l’ordre de l’histoire quand l’ordre scientifique tend à dévorer celui de la nature. Il est donc indispensable de dissocier les ordres dans nos représentations. Que devient alors ces confusions lorsque le temps est perçu comme une réalité et non un être de raison ? C’est probablement l’erreur de l’évolutionnisme…
Mais ces ordres ne peuvent subsister sans un ordre supérieur. Le devenir et l’être ne peuvent non plus être une unique réalité cohérente sans considérer une autre réalité. Se pose inévitablement l’idée d’un ordre divin …


Notes et références
[1]
Innovation d’Eddington en 1927.
[2] Héraclite, fragment 57 dans Le développement de la philosophie contemporaine, « Temps et histoire dans la diversité des cultures », Le temps dans la pensée grecque, Dr G. E.R. Llyod, 25 octobre 1972.
[3] Parménide, fragment 8, dans Le développement de la philosophie contemporaine, « Temps et histoire dans la diversité des cultures », Le temps dans la pensée grecque, Dr G. E.R. Llyod, 25 octobre 1972.
[4] Plotin, Ennéades, I, 11, 7 dans Réflexions sur le concept de temps, Michel Paty, conférence organisée par le Centre national de documentation pédagogique dans le cadre de la fête de la science, Grand salon de Sorbonne, Paris, 18 octobre 2000.
[5] Plotin, Ennéades, dans Le développement de la philosophie contemporaine, « Temps et histoire dans la diversité des cultures », Le temps dans la pensée grecque, Dr G. E.R. Llyod.
[6] Héraclite, fragment 88, dans Le développement de la philosophie contemporaine, « Temps et histoire dans la diversité des cultures », Le temps dans la pensée grecque, Dr G. E.R. Llyod, 25 octobre 1972.
[7] Xavier COSNARD, Représentations du temps et de la formation, SPIRALERevue de Recherches en Éducation, 2005 HS4.
[8] Saint Saint-Exupéry, Courrier sud.

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