Le XIXe siècle est le
siècle de l’athéisme moderne, c’est-à-dire de la négation de Dieu. De
nombreuses philosophies athées prennent naissance et se développent en Europe.
En Angleterre, le darwinisme prolonge sa théorie de l’évolutionnisme pour expliquer
le monde par un processus historique qui évacue Dieu de toute explication de l’Univers. En France,
pays de Descartes, les progrès scientifiques émerveillent tant les esprits que pour
certains, la science devient une religion. Ils recherchent le bonheur dans l’accroissement
considérable des connaissances. L’homme est donc en marche vers la mort de
Dieu. La vulgarisation de cette idée du progrès inéluctable, prétendue antidote
de la religion, fera naître dans la société une idolâtrie de la science, encore
bien vivace de nos jours. Enfin, en Allemagne, un effort intellectuel
extraordinaire tente de montrer que Dieu n’est qu’une invention humaine, la
seule réalité étant l’homme lui-même. Drôle de siècle qui met l’homme à la
place de Dieu…
Parmi ces philosophies
athées, nous allons nous attarder sur l’idéalisme allemand qui domine le XIXe
siècle et influence encore aujourd'hui profondément la manière de penser de nos
contemporains.
Opposé au réalisme,
l’idéalisme allemand est un système philosophique qui érige la pensée comme
seule réalité existante. Rien n’existe véritablement hors de la pensée. La
chose en soi n’a plus d’existence. L’idéalisme cherche donc à construire un
monde à partir de la pensée. La connaissance
devient donc le fondement premier et absolu de toute explication du monde et de
la vie. Mais comme l’esprit de l’homme n’est pas capable de porter l’Univers,
les idéalistes en appellent à un Esprit infini qui agit à travers l’homme pour
construire l’univers.
Fichte, effort renouvelé
du Moi vers sa réalisation
Le premier des idéalistes
est Johann Gottlieb Fichte (1762 - 1814). D'origine pauvre, protestant, il
s’oriente d’abord vers la théologie puis par des lectures, il découvre sa
vocation philosophique. Il finit par abandonner sa carrière ecclésiastique pour
l’enseignement. Rapidement, ses cours et ses publications connaissent un véritable succès
auprès de la jeunesse. Mais son maître Kant le désavoue. Accusé d’athée, il est
révoqué de son poste de professeur et doit s’exiler.
Fichte est probablement le
premier représentant de l’idéalisme allemand. Il part de la connaissance donc
du sujet de la connaissance, c’est-à-dire du Moi. C’est le premier principe, un
principe absolu. Il constitue l’essence de l’esprit humain. Ce moi absolu est
l’Esprit infini, présent dans tout esprit fini, raison impersonnelle qui anime
toute raison. Il est principe de la pensée, pure liberté. Dans notre esprit, le
Moi prend conscience de soi en se limitant, en s’opposant au non-Moi,
c’est-à-dire à quelque chose qui n’est pas lui. Ce non-Moi est l’objet de la
connaissance. Il y a donc deux termes qui s’opposent : le Moi, sujet de la connaissance, et
le non-Moi, objet de la connaissance. Et de cette opposition naît la synthèse au sein du Moi
absolu. Dans le Moi absolu, se trouvent une pluralité de sujets (moi divisible)
et d’objets (non-moi divisible). Le Moi absolu est Dieu.
Fichte étudie les rapports
entre la conscience, le Moi, et le monde, le non-Moi, sous l’aspect de deux
relations, de deux déterminations réciproques : le Moi par le non-Moi et
inversement, le non-Moi par le Moi. Il en arrive à conclure que la connaissance est la détermination
du Moi par le non-Moi, l'action est la détermination du non-Moi par le Moi.
Or le Moi
étant premier, c’est bien le Moi qui pose le non-Moi. Il y a bien une activité
productive, habituellement inconsciente, de l’esprit. Un objet connu nous
apparaît extérieur car nous n’avons pas conscience de l’acte par lequel nous le
posons. Il n’est qu’une représentation posée par l’esprit en lui-même. C’est
par l’imagination que le Moi s’affecte lui-même. Le principe de causalité n’est
que le rapport posé par l’esprit entre le phénomène et lui-même.
Le Moi est déterminé par
le non-Moi. Cet acte constitue donc le Moi. C’est par sa propre action qu’il se
détermine. Il y a effort du Moi à tendre vers une fin. Fini à tout moment, le
mouvement est pourtant infini. Ainsi le Moi est absolu, infini bien qu’il soit limité
par le non-Moi. La réalisation du Moi est donc l'effort infini que réalise le Moi pour s’opposer au non-Moi. Ce
dernier retarde sa pleine réalisation. Le Moi est conscience car il pose
finalement le Monde, condition de son effort. Sans cette opposition, il serait
esprit inconscient. Le Moi recherche donc cet effort en lui-même. C’est par cet
effort que le Moi se réalise pour s’assimiler au Moi absolu. « Le moi doit donc refuser de s’arrêter à
aucun objet déterminé, et vouloir uniquement l’effort même toujours renouvelé.
