" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 25 mars 2015

Dieu et le temps

Saint Augustin
 
(Philippe de Champaigne)
Il n’est guère possible de parler de la nature du temps sans évoquer Saint Augustin. Aujourd’hui, il demeure une référence incontournable surtout lorsqu’il est question du temps de la conscience. Mais rares sont les discours qui expliquent les raisons de ses réflexions. Effectivement, il ne traite pas du temps dans le but de philosopher.

Temps et éternité

Dans le onzième livre de ses Confessions, il entreprend le commentaire de la Genèse, c’est-à-dire l’œuvre de la Création. Au Xe chapitre, il présente l’erreur de ceux qui disent : « Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? S’il était oisif, s’il ne faisait rien, pourquoi ne s’est-il pas toujours ainsi abstenu de toute œuvre dans la suite du temps comme dans le temps précédent ? »[1] 

Comment pouvons-nous en effet concilier la nouveauté que présente la Création avec un Dieu éternel ? Il est difficile d’entendre que Dieu est véritablement éternel et qu’il ait voulu une chose qui n’existait pas. « Si de toute éternité, Dieu a voulu l’existence de la créature, pourquoi la créature, elle aussi, n’est-elle pas éternelle ? » Dans ses Mémoires, Meslier lève de nouveau cet argument pour montrer l’absurdité de l’idée de Dieu. Nous pouvons aussi évoquer un argument équivalent chez Porphyre qui s’étonne que l’œuvre de la Rédemption s’est réalisée en un temps précis. Finalement, l’acte de la Création est-il compatible avec l’éternité de Dieu ? Telle est donc le sujet de sa réflexion sur le temps.

Saint Augustin différencie le temps et l’éternité. « La longueur du temps n’est faite que d’une succession d’une multitude d’instants » quand dans l’éternité, au contraire, « rien n’est successif, tout est présent ». « L’éternité n’est ni future, ni passée » [2]. L’éternité n’a donc pas de durée contrairement au temps. Il est donc vain de chercher une durée avant que le temps ne soit créé. Avant que Dieu fit toute chose, il n’y avait ni de temps, ni de durée. La question de savoir ce que faisait alors Dieu avant la Création n’a donc pas de sens. « Il n’y avait pas d’ « alors » là où il n’y avait pas de temps. » [3]

Et Dieu demeure dans l’éternité. « Vous précédez tout le passé de la hauteur de votre éternité, et vous dominez tout l’avenir, parce qu’il est l’avenir » [4]. A la différence des créatures qui demeurent dans le temps, « vous demeurez le même, et vos années ne passeront pas ». Les années de Dieu ne passent pas contrairement aux nôtres. « Vos années ne font qu’un seul jour » (II Pier., III, 8). Tout est simultané pour Dieu. Est-ce un présent qui dure perpétuellement ? C’est encore autre chose. « Qu’est-ce qu’un présent qui ne cesse pas d’être, sinon un présent qui ne passe plus ; un tel présent n’est plus du temps, c’est l’éternité. L’éternité, ce n’est pas un présent qui dure, c’est un présent qui ne passe pas, qui ne rejoint pas le passé, c’est donc un présent qui n’est plus la suite d’un présent passé et le début d’un présent à venir ; c’est un présent pour lequel le passé et l’avenir sont présents, en même temps, pour ainsi dire. » [5] Une éternité n’est pas une durée de temps infinie. « Pour Dieu au contraire tout est présent sans avoir été dans le passé ni à être dans l’avenir. » L’éternité et le temps s’opposent donc. Dieu ne peut être dans le temps.

Le paradoxe du temps

Saint Augustin souligne un paradoxe, celui de la fuite du temps : le temps n’a de réalité qu’en tant que chacune de ses parties n’en a pas. Chacune de ses parties que sont le passé, le présent et le futur ne peuvent coexister ensemble. Le temps passe. Le temps est présent s’il passe dans le passé pour se jeter dans le futur. « Le temps est ce qu’il tend à n’être plus » [6].

Pour aller plus loin dans ses réflexions, Saint Augustin cherche à définir la nature du temps et en vient à la conclusion que par abus de langage, nous usons des termes de passé et de futur comme s’il existait au temps présent. « Un langage fait de termes propres est chose rare : très souvent nous parlons sans propriété, mais on comprend ce que nous voulons dire »[7]. Le problème apparaît alors lorsque nous interrogeons notre langage avec rigueur. Il est alors difficile de résoudre les paradoxes apparents du temps puisque notre langage est habitué à obscurcir la notion du temps par des termes impropres.

