" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 19 janvier 2015

La Sainte Écriture : intégrité et variance dans le temps. L'apport des critiques textuelles.

Codex de Saint-Pétersbourg
Dans un précédent article[1], nous avons évoqué de manière générale les manuscrits bibliques et leur datation. Nous avons pu montrer combien ils pouvaient être intéressants dans la défense de la foi et de la vérité. Leur étude permet notamment de confirmer qu’en dépit de son vieil âge, la Sainte Écriture a été conservée intacte dans son intégralité, une intégralité dite substantielle. Les modifications qu’elle a subies restent en effet mineures et n’affectent pas les vérités qu’elle révèle.

L’intégrité de la Sainte Écriture est donc un fait indéniable. En un mot, il n’y a pas eu de manipulation, de falsification ou de négligence dans la transmission des textes bibliques. Cette réalité dûment constatée nous prouve au-delà de toutes les théories que l’homme est capable de transmettre un écrit avec tout le soin nécessaire pour le préserver de toute erreur et déformation[2]. Elle peut en effet s’expliquer par le soin qu’ont mis les scribes à copier ce qui leur tenait le plus à cœur. Aujourd’hui, dans une société où le sens du sacré a généralement disparu, où tout est consommable, nous avons bien des difficultés à saisir le prix qu’ils attachaient à transmettre la Parole de Dieu sans l’altérer. Il n’y a pas en effet de Tradition sans cette fidélité rigoureuse de la transmission et sans la grâce divine pour la garantir.

Ce fait a aussi l’avantage de nous présenter une œuvre qui n’a pas évolué au bout de plus de trois mille ans. Quel plus beau contre-exemple à présenter contre toutes ces philosophies et idéologies qui ne cessent de voire le monde et la vie sous l’aspect de l’évolution et du changement ? Cette intégrité est un don de Dieu.

Intégrité et uniformité des manuscrits

Porphyre et bien d’autres auteurs antichrétiens ont souligné les différences et les contradictions qui existent entre les textes du Nouveau Testament pour discréditer le christianisme. Cette objection ne peut en effet être ignorée. Pourtant elle n’affecte pas l’intégralité du dépôt sacré.

En effet, il ne faut pas confondre l’intégrité du dépôt sacré et l'harmonisation des textes. L’une concerne la transmission exacte d’un texte au cours des âges, l’autre la réception d’un texte dans le dépôt et sa cohérence avec les autres textes. Les différentes versions des évangélistes ne remettent donc pas en cause l’intégrité du dépôt sacré. Au contraire, comme le notait déjà Saint Jérôme, une harmonisation entre les Évangiles est un signe évident de manipulation. Certains copistes ont en effet essayé de gommer les différences entre les textes. 

Les recensions bibliques

L’intégrité des textes n’est pas parfaite ou absolu. Les différents manuscrits que nous possédons présentent en effet des différences. Mais soulignons le fait : si ces modifications créent une certaine diversité des manuscrits, elles n’affectent pas le sens des textes.

La conversion de Saint Paul
Caravage
Prenons par exemple une des grandes différences connues entre deux manuscrits anciens des Actes des Apôtres relatant la conversion de Saint Paul (IX, 4-5). 
Dans la recension dite occidentale longue, nous pouvons lire les versets suivants : « Tombé par terre, au milieu d’une grande extase, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? Tu t’entêtes à ruer contre l’aiguillon. » Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et le Seigneur, s’adressant à lui : Je suis Nazareth, moi, que toi tu persécutes. » Et lui, tremblant et stupéfié de l’événement à lui survenu, dit : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » Et le Seigneur s’adressant à lui : « […] Lève-toi et entre dans la ville, et là, il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. » 
Dans la version traditionnellement retenue, plus concise, nous avons : « Tombé par terre, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ?Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et lui : « Je suis Jésus, moi, que toi tu persécutes. Allons, lève-toi et entre dans la ville, et il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. »[3] Le premier extrait est certes plus détaillé et descriptif sans pourtant apporter de nouveauté substantielle.

