Dans l'histoire de la pensée, la dialectique est reconnue comme étant un moyen
de recherche de la vérité, une véritable méthode philosophique. Socrate la considère même
comme la méthode philosophique, l’art du dialogue, l’art de définir les
concepts. Platon l'utilise pour remonter du monde sensible aux Idées qui
en sont les principes puis des Idées aux Idées pour accéder à l’Idée du Bien,
l’Idée suprême. Au Moyen-âge, la dialectique est aussi enseignée comme la méthode
du discours rigoureux. Mais, on se méfie aussi de cet art : au lieu de
chercher la vérité et de convaincre, la dialectique peut être utilisée pour persuader et pour tromper. Chez Aristote, elle est opposé à l’analytique, c’est-à-dire à l’art de la démonstration
qui seule peut fournir de la science. Elle souligne alors un raisonnement sans
fondement ni vérité. Kant reprend cet aspect négatif de la dialectique. Elle
devient une « logique de l’apparence »,
une suite d’argumentations et d’illusions auxquelles se laisse entraîner la
raison. La dialectique est encore présentée comme un moyen applicable au
monde de la pensée.
Que devient alors la dialectique si la pensée devient la seule réalité ? Que devient cette méthode s’il n’y a plus de
distinction entre la pensée et le monde ? Que devient-elle enfin si le
monde est issu de l’Esprit qui se réalise au fur et à mesure qu’il prenne
conscience de lui ? Tel est le fondement de la dialectique hégélienne. Elle
agit aussi bien dans le monde de la pensée et du savoir que dans le monde réel.
Hegel voit dans la dialectique la méthode même de
la philosophie. Elle correspond toujours à un mouvement comme celui du
raisonnement mais contrairement aux philosophes grecs ou médiévaux, elle est une
tendance de l’être, de la réalité. Il répond à son principe d’identité entre la
pensée et le réel. La dialectique est une marche de la pensée et un
développement des choses, un développement de l’Absolu qui progressivement
prend conscience de lui. Ce mouvement est défini comme un passage entre l’être,
l’infini abstrait, indéterminé, et l’esprit, l‘infini concret, déterminé.
Contrairement à Kant, Hegel défend la dialectique. Il fait encore plus. Il la considère comme
le processus de connaissance et de création. Il reproche à Kant de ne pas inclure
dans sa réflexion le mouvement de la pensée et du monde, et d’avoir fixé son
attention sur ce qui n’est que des moments de ce progrès.
Quel est le moteur de ce mouvement ? Chaque
chose, chaque pensée porte en elle le moteur de l’activité qui les fait
progresser. La contradiction nourrit la contradiction. La pensée se heurte à des
contradictions et c’est parce qu’elle doit les lever, les surmonter, les
dépasser qu’elle avance.
Selon les termes aujourd'hui classiques, la dialectique procède par thèse, antithèse,
synthèse. Hegel parle plutôt d’affirmation, de négation et de négation de la
négation. Dans l’ordre du concept, la thèse est le concept abstrait,
l’antithèse, le concept réfléchi et la synthèse le concept spéculatif ou
concret. Dans l’ordre de l’être, la thèse est l’être en soi, c’est-à-dire
l’être identique en lui-même, l’antithèse l’être pour soi, ou encore l’être
aliéné, l’être étranger à lui-même, et la synthèse l’être en et pour soi,
l’être qui revient en lui-même et se tient auprès de soi.
Pour Hegel, tout objet fini comporte un élément négatif
par sa nature de fini contrairement à l’Absolu. Détenant en soi une opposition,
il tend alors à disparaître, il s’élimine. « Le fini est la suppression de lui-même, il implique sa négation »[1].
Alors « le fini n’est pas,
c’est-à-dire qu’il n’est pas vérité, mais seulement un passage pour aller
au-delà, un dépassement de soi »[2].
Il reprend en fait un principe de Spinoza : « toute détermination est une négation ». Si nous posons un être fini absolument, nous posons aussitôt sa
contradiction afin de le déterminer. Il se supprime en passant dans sa
contradiction. C’est ainsi qu’il y a mouvement spontané. La contradiction est
même « la détermination la plus profonde
et la plus essentielle ». Elle est « la racine de tout mouvement et de toute manifestation vitale »[3].
Mais selon le principe de contradiction, un terme ne
peut contenir son contraire ni dans la pensée, ni dans l’être. Il faut donc un
troisième terme qui les unifie et les fonde ensemble. Nous arrivons au stade de
la synthèse. La pensée et l’être sont finalement que « des moments abstraits d’un processus
ascendant. Ils n’ont leur vérité que dans la synthèse qui les dépasse. »[4]
Dans ce mouvement, il y a donc trois moments : la position, la suppression
et le dépassement. Et comme les choses sont dialectiques, la formation des
concepts doit l’être aussi. Ainsi la dialectique est la méthode philosophique.
Tout raisonnement doit suivre ce rythme à trois temps car « ce sont la marche et le rythme de la chose
elle-même. »[5]
Hegel refuse ainsi toute valeur scientifique à des exposés qui ne suivent pas
la méthode dialectique telle qu’il l’a définie.