La mesure du temps

Saint Augustin avoue donc son incapacité à définir ce qu’est la nature du temps. Mais il n’abandonne pas. Il en vient en effet à chercher ce qu’est la mesure du temps. C’est un acte qui peut apparaître simple. Nous le faisons régulièrement. Pourtant, elle comporte des difficultés insurmontables. Il ne peut y avoir de mesure que s’il y a durée, c’est-à-dire un intervalle de temps mesurable. Cela n’est possible que si des parties du passé, du présent et du futur coexistent. Mais ils ne peuvent coexister que s’ils existent simultanément. La durée traduit alors une certaine extension : la mémoire rend présent le passé, l’attention nous met au présent et l’attente nous approche du futur. « Toute la réalité du temps se résume alors dans le présent vivant de la conscience. » [8] Une mélodie dure car les notes déjà jouée sont rendues présentes par notre mémoire, celle en cours par notre attention et celles qui viennent par notre attente. Elle est pourtant jamais entendue toute entière d’un seul coup. La mélodie est « une présence entourée d’une absence toujours changeante, vivante. »[9]
 
La distension de l’âme

Saint Augustin en conclue que « c’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps ». « L’impression que produisent en toi les choses qui passent persiste quand elles ont passé : c’est elle que je mesure, elle qui est présente, et non les choses qui l’ont produite et qui ont passé. » [10] Ainsi le temps s’explique parce que « dans l’esprit, auteur de ces transformations, il s’accomplit trois actes : l’esprit attend, il est attentif et il se souvient »[11]. L’esprit se tend vers le passé, le présent et l’avenir. Saint Augustin parle de « distension de l’âme ». La mesure du temps est donc possible car notre esprit reste attentif tout en retenant le proche passé et en anticipant le proche à venir. C’est ainsi que nous percevons que le temps s’écoule. La mesure du temps est finalement l’écoulement du temps en nous.

Insensé ceux qui veulent enfermer Dieu dans le temps…

Dieu demeure dans l’éternité. Immuable, Il n’attend pas et ne se souvient pas car Il demeure attentif dans un présent qui ne cesse pas. Dieu est dans un aujourd'hui qui ne cesse jamais. Tout est présent devant lui, le passé comme le futur. Toutes ses actions et ses pensées, qui sont unes, ne passent pas par des étapes successives. Dieu est immuablement éternel. Il est Celui qui est…

Ainsi il est insensé de vouloir encadrer la volonté divine dans un cadre temporel. Notre langage et notre manière de penser ne peuvent que buter sur des contradictions et des absurdités si nous voulons lier Dieu et le temps. Certes ses actions s’impriment dans notre monde et donc peuvent être perçues et racontées dans un cadre temporel mais nous ne faisons que fixer ces interventions divines puisque par nature, nous n’avons pas d’autres moyens de raconter ce que les yeux ont vu et ce que les oreilles ont entendu. Nous sommes naturellement contraint de temporaliser ce qui est finalement éternel, c’est-à-dire la volonté divine. Notre nature humaine est bien incapable d’exprimer l’ineffable. « Maintenant "mes années s’écoulent dans les gémissements", et vous, ma consolation, ô Seigneur, mon Père, vous êtes éternel. Mais moi, je me suis éparpillé dans le temps, dont j’ignore l’ordre ; de tumultueuses vicissitudes déchirent mes pensées et les profondes entrailles de mon âmes, jusqu'au jour où je m’écoulerai en vous, purifié et fondu au feu de votre amour. »[12]

Mais n’imaginons pas que Dieu nous est inaccessible puisque nous sommes jetés et enfermés dans le temps quand Il demeure dans l’éternité. Kant le croyait. Certes nous ne pouvons ni Le comprendre ni Le connaître parfaitement. Qui est Dieu pour se mesurer à Lui ? Cependant nous pouvons Le connaître par nos moyens naturels. Lui-même s’est fait connaître par sa Parole. Dieu s’est fait aussi visible par le Verbe fait chair.  Toutefois, son existence est connue par ses œuvres et par sa Révélation. Cette connaissance n’est pas parfaite et ne peut l’être. De manière imparfaite, notamment par analogie, nous pouvons connaître ses attributs. Entre l’ignorance et la connaissance parfaite s’élèvent des marches que nous pouvons gravir à l’aide de notre raison et des lumières divines.




Références
[1] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre X, Flammarion, traduction par J. Trabucco, 1964.
[2] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XI.
[3] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XIII.
[4] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XIII.
[5] Sylvain Duforêt, professeur agrégé de philosophie, La Mesure du temps.
[6] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XVI.
[7] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XX.
[8] Sylvain Duforêt, professeur agrégé de philosophie, La Mesure du temps.
[9] Sylvain Duforêt, professeur agrégé de philosophie, La Mesure du temps.
[10] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XXVII.
[11] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XXVIII.
[12] Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chapitre XXIX.

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