Codex de Saint-Pétersbourg |
Dans un précédent article[1],
nous avons évoqué de manière générale les manuscrits bibliques et leur datation.
Nous avons pu montrer combien ils pouvaient être intéressants dans la défense
de la foi et de la vérité. Leur étude permet notamment de confirmer qu’en dépit
de son vieil âge, la Sainte Écriture a été conservée intacte dans son intégralité,
une intégralité dite substantielle. Les modifications qu’elle a subies restent en effet mineures et n’affectent pas les vérités qu’elle révèle.
L’intégrité de la Sainte
Écriture est donc un fait indéniable. En un mot, il n’y a pas eu de
manipulation, de falsification ou de négligence dans la transmission des textes
bibliques. Cette réalité dûment constatée nous prouve au-delà de toutes les
théories que l’homme est capable de transmettre un écrit avec tout le soin
nécessaire pour le préserver de toute erreur et déformation[2].
Elle peut en effet s’expliquer par le soin qu’ont mis les scribes à copier ce
qui leur tenait le plus à cœur. Aujourd’hui, dans une société où le sens du sacré
a généralement disparu, où tout est consommable, nous avons bien des
difficultés à saisir le prix qu’ils attachaient à transmettre la Parole de Dieu
sans l’altérer. Il n’y a pas en effet de Tradition sans cette fidélité
rigoureuse de la transmission et sans la grâce divine pour la garantir.
Ce fait a aussi l’avantage
de nous présenter une œuvre qui n’a pas évolué au bout de plus de trois mille
ans. Quel plus beau contre-exemple à présenter contre toutes ces philosophies
et idéologies qui ne cessent de voire le monde et la vie sous l’aspect de
l’évolution et du changement ? Cette intégrité est un don de Dieu.
Intégrité et uniformité
des manuscrits
Porphyre et bien d’autres
auteurs antichrétiens ont souligné les différences et les contradictions qui
existent entre les textes du Nouveau Testament pour discréditer le
christianisme. Cette objection ne peut en effet être ignorée. Pourtant elle
n’affecte pas l’intégralité du dépôt sacré.
En effet, il ne faut pas
confondre l’intégrité du dépôt sacré et l'harmonisation des textes. L’une concerne
la transmission exacte d’un texte au cours des âges, l’autre la réception d’un
texte dans le dépôt et sa cohérence avec les autres textes. Les différentes
versions des évangélistes ne remettent donc pas en cause l’intégrité du dépôt
sacré. Au contraire, comme le notait déjà Saint Jérôme, une harmonisation entre
les Évangiles est un signe évident de manipulation. Certains copistes ont en
effet essayé de gommer les différences entre les textes.
Les recensions bibliques
L’intégrité des textes
n’est pas parfaite ou absolu. Les différents manuscrits que nous possédons présentent
en effet des différences. Mais soulignons le fait : si ces modifications créent
une certaine diversité des manuscrits, elles n’affectent pas le sens des
textes.
La conversion de Saint Paul Caravage |
Prenons par exemple une
des grandes différences connues entre deux manuscrits anciens des Actes
des Apôtres relatant la conversion de Saint Paul (IX, 4-5).
Dans la recension dite occidentale longue, nous pouvons lire les versets suivants : « Tombé par terre, au milieu d’une grande extase, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? Tu t’entêtes à ruer contre l’aiguillon. » Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et le Seigneur, s’adressant à lui : Je suis Nazareth, moi, que toi tu persécutes. » Et lui, tremblant et stupéfié de l’événement à lui survenu, dit : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » Et le Seigneur s’adressant à lui : « […] Lève-toi et entre dans la ville, et là, il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. »
Dans la version traditionnellement retenue, plus concise, nous avons : « Tombé par terre, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ?Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et lui : « Je suis Jésus, moi, que toi tu persécutes. Allons, lève-toi et entre dans la ville, et il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. »[3] Le premier extrait est certes plus détaillé et descriptif sans pourtant apporter de nouveauté substantielle.
Dans la recension dite occidentale longue, nous pouvons lire les versets suivants : « Tombé par terre, au milieu d’une grande extase, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ? Tu t’entêtes à ruer contre l’aiguillon. » Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et le Seigneur, s’adressant à lui : Je suis Nazareth, moi, que toi tu persécutes. » Et lui, tremblant et stupéfié de l’événement à lui survenu, dit : « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » Et le Seigneur s’adressant à lui : « […] Lève-toi et entre dans la ville, et là, il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. »
Dans la version traditionnellement retenue, plus concise, nous avons : « Tombé par terre, il entendit qu’une voix lui disait : Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu ?Il dit : « Qui êtes-vous, Seigneur ? » Et lui : « Je suis Jésus, moi, que toi tu persécutes. Allons, lève-toi et entre dans la ville, et il te sera annoncé tout ce qu’il faut que tu fasses. »[3] Le premier extrait est certes plus détaillé et descriptif sans pourtant apporter de nouveauté substantielle.