Cette philosophie s’appuie sur une contradiction
qu’Hegel tente d’expliquer. Comment en effet une chose peut-elle contenir deux
termes contradictoires sans nier le principe de contradiction ? L’un des
deux termes est en fait exclu par l’entendement qui s’attache à l’autre. La
raison comprend alors ce qui est nié tout en le conservant. Ainsi le concept
obtenu est enrichi, supérieur au concept antérieur. Il s’est enrichi de la
négation du premier concept en réalisant leur unité sous forme idéale. « Toute véritable philosophie est pour cette
raison un idéalisme. »[6]
L’idéalisme philosophique reconnaît en effet que l’être n’est pas un existant
vrai.
Hegel est soucieux d’établir un système pouvant
expliquer toute chose. La dialectique est le moyen qu'il emploie pour y parvenir. Sa
philosophie est dialectique, c’est-à-dire une marche, un développement de la
connaissance pour atteindre le savoir absolu. Elle est une progression de
l’abstrait au concret. Hegel la divise évidemment en trois parties, chaque
partie étant aussi dialectique. La première est la logique, ou encore l'étude de l’être en soi,
qui va de l’être abstrait à l’Idée absolue, qui est l’Esprit se pensant
lui-même, l’Absolu. Elle est suivie de la philosophie de la nature,
c’est-à-dire la science de l’Esprit aliéné ou étranger à lui-même, ou encore
inconscient. Elle construit le monde en allant de l’espace vide à la vie.
Enfin, dans une dernière étape, il y a la philosophie de l’esprit, la science
de l’Esprit revenant en lui-même au moyen de différentes stades (psychologie,
droit, moral, art, religion, philosophie). La dialectique arrive à une conclusion, à la
philosophie de l’histoire qui définit les grandes lignes de l’Esprit dans
l’humanité à travers les divers types de cultures et de civilisations. Nous
revenons ainsi à l’Absolu. Hegel explique
finalement le processus de la création dont chaque étape est un tout par
lui-même et fait l'objet d'une nouvelle dialectique. Nous voyons aussi que ce qu’il se passe dans le processus de chaque
conscience est identique au progrès de la conscience en général. Elle est emportée par
le même rythme.
Hegel construit un système totalitaire au sens il doit
tout expliquer selon un mouvement identique, incessant, au travers des étapes
dialectiques dont le moteur est la contradiction inhérente à toute chose et à toute pensée. L’Idée progresse en construisant le monde par une activité rationnelle, et le monde en se construisant développe l’Idée. Tous les domaines de la pensée
et du monde sont régies par la dialectique.
Insistons lourdement. Elle
s’applique dans l’ordre de la connaissance et dans l’ordre de la réalité. Car
le réel et l’idée sont identiques. La méthode qu’est la dialectique n’est pas
seulement une recherche de la connaissance mais elle est le processus du monde.
Prenons un exemple pour bien comprendre la dialectique
hégélienne. Prenons en effet l’exemple classique du maître et de l’esclave.
Le maître domine l’esclave par son travail. Il trouve dans son rapport avec lui
une « conscience de soi ».
Il jouit aussi du travail de son esclave, jouissance qui est refusée à l'esclave. Il
trouve encore une « conscience de
soi », cette fois-ci dans son rapport avec les choses. C’est par les
choses que le maître règne sur l’esclave puisqu'il est enchaîné pour produire
ces choses. C’est aussi par l’esclave que le maître règne sur les choses puisque
l’esclave élabore les objets de ses désirs. Tout cela est possible car
l’esclave reconnaît que le maître est maître. Et c’est cette reconnaissance qui
donne au maître le sentiment de lui-même. Tel est le premier moment de la
dialectique, l’affirmation.
Mais du moment que le maître domine l’esclave, il en
dépend aussi. Il ne peut pas se passer de son esclave s’il veut encore jouir
des choses qu’il produit. Il dépend de lui puisque c’est lui qui fait qu’il est
maître. Sans esclave, pas de maître. Donc l’esclave est le maître du maître.
Tel est le deuxième moment de la dialectique, la négation. Ainsi il y a une
transformation de l’un en l’autre.
Et dans le dernier moment, négation de la négation, le
maître et l’esclave se réconcilient. Chacun reconnaît que l’autre est une
personne, permettant à chacun d’accéder à la « conscience de soi » plus élevée qu’auparavant. Il y a donc un
enrichissement, un progrès.
Par la dialectique, Hegel explique le processus
de la conscience individuelle, de la vie, de l’homme, de l’art, de la religion,
de l’histoire… Prenons l’exemple de l’évolution de la conscience individuelle. Hegel
distingue trois étapes dans cette marche vers l’Esprit. La conscience découvre le spectacle du monde au moyen de ses sens au point d'en être fascinée. Elle finit par prendre les phénomènes pour des
réalités. Mais par réflexion, elle se détache de ce monde, se découvre, elle
prend conscience d'elle-même. Elle devient stoïque, sceptique, malheureuse. Mais
dans l’âge de la raison, elle opère la réconciliation entre elle et le monde
par l’idéalisme. Elle sait que le monde n’est pas autre chose qu’elle-même.