Voilà l’impératif catégorique […] une
loi purement formelle, il ne commande aucune action particulière, il commande
simplement d’agir en ayant pour idéal et pour but la vie spirituelle,
c’est-à-dire l’assimilation du moi fini au Moi absolu, l’identification
progressive de l’homme à Dieu. »[1]
Par cet effort permanent,
l’homme se divinise. Posé comme acte de foi, la divinité apparaît ainsi comme
« une activité impersonnelle en
cours de développement, immanente aux diverses consciences humaines, principe
et fin de leur effort » [1].
Dieu n’est point un être personnel et transcendant mais se réalise par l’effort
de l’homme.
Schelling, la dialectique
comme principe
Lui-aussi protestant,
Schelling (1775-1854) se destine d’abord à une carrière ecclésiastique. Maître
en théologie très tôt, il finit par abandonner ses ambitions et se consacre à
l’enseignement. Disciple de Fichte, il est rapidement célèbre par ses
publications.
Contrairement à Fichte, il
cherche à expliquer la nature. Schelling considère la nature comme sujet et objet, à
la fois productrice et connaissable. Si la nature est connaissable, c’est
qu’elle est en quelque sorte homogène à l’esprit. Elle est donc esprit et
matière. L’activité est son premier
principe. Ce que définit Fichte sur le Moi est pour Schelling reporté sur la
nature. La nature tend vers une conscientisation. C’est par l’opposition entre
l’esprit et la matière qu’elle se réalise. L’esprit se pose une limite sous
forme de matière pour avoir à la surmonter. Fichte parle d’« odyssée de l’esprit ». Les êtres
sont le produit de cette activité renouvelée. Elle cesse par l’apparition de
l’homme.
Tout en le dépassant, Schelling
s’oppose à Fichte et s’en détache. Il montre que le Moi absolu ne peut être ni
un Moi ni un absolu puisqu'il est inconscient et ne s’oppose pas à un non-Moi.
Et par principe, le Moi n’existe que parce qu’il y a un non-Moi. Il est donc
relatif. Chacun des deux principes ne peut produire l’autre. Finalement, l’Absolu n’est ni le Moi, ni le non-Moi.
Il est les deux. Le principe de contradiction ne peut donc s’appliquer. L’esprit et
la nature ne sont que des expressions ou des aspects de l’Absolu, qui est
substance infinie. L’esprit et la nature se distinguent selon la part de
l’objet ou du sujet. Dans l’esprit, la subjectivité prédomine ; dans la
nature, l’objectivité. L’Absolu se distingue de l’esprit et de la nature par
l’identification de la subjectivité et de l’objectivité.
Qu’est-ce que Dieu selon
Schelling ? Il est pur désir d’être, une volonté qui a lui-même sa raison
d’être. Émerge du non-être, il s’engendre lui-même progressivement. Prenant
d’abord conscience de lui-même, Dieu se personnifie ensuite en se manifestant
dans l’Univers, sorte d’expression de ce qu’il est, matière et esprit.
Hégel, l’Absolu, un
mouvement d’auto-position et d‘auto-création
Georg Willhelm Friedrich
Hegel (1770 - 1831) a la même destinée que celle de Fichte et de Schelling. Protestant, il abandonne des études théologiques et
devient professeur. Ami de Schelling, il devient son porte-parole avant de
critiquer ouvertement sa conception de l’Absolu, ce qui provoque leur rupture. Puissant génie encyclopédique et systématique, il obtient un
succès éclatant, même si son langage est « extrêmement obscur et rebutant »[1].
Hegel définit avant tout
l’Absolu comme un sujet, c’est-à-dire un mouvement, le « mouvement d’autoposition ou d‘autocréation
de la substance » [1].
« La substance vivante est l’être
qui est sujet en vérité, ou ce qui signifie la même chose, qui est le mouvement
de se poser soi-même. […] De
l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement résultat, c’est-à-dire qu’il
est seulement à la fin de ce qu’il est en vérité ; en cela consiste
proprement sa nature qui est d‘être effectuation, sujet ou développement de
soi-même. » [2] Il n’est pas, il le sera au terme de son
évolution. Il est même plutôt le processus que le résultat. Il est immanent
dans la nature et dans l’esprit, constituant toute chose et toute pensée par
son développement. Chaque chose est un moment du développement de l’Absolu.
