" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 25 septembre 2014

Al Gazili, l'échec de la pensée musulmane


Au Xe siècle, l’empire musulman était pris de folie philosophique. Une sorte de secte que l’on désigne par le nom de « Frères de la pureté » prétendait non seulement confirmer l’islam au moyen de la philosophie mais aussi améliorer la loi religieuse par la simple spéculation rationnelle. Loin de cette mode philosophique où se côtoient sans originalité des influences aristotéliciennes et néoplatoniciennes, se trouvent de grands philosophes musulmans. Après Alkindi et Alfarabi, Avicenne est probablement le plus grand, titre que dispute aussi Averroès. Par leurs œuvres, ils manifestent l’attirance de la philosophe grecque et surtout d’Aristote sur les penseurs musulmans. Avicenne parviendra à « une heureuse fusion de l’aristotélisme et du néoplatonisme à l’usage de la pensée arabe, tout en maintenant le principe de leur accord avec la religion. »[1] Dans l’islam, les philosophes musulmans héritiers des philosophes grecs sont appelés « falâsifa », terme dérivé du grec qui désigne les anciens, tels al-Kindî, al-Fârâbî, Avicenne et Averroès.

Est appelé « kalam » la théologie enseignée ou plus précisément « la méthode dialectique à visée apologétique »[2], essentiellement instrument de défense. Ce terme signifie en arabe « parole », « discours ». Il ne s’agit pas de théologie comme nous l’entendons en Occident. Il s’agit bien de dialectique ou de l'art du discours. Les « mutakallimûn » sont ceux qui pratiquent le kalam.
Les « falâsifa » et les « mutakallimûn» s’efforcent de définir les relations entre la raison et la foi, c’est-à-dire entre la philosophie et l’islam. A partir de la philosophie grecque, les « falâsifa » tentent de justifier le rôle de la démarche rationnelle dans la quête de la vérité en accord avec l’islam. Ils présentent la raison comme mode d’accès à la vérité, y compris religieuse. Ils ne remettent jamais explicitement en cause l’enseignement de l’islam mais discutent sur ses articles fondamentaux et émettent des avis sur certains sujets comme l’éternité du monde. Les « mutakallimûn » fondent leurs raisonnements sur le Coran et les développent en fonction des principes coraniques.
Les écoles « théologiques »
Alors que les quatre écoles juridiques (malikite, chaféite, hanbalite, hanafite) établissent la jurisprudence, les écoles de « théologie », défende « l’aquida », c’est-à-dire la croyance islamique.  Elles raisonnent pour prouver la justesse des vérités contenues dans le Coran en employant une argumentation dialectique. Elles cherchent à les défendre, à réfuter la doctrine des sectes et à s'opposer à leurs déviations doctrinales. C’est le but du « kalam ».
L’école de kalam la plus influente de nos jours dans le sunnisme est l’école acharite. Son nom est tiré de celui de son fondateur, Al-Achari (874-936), un des descendants d’un compagnon de Mahomet. D'abord adepte du mutazilisme, Al Achari l’abandonne et la combat. Trois principes marquent sa pensée : 
  • la toute-puissance de Dieu qui enlève le libre-arbitre à l’homme ;
  • le « dogme » du Coran incréé [11];
  • l’accès à la connaissance de Dieu uniquement par révélation. 
La deuxième école sunnite est l'école maturidite qu'a fondée Al Maturidi. Le maturidisme est semblable à l'acharisme tant par les moyens utilisés que par les avis théologiques. Néanmoins, ils semblent diverger sur les origines de la connaissance naturelle. Les asharites pensent qu’elle découle de la seule révélation des prophètes quand les maturidites pensent qu’elle peut être déduite de la raison. Il se veut l’héritier du juriste hanafite Tahawi, lui-même héritier d’Hanifa. Il a été adopté par les hanafites.

L’école atharie se fonde sur l’athar, c’est-à-dire sur le texte. Elle énonce les croyances musulmanes par l’interprétation du Coran et des hadiths ou plus exactement par la confirmation de ces textes sacrés. Elle a fortement influencé l’école hanbalite. La principale thèse est le Tawhid, c’est-à-dire l’affirmation de l’Unicité de Dieu.
Le soufisme
Le soufisme est un courant ésotérique de l’islam ou encore son aspect mystique. Il touche aussi bien le sunnisme que le chiisme. Les soufis se regroupent en confréries autour d’un maître et suivent son enseignement. C’est pourquoi le soufisme présente une pluralité d’expression.
Le soufisme recherche le sens caché derrière toute réalité. Il faut dépasser l’apparence des choses. Le monde créé est le reflet de Dieu, « l’Ombre de l’Absolu ». Cette connaissance est accessible par le renoncement aux biens et par l’ascèse. Il recherche l’extase. La pureté de l’âme est nécessaire pour percevoir Dieu. L’accent est enfin mis sur un Dieu d’amour…


De manière générale, les sunnites et les chiites se méfient du soufisme, voire le persécutent.