Elle devient raison, c’est-à-dire « la
certitude qu’a la conscience d’être toute la réalité ».
Prenons aussi l’exemple de l’être.
Au commencement, il est absolument indéterminé. Mais il est aussitôt
l’abstraction pure, c’est-à-dire rien, le néant. L’idée de l’être devrait
s’appliquer à tous les êtres mais elle n’en représente aucun. Elle ne
représente rien. Ainsi « l’être pur
et le néant pur sont la même chose ». Hegel signifie par là que la
notion d’être est vide de tout contenu déterminé. Mais comment ces deux idées,
l’être pur et le néant, peuvent-ils s’unifier ? La synthèse se fait par le
mouvement, c’est-à-dire par le passage de l’un à l’autre, de l’être au néant et
du néant à l’être. Ainsi avons-nous le devenir. De ce dernier sortira l’existence,
le phénomène et la réalité. Et dans une troisième étape, la dialectique donne
l’Idée absolue, « la vérité absolue,
ou toute vérité », unité de l’idéal et du réel, du fini et de
l’infini, c’est-à-dire la vie divine.
Et chaque synthèse est à son tour objet de la
dialectique … L’Idée tend alors à se dépasser, à sortir de la sphère des
abstractions logiques où elle est née. Comme elle est une, son dépassement
consiste à se diversifier. Comme elle est sujet, elle pose un objet pur. Comme
elle est abstraction, elle pose le particulier. Elle s’extériorise en posant
hors de soi la nature. Elle se libère...
Chaque étape contient donc une sorte de mouvement
dialectique. Prenons l’exemple de l’esprit. Il est d’abord en soi, c’est
l’esprit subjectif. Il est ensuite hors de soi, produisant un monde
spirituel : c’est l’esprit objectif. Enfin, il est en et pour soi. C’est
l’identité de son objectivité et de sa subjectivité, c’est l’esprit absolu.
Mais l’esprit subjectif est d’abord en soi, c’est l’âme. Puis il est pour soi,
c’est la conscience. Enfin il est en et pour soi, c’est le sujet. L’esprit
objectif, c’est d’abord le droit formel puis la moralité et enfin institution
sociale (famille, société, État). L’esprit absolu est d’abord l’art, puis la
religion et enfin la philosophie.
Prenons enfin un dernier exemple : l’histoire.
L’Idée mène le monde. L’histoire est rationnelle. Le monde est
l’extériorisation de l’Esprit. L’histoire mondiale est donc le mouvement de
l’Esprit revenant en lui prenant conscience de lui-même et obtenant par là sa pleine
réalité. « L’histoire mondiale est
la représentation de l’Esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce
qu’il est »[7].
Il s'extériorise aussi par l’esprit universel, c'est-à-dire par l’esprit du monde. La fin
du monde correspond au moment où l’Esprit aura conscience de sa liberté,
c’est-à-dire lorsqu'il parviendra à la réalité de sa liberté.
Et ce mouvement est constitué de moment, de degrés que
sont les esprits des peuples. Chaque esprit national en représente un moment. Il
« accomplit un seul acte de l’œuvre entière »[8].
La philosophie de l’histoire est donc l’enchaînement nécessaire de ces esprits
nationaux. L’esprit national est une réalité complexe que forment la culture,
l’art, la religion, la philosophie, les mœurs et les institutions politiques.
Elle est aussi une réalité supérieure et antérieure aux individus. Cet esprit
s’incarne dans un État. Puisque l’esprit national est « l’Idée divine telle qu’elle existe sur terre »,
les individus doivent s’identifier à l’État pour participer pleinement à la vie
spirituelle.
Hegel va encore plus loin. Un seul peuple représente
l’Esprit à un moment de l’histoire. Il domine le monde et les autres peuples
n’ont aucun droit. Quand il a joué son rôle, l’Esprit l’abandonne. Ainsi le
monde est tel qu’il doit être. Tout est justifié.
Avec de tels principes, Hegel définit les étapes
successifs de l’histoire universelle : le monde oriental avec le
despotisme, la civilisation grecque avec la liberté, l’Empire romain avec le
droit abstrait, puis enfin le monde germanique dont la mission a été « d’engendrer la pensée dans le réel »,
de faire passer l’esprit dans la réalité politique.
Logique (science de l’être en soi), philosophie de la
nature (science de l’esprit hors de lui-même) et philosophie de l’esprit (science de l’esprit qui revient en lui-même) constituent
les trois parties du système que construit Hegel à partir de la dialectique. Ce
système se conclut par la philosophie de l’histoire. C’est un système
totalitaire qui comprend et explique la totalité de l’univers, un univers où la
raison commande tout. Un système qui se construit sur l’évolution et sur le
progrès, guidé par la raison, par l’Idée …
Référentiel
[1] Hegel, Logique, I, 154.
[2] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, §386.
[3] Hegel, Logique, II, 67.
[4] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie moderne, chapitre IX, Cours de philosophie Beauchesne, édition 1963.
[5] Hegel, Logique, I, 40.
[6] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques,, §95.
[7] Hegel, La Raison dans l'histoire, I, 26.
[8] Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 549.
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