L’étude critique des manuscrits permet de les rassembler en familles ou recensions selon leurs caractéristiques. Elles sont classiquement identifiées par une lettre. Aujourd'hui sont identifiés cinq grandes familles de haute valeur : le texte occidental (recension D), le texte de type Vaticanus et Sinaïticus (recension B et N), le texte antiochien ou syro-byzantin (recension K), le texte alexandrin, le texte césarien (recension C).

La critique textuelle

La critique textuelle n’est pas la critique du texte, c’est-à-dire du contenu. « Le ressort de toute critique textuelle […] est la quête de l’original : aujourd’hui on dira plus prudemment la restitution de la forme du texte la plus proche possible de l’original »[4]. Elle identifie les erreurs et les rajouts dans les textes provenant des copistes et les en retire afin de revenir aux textes originaux. Elle évalue également la valeur d’un manuscrit quant à la conservation de l’original. Il identifie aussi les liens entre les différents manuscrits d’un même texte. Elle tente finalement de découvrir la genèse d’un document et de proposer des hypothèses en vue de reconstituer le texte primitif.

La critique textuelle n’a pas uniquement pour objet les manuscrits bibliques. Néanmoins, depuis le XIXe siècle, elle a pris une importance non négligeable dans l’étude de la Sainte Écriture et dans la rédaction des versions bibliques.


Pour identifier les erreurs et les rajouts dans un texte, la critique textuelle se base sur des critères plus ou moins admis par les spécialistes. Comme nous l’avons vu précédemment, l’harmonisation des évangiles en est un. Nous pouvons aussi citer le développement d’une scène comme ou au contraire la simplification des phrases (absence de répétitions, d’amplification) comme dans notre exemple précédent, l’élégance du style, l’élimination de sémitisme, etc. Ces critères permettent d’identifier l’intervention des copistes.

Les variances dans les manuscrits

Les critiques distinguent deux types de variantes :
  • les variantes involontaires courantes : répétition ou omission de lettres, de syllabes de mots, confusion de lettres ou de sons, erreurs de lecture de manuscrits plus anciens[5], etc. ;
  • les variantes volontaires : élimination de sémitismes, changement dans l’ordre des mots, recherche d’harmonisation, accord entre une citation libre de l’Ancien Testament avec le texte grec, remaniement de passages difficiles, suppression de mots choquants, etc.
Prenons un exemple de variance. Dans l’Épître de Saint Jacques, nous trouvons dans la Vulgate le verset suivant : « Bienheureux l’homme qui souffre patiemment la tentation, parce qu’après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie, que Dieu a promise à ceux qui l’aiment. »(Jacq., I, 12). Nous trouvons dans les manuscrits l’expression « Dieu a promise » mais aussi les suivantes : « qu’il a promise », « que [le] Seigneur a promise » ou encore que « que Dieu qui ne ment pas a promise ». Nous pouvons émettre l’hypothèse que le copiste a remplacé Dieu par « il » ou au contraire il a cherché à expliciter « il ».  Implicitation ou explicitation ?

Les critiques internes et externes

La critique textuelle recherche la meilleure leçon selon deux types de critiques : internes et externes. La critique externe travaille sur des éléments extérieurs au texte lui-même : témoignage (quantité, qualité), manuscrits plus récents contenant le texte en question, citations des Pères de l’Église, etc. La critique interne étudie le texte en lui-même et lui applique des principes. Elle préfère  la leçon la plus difficile sans accepter de leçon absurde, une leçon qui n’harmonise pas, la leçon la plus brève et aussi la moins soignée, la leçon qui correspond au mieux au style de l’écrivain, la leçon qui s’accorde le mieux avec le contexte, etc.

La critique textuelle doit rechercher l’harmonisation entre les critiques externes et internes dans sa recherche de texte primitif, ce qui n’est pas toujours le cas.