L’étude critique des
manuscrits permet de les rassembler en familles ou recensions selon leurs
caractéristiques. Elles sont classiquement identifiées par une lettre.
Aujourd'hui sont identifiés cinq grandes familles de haute valeur : le
texte occidental (recension D), le texte de type Vaticanus et Sinaïticus
(recension B et N), le texte antiochien ou syro-byzantin (recension K), le
texte alexandrin, le texte césarien (recension C).
La critique textuelle
La critique textuelle n’a
pas uniquement pour objet les manuscrits bibliques. Néanmoins, depuis le XIXe
siècle, elle a pris une importance non négligeable dans l’étude de la Sainte
Écriture et dans la rédaction des versions bibliques.
Les variances dans les
manuscrits
Les critiques distinguent
deux types de variantes :
- les variantes involontaires courantes : répétition ou omission de lettres, de syllabes de mots, confusion de lettres ou de sons, erreurs de lecture de manuscrits plus anciens[5], etc. ;
- les variantes volontaires : élimination de sémitismes, changement dans l’ordre des mots, recherche d’harmonisation, accord entre une citation libre de l’Ancien Testament avec le texte grec, remaniement de passages difficiles, suppression de mots choquants, etc.
Les critiques internes et
externes
La critique textuelle
recherche la meilleure leçon selon deux types de critiques : internes et
externes. La critique externe travaille sur des éléments extérieurs au texte
lui-même : témoignage (quantité, qualité), manuscrits plus récents
contenant le texte en question, citations des Pères de l’Église, etc. La
critique interne étudie le texte en lui-même et lui applique des principes. Elle
préfère la leçon la plus difficile sans
accepter de leçon absurde, une leçon qui n’harmonise pas, la leçon la plus brève
et aussi la moins soignée, la leçon qui correspond au mieux au style de
l’écrivain, la leçon qui s’accorde le mieux avec le contexte, etc.
La critique textuelle doit
rechercher l’harmonisation entre les critiques externes et internes dans sa
recherche de texte primitif, ce qui n’est pas toujours le cas.
Retour aux critères
externes
Des éléments extérieurs au
texte permettent donc d’évaluer la valeur des manuscrits et de proposer un texte plus proche de l'original. Parmi les méthodes, nous pouvons citer la comparaison avec les
citations plus anciennes des Pères de l’Église. Un effort a été entrepris pour
mieux les connaître et les recenser. Un autre élément extérieur : le
lectionnaire, c’est-à-dire les extraits de la Sainte Bible en usage dans les
liturgies. Enfin troisième apport non négligé : les versions bibliques
traduites, plus nombreuses, voire plus anciennes que les manuscrites copiés que
nous possédons. Selon Lagrange, « les
traducteurs, les plus anciens surtout, s’attachaient plus au sens qu’aux
mots. »[6]
Parmi les versions
traduites, mentionnons le codex syro-sinaïtique, daté du IV-Ve siècle, de
langue araméenne occidentale. C’est un palimpseste qui contient les quatre
évangiles dans l’ordre traditionnel avec quelques lacunes.
La Peshitta
est une version traduite en syriaque du Ve siècle. Nous en disposons environ
250 dont une douzaine datent des Ve et VIe siècle.
Les versions latines, dites
« Vieilles latines », sont surtout
connues à partir des citations patristiques. Elles ont été constituées aux IIe
et IIIe siècle. Traduites du grec, elles se caractérisent par une grande
fidélité de la traduction d’où parfois des problèmes de sens. Certains
manuscrits dont nous disposons datent du IVe siècle. Selon les hypothèses
communes, il semble que les versions syriaques et latines proviendraient du
texte grec dont témoigne le codex de Bèze.
La Vulgate de Saint Jérôme semble utiliser des codex grecs plus
anciens que ceux du II-IVe siècle. Saint Jérôme a travaillé à partir des codex
de la recension B et parfois celle de Césarée.
A la recherche du meilleur
texte : référence, éclectisme et stemmatique
Pour restituer l’état du
texte primitif, la critique textuelle utilise l’une des trois méthodes
suivantes.
Analyse stemmatique |
La deuxième méthode, appelée éclectisme, est d’examiner un grand nombre de manuscrits pour choisir la meilleure variante. Lorsque les spécialistes donnent plus d’importance aux critiques internes, nous parlons d’éclectisme raisonné. C’est généralement le cas. Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque la critique externe est privilégiée, l’éclectisme est dit radical.