L’abstraire revient à l’isoler de ce mouvement. Ainsi devient-elle concrète,
individuelle.
Ce processus est
nécessaire et logique. La réalité est en effet rationnelle. L’Absolu est en
effet raison. Tout mouvement de la nature et de la pensée obéit aux mêmes lois.
En l’homme, la Raison est consciente et apparaît comme pensée logique. Dans la
nature, elle est inconsciente et constitue l’essence des choses et la loi de
leur évolution. Ce principe vaut pour tout le réel.
Et « tout ce qui est rationnel est réel ».
La pensée ne correspond pas simplement au réel, la pensée est la réalité. Hegel définit
en fait la réalité comme phénomène rationnel. Tout ce qui est irrationnel ne
mérite pas le nom de réalité. Telle est la définition de réalité dans sa
philosophie. Il y a donc identité complète entre réalité et rationalité.
Si l’Absolu est raison, la
logique qui est la science de l’Idée est primordiale dans la connaissance.
« La logique doit être conçue comme le système de la pensée pure,
comme le royaume de la pensée pure. Ce royaume est celui de la vérité, telle
qu’elle existe en soi et pour soi, sans masque ni enveloppe. Ainsi peut-on dire
que ce contenu est une représentation de Dieu, tel qu’il est dans son essence
éternelle, antérieurement à la création de la nature et d’un esprit fini. » [3]
Si Hegel parle de Dieu, ce terme ne désigne pas le Dieu personnel
et transcendant, il est l’Esprit absolu ou encore l’Idée pure dont notre esprit
n’est qu’un des aspects ou un moment.
Puisqu'il y a identité
entre le rationnel et le réel, la science est donc le savoir absolu,
c’est-à-dire la conscience que l’Absolu a de lui-même. Elle a pour but de
saisir le processus de création de l’Univers. Il est donc nécessairement système,
c’est-à-dire qu’ « il se
développe lui-même en se saisissant et en se maintenant comme unit,
c’est-à-dire en tant que totalité » [1].
La science consiste donc en une construction d’un système intégral qui comprend et explique la totalité
de l’Univers. Pour cela, il utilise une méthode, la dialectique [4].
L’idéalisme allemand tel
que nous le percevons à travers les idées de Fichte, de Schelling et d’Hegel
cadre bien avec le XIXe siècle. Au cours de ce siècle, des philosophes et des
scientifiques tendent à ne représenter les choses que dans le cadre d’une
évolution, c’est-à-dire d’un mouvement, et non plus dans l’être. Cette vision
des choses explique et justifie l'évolution au détriment de la permanence.
Et ce mouvement apparaît irréversible. Il exclut tout retour. Toute chose est
vraie non dans ce qu’elle mais dans ce qu’elle sera. Ainsi la vérité appartient
au devenir et non au passé. Cette vision évolutionniste des choses apporte finalement une légitimité à tout ce
qui est et à tout ce qui deviendra au détriment de ce qui a été.
Et l’histoire joue un rôle dans le processus. Elle devient lumière pour le futur,
justification du présent. Elle est connaissance, enseignement. Elle nous fait parcourir le
chemin qui nous conduit vers l’Absolu. Le fait historique contribue alors à la
construction de la vérité. Par conséquent, pouvons-nous voir dans
l’hégélianisme la raison du pouvoir de l’histoire sur nos connaissances ?
L'hégélianisme est une systématisation de la pensée. Dans la philosophie hégélienne, toute chose a en effet son explication. Rien
n’est épargné : la conscience, l’histoire, l’art, la religion, etc. Mais ce n’est pas la chose en elle-même qui est vérité mais le processus qui
la génère. Nous sommes finalement dans le royaume du rationalisme, c’est-à-dire dans un
système écrit par un homme qui raisonne, un homme concret qui passe sa vie à
construire son système, contingent et libre, que le système lui-même ne peut
expliquer.
Nous voyons donc tous les
conséquences d’une telle philosophie qui justifie tout par le
devenir, au niveau philosophique, moral, politique et religieuse. Rien n'y subsiste, sauf le système qu'elle a construitt. L’influence de l’idéalisme allemand,
surtout l’hégélianisme, est vertigineuse. Le theillardisme en est imbibé…
Références
[1] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie moderne, chapitre IX, Cours de philosophie Beauchesne, édition 1963.
[2] Hegel, Phénoménologie de l'esprit, I, 17-19.
[3] Hegel, Logique de l’Être, I, 35.
[4] Nous verrons plus en détail ce qu'est la dialectique dans l'article suivant.
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