Retour aux critères externes

Des éléments extérieurs au texte permettent donc d’évaluer la valeur des manuscrits et de proposer un texte plus proche de l'original. Parmi les méthodes, nous pouvons citer la comparaison avec les citations plus anciennes des Pères de l’Église. Un effort a été entrepris pour mieux les connaître et les recenser. Un autre élément extérieur : le lectionnaire, c’est-à-dire les extraits de la Sainte Bible en usage dans les liturgies. Enfin troisième apport non négligé : les versions bibliques traduites, plus nombreuses, voire plus anciennes que les manuscrites copiés que nous possédons. Selon Lagrange, « les traducteurs, les plus anciens surtout, s’attachaient plus au sens qu’aux mots. »[6]

Parmi les versions traduites, mentionnons le codex syro-sinaïtique, daté du IV-Ve siècle, de langue araméenne occidentale. C’est un palimpseste qui contient les quatre évangiles dans l’ordre traditionnel avec quelques lacunes. 

La Peshitta est une version traduite en syriaque du Ve siècle. Nous en disposons environ 250 dont une douzaine datent des Ve et VIe siècle. 

Les versions latines, dites « Vieilles latines », sont surtout connues à partir des citations patristiques. Elles ont été constituées aux IIe et IIIe siècle. Traduites du grec, elles se caractérisent par une grande fidélité de la traduction d’où parfois des problèmes de sens. Certains manuscrits dont nous disposons datent du IVe siècle. Selon les hypothèses communes, il semble que les versions syriaques et latines proviendraient du texte grec dont témoigne le codex de Bèze. 

Le codex de Bèze[7] est daté du IVe-Ve siècle. Il contient les Évangiles et les Actes des Apôtres. Il est bilingue grec - latin. Il est considéré comme un témoin de première valeur du texte primitif. 

La Vulgate de Saint Jérôme semble utiliser des codex grecs plus anciens que ceux du II-IVe siècle. Saint Jérôme a travaillé à partir des codex de la recension B et parfois celle de Césarée.

A la recherche du meilleur texte : référence, éclectisme et stemmatique

Pour restituer l’état du texte primitif, la critique textuelle utilise l’une des trois méthodes suivantes.

Analyse stemmatique
La première méthode consiste à choisir parmi les manuscrits disponibles le texte de référence, c’est-à-dire le manuscrit estimé le plus proche du texte primitif. Les autres manuscrits lui sont alors comparés en vue d’identifier et d’éliminer les erreurs et autres corruptions selon les critères que nous avons évoqués. C’est à partir de cette méthode dite de l’édition de référence que la Bible d’Érasme a été écrite.

La deuxième méthode, appelée éclectisme, est d’examiner un grand nombre de manuscrits pour choisir la meilleure variante. Lorsque les spécialistes donnent plus d’importance aux critiques internes, nous parlons d’éclectisme raisonné. C’est généralement le cas. Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque la critique externe est privilégiée, l’éclectisme est dit radical.

Enfin la dernière méthode est la stemmatique. Elle regroupe les manuscrits selon le principe suivant : « une communauté d’erreurs implique une communauté d’origine ». Il s’agit alors de retrouver le manuscrit à l’origine de cette « communauté », l’hyparchetype. La méthode établit alors une sorte d’arbre généalogique ( « stemma codicum »). La deuxième étape consiste à déterminer l’archétype, c’est-à-dire le meilleur des hyparchetypes. La dernière étape consiste à corriger l’archétype. C’est par cette méthode qu’ont été définies les différentes recensions antiochiennes, alexandrine, etc.