Enfin la dernière méthode est la stemmatique. Elle regroupe les manuscrits selon le principe suivant : « une communauté d’erreurs implique une communauté d’origine ». Il s’agit alors de retrouver le manuscrit à l’origine de cette « communauté », l’hyparchetype. La méthode établit alors une sorte d’arbre généalogique ( « stemma codicum »). La deuxième étape consiste à déterminer l’archétype, c’est-à-dire le meilleur des hyparchetypes. La dernière étape consiste à corriger l’archétype. C’est par cette méthode qu’ont été définies les différentes recensions antiochiennes, alexandrine, etc.
Les difficultés de la
critique textuelle
Une des difficultés de
la dernière méthode est le choix de l’archétype. Il ne fait pas généralement
l’unanimité entre les différents spécialistes. Certains privilégient la
recension antiochienne car elle est majoritaire dans les manuscrits. Elle a ainsi
régné pendant longtemps sous le nom de texte reçu. D’autres préfèrent la
recension alexandrine car elle est plus ancienne. Enfin, la recension de
Césarée a aussi des préférences car elle est notamment plus présente chez les
premiers Pères de l’Église. La difficulté est effectivement de déterminer le
critère de choix. Le nombre de manuscrits découverts pourrait indiquer
l’importance de leur diffusion et donc leur autorité. Leur autorité pourrait
aussi se manifester par les références patristiques ou par leur usage ancien
dans la liturgie. Un autre critère serait l’âge, considérant que les plus vieux
sont les plus proches du texte primitif. Cela présuppose le rôle déterminant du
« silence » : si aucun
manuscrit d’une recension n’est daté avant une période, c’est qu’il n’existait
pas avant cette période. Quelle est la meilleure hypothèse ? Multiplicité,
référence ou antiquité ?
La critique textuelle est
assez subjective dans les critères, les règles et dans les méthodes. Elle
rencontre aussi de nombreuses difficultés qu’elle ne peut surmonter que par des
suppositions, certes raisonnables mais aussi contestables. La prétention de
vouloir restituer les textes bibliques primitifs est assurément trop
ambitieuse, vouée à l’échec. Par ailleurs, est-ce vraiment utile ? Il est
vrai que quelques passages au nombre très réduit et bien répertoriés posent de
réelles difficultés. Il est vrai aussi qu’ils ne touchent pas à la foi.
Cependant la critique
textuelle permet d’expliquer certaines erreurs de copistes, quelques variances
entre les manuscrits et de les relativiser. Ainsi il est intéressant et utile d’avoir
une Sainte Bible avec des notes qui précisent l’origine de la version des
textes bibliques et les différentes variantes les plus importantes pour nous
aider à les lire et à les comprendre.
Dans sa recherche, la
critique textuelle a compris qu’elle ne pouvait pas négliger les Pères de
l’Église et l’usage de l’Église, notamment dans la liturgie, bref la Tradition.
Ce sont des éléments capitaux pour établir l’autorité d’un texte. De nouveau,
nous constatons que la Sainte Bible ne se suffit pas elle-seule, notamment par
des critères internes. La Sainte Écriture suppose la Tradition. Elle nécessite l’Église. Nous
sommes donc loin de l’idée d’une Écriture comme seule et unique source de notre
foi. La fidélité aux textes originaux est d’autant plus assurée que nous sommes
bien fidèles à la Tradition.
Enfin, pour conclure,
revenons à l’intégrité des textes bibliques. Les fragments et les manuscrits
anciens que nous possédons ne différent guère des versions bibliques actuelles.
Nos textes concordent aussi avec les citations des Pères. « En ce début du IIe siècle, la
tradition-transmission orale est encore indubitablement concrètement exercée
avec ses caractéristiques de fidélité bien assurée, même si elle est moins
nécessairement littérale dans certains genres littéraires. »[8].
Tel est le fait observable et indéniable que les traces du passé ne cessent de
confirmer. Certes, elles ne sont pas absolument identiques mais l’intégrité
substantielle est préservée. Les méthodes mises en place depuis plus d’un
siècle permettent d’identifier les modifications et de les
expliquer.
[1] Émeraude, janvier 2015, article Les manuscrits bibliques.
[2] Un exemple de pratiques permettant de garantir l’intégrité d’un texte biblique sera présenté dans un prochain article.
[3] Cité par Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien, éditions Nuntiavit, 2011.
[4] Philippe Hugo, Les deux visages d’Elie, Texte massorétique et septante dans l’histoire la plus ancienne du texte de 1.Rois 17-18, Academic Press Fribourg, Orbis Biblicus et Orientalis 217, 2006. Définition tirée de « History, Textual Criticism » de E. J. Kenney, Encyclopaedia Britannica, Macropaedia, vol. 20, Chicago, 1990.
[5] Les textes anciens ne connaissaient ni la ponctuation ni l’intervalle entre les mots.
[6] Lagrange, Introduction à l’étude du Nouveau Testament, I. Histoire ancienne du canon du Nouveau Testament, Lecoffre, 1933.
[7] Appelé aussi Cantabrigiensis D.05.
[8] Abbé Bernard Lucien, Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ.
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