Les difficultés de la critique textuelle

Une des difficultés de la dernière méthode est le choix de l’archétype. Il ne fait pas généralement l’unanimité entre les différents spécialistes. Certains privilégient la recension antiochienne car elle est majoritaire dans les manuscrits. Elle a ainsi régné pendant longtemps sous le nom de texte reçu. D’autres préfèrent la recension alexandrine car elle est plus ancienne. Enfin, la recension de Césarée a aussi des préférences car elle est notamment plus présente chez les premiers Pères de l’Église. La difficulté est effectivement de déterminer le critère de choix. Le nombre de manuscrits découverts pourrait indiquer l’importance de leur diffusion et donc leur autorité. Leur autorité pourrait aussi se manifester par les références patristiques ou par leur usage ancien dans la liturgie. Un autre critère serait l’âge, considérant que les plus vieux sont les plus proches du texte primitif. Cela présuppose le rôle déterminant du « silence » : si aucun manuscrit d’une recension n’est daté avant une période, c’est qu’il n’existait pas avant cette période. Quelle est la meilleure hypothèse ? Multiplicité, référence ou antiquité ?

La critique textuelle est assez subjective dans les critères, les règles et dans les méthodes. Elle rencontre aussi de nombreuses difficultés qu’elle ne peut surmonter que par des suppositions, certes raisonnables mais aussi contestables. La prétention de vouloir restituer les textes bibliques primitifs est assurément trop ambitieuse, vouée à l’échec. Par ailleurs, est-ce vraiment utile ? Il est vrai que quelques passages au nombre très réduit et bien répertoriés posent de réelles difficultés. Il est vrai aussi qu’ils ne touchent pas à la foi.

Cependant la critique textuelle permet d’expliquer certaines erreurs de copistes, quelques variances entre les manuscrits et de les relativiser. Ainsi il est intéressant et utile d’avoir une Sainte Bible avec des notes qui précisent l’origine de la version des textes bibliques et les différentes variantes les plus importantes pour nous aider à les lire et à les comprendre.

Dans sa recherche, la critique textuelle a compris qu’elle ne pouvait pas négliger les Pères de l’Église et l’usage de l’Église, notamment dans la liturgie, bref la Tradition. Ce sont des éléments capitaux pour établir l’autorité d’un texte. De nouveau, nous constatons que la Sainte Bible ne se suffit pas elle-seule, notamment par des critères internes. La Sainte Écriture suppose la Tradition. Elle nécessite l’Église. Nous sommes donc loin de l’idée d’une Écriture comme seule et unique source de notre foi. La fidélité aux textes originaux est d’autant plus assurée que nous sommes bien fidèles à la Tradition.

Enfin, pour conclure, revenons à l’intégrité des textes bibliques. Les fragments et les manuscrits anciens que nous possédons ne différent guère des versions bibliques actuelles. Nos textes concordent aussi avec les citations des Pères. « En ce début du IIe siècle, la tradition-transmission orale est encore indubitablement concrètement exercée avec ses caractéristiques de fidélité bien assurée, même si elle est moins nécessairement littérale dans certains genres littéraires. »[8]. Tel est le fait observable et indéniable que les traces du passé ne cessent de confirmer. Certes, elles ne sont pas absolument identiques mais l’intégrité substantielle est préservée. Les méthodes mises en place depuis plus d’un siècle permettent d’identifier les modifications et de les expliquer.






Réferences
[1] Émeraude, janvier 2015, article Les manuscrits bibliques.
[2] Un exemple de pratiques permettant de garantir l’intégrité d’un texte biblique sera présenté dans un prochain article.
[3] Cité par Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien, éditions Nuntiavit, 2011.
[4] Philippe Hugo, Les deux visages d’Elie, Texte massorétique et septante dans l’histoire la plus ancienne du texte de 1.Rois 17-18, Academic Press Fribourg, Orbis Biblicus et Orientalis 217, 2006. Définition tirée de « History, Textual Criticism » de E. J. Kenney, Encyclopaedia Britannica, Macropaedia, vol. 20, Chicago, 1990.
[5] Les textes anciens ne connaissaient ni la ponctuation ni l’intervalle entre les mots.
[6] Lagrange, Introduction à l’étude du Nouveau Testament, I. Histoire ancienne du canon du Nouveau Testament, Lecoffre, 1933.
[7] Appelé aussi Cantabrigiensis D.05.
[8] Abbé Bernard Lucien, Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ.

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