Al Gazali (1058 – 1111) 
Jusqu’au XIe siècle dominent les différentes écoles « théologiques », surtout depuis leurs victoires sur le mutazilisme. Mais la spéculation débordante des « falâsifa » commence à inquiéter les « théologiens », surtout l’un d’entre eux, Al Gazali. « Mutakallimin » réputé à son époque, il est pour certains musulmans considéré comme « une figure éminente de la pensée islamique »[3]. Il estsurnommé « la Preuve de l’islam ». D’autres le présentent comme le modèle de l’antiphilosophe. Imam, théologien asharite et soufi, il est incontournable dans l’étude de la pensée musulmane tant il l’a influencée. Dans ses ouvrages, il semble faire preuve d’un bon esprit philosophique, d’une grande acuité métaphysique[4].
Né au nord est de l’Iran, Al Gazali a très tôt étudié le fiqh et le kalam auprès d’imams célèbres acharites et chaféites. Il s’initie ensuite au soufisme et s’y convertira. Il devient professeur dans la madrasa Nizamiya de Bagdad, l’une des plus importantes de l’Orient musulman, destinée à promouvoir l’acharisme et le chaféisme. Il y enseigne le droit chaféite et la théologie acharite contre les progrès du hanbalisme. Dans les affrontements qui divisent les chiites et les sunnites, il prend position en faveur du calife abbasside. Il participe aussi activement à la lutte entre les « falâsifa » et les « mutakallimûn ». Il prend nettement position contre les philosophes musulmans. Impliqué dans tant de conflits, « il reste avant tout un théologien acharite, un jurisconsulte chafiite et un sûfï »[5].

Al Gazali ( 1058 – 1111) contre la démarche philosophique

Al-Gazali réagit à la vague philosophique qui touche l'islam. Pour réfuter les doctrines des « falâsifa », Al Gazali publie de nombreux ouvrages aux titres significatifs : Restauration des connaissances religieuses, la Destruction des philosophes, l’Incohérence des Philosophes. Il les décrit pour les réfuter et pour les juger sévèrement . Dans son ouvrage Tahâfut al-falâsifa, il décrit comme "hérétiques" les doctrines qui nient la résurrection des corps, la connaissance par Dieu des êtres et des actes particuliers et celles qui prônent l’éternité du monde.

Il dénonce aussi la démarche des « falâsifa » qui engendre le conformisme. A cause de leurs erreurs, on se plie aux rites religieux par utilité ou respect. « Tel est le summum de la foi pour ceux qui ont appris la philosophie des divins et étudié dans les livres d’Avicenne et d’al-Fârâbî. L’islam n’est plus pour eux qu’une parure extérieure ! Peut-être s’en trouve-t-il, parmi eux, qui lisent le Coran, assistent aux communions et aux prières et exaltent la Loi révélée. Pourtant, ils continuent à boire du vin et à commettre d’autres sortes de pêchés et de débauches. Si on leur demandait : à quoi bon faire sa prière, puisque la prophétie est fausse ? Ils répondraient sans doute : C’est une bonne gymnastique, une coutume locale, et c’est utile à la protection des vies et biens »[7] En les poussant à l’extrême, leurs méthodes conduisent à l’agnosticisme. Al Gazhali les accuse donc d’attiédir la foi. Ses critiques sont justes. Il dévoile les dangers et les erreurs du rationalisme.

La riposte d'Averroès

Dans son ouvrage L’Incohérence de l’Incohérence, Averroès riposte à ces livres en montrant qu'il interprète mal les idées philosophiques qui demeurent conformes à l’islam. Il met finalement en doute les capacités de logique d’Al Gazali et ses erreurs de globalisation. Il confond en effet la philosophe grecque avec celle d’Avicenne. Son ouvrage est une attaque frontale contre les « mutakallimûn ». Il condamne leur manque de rationalité et leurs discours obscurs qui ne répondent pas aux besoins des croyants. Ils « ont de ce fait précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et complètement divisé les hommes ».[6] Il sanctionne les propos d’Al-Gazali par une fatwa qui les juge « blâmables ». Averroès dénonce enfin le monopole des « mutakallimûn » dans la pensée de l’islam d’où leur sectarisme…
Mélange d’acharisme et de soufisme
Al Gazali tire sa doctrine de l’acharisme et du soufisme. De l’école acharite, il retient que Dieu est tout-puissant et libre. Il est cause de tout événement, même le plus insignifiant. Dieu ne peut se soumettre à aucune loi. Il refuse alors le principe de causalité. Dieu intervient directement en toute chose sans intermédiaire. De l’école acharite, il défend aussi l’idée d’un monde parfait. Cependant, Al-Gazali s’oppose aux acharites qui font du kalam une fin en soi, ce qui empêche d’acquérir la connaissance véritable de Dieu[8]

Du soufisme, il comprend que la société ne peut apporter du bien à l’homme. Le mal y domine. L’individu vertueux est celui qui quitte cette société et se purifie pour recevoir la connaissance de Dieu. Cette connaissance n’est donc accessible que par la voie mystique et non par la philosophie. La raison n’est finalement qu’un moyen pour évaluer la validité d’une connaissance et mettre à l’épreuve les conclusions d’un raisonnement, et non pour accéder à la connaissance. Elle n’est pas mode de connaissance. Il prône enfin la primauté de la loi religieuse, ou plutôt l’intuition religieuse ou mystique, sur la raison. « La Philosophie (donc le Savoir) est dans le vrai dans la mesure où elle est conforme aux principes de la Religion et dans l’erreur lorsqu’elle est en contradiction avec ces mêmes principes »[9].
Al-Gazali et Averroès
Ainsi Al Gazali dénonce les méfaits du rationalisme mais ses critiques semblent être radicales au point de dénoncer l’usage de la raison dans la pensée musulmane, voire dans la quête de la vérité. Seul le mysticisme que prône le soufisme permet d’accéder au savoir. La connaissance inductive prime donc sur la connaissance déductive, ce que refuse Averroès.
Dans sa riposte, Averroès souligne ses erreurs comme il montre les conséquences d’un discours essentiellement dialectique qu’est le « kalam ». Inadapté et monopolisant, il porte à la haine et au sectarisme. Mais à son tour, il sépare les deux modes de connaissance que sont la foi et la raison au point de faire croire à une double vérité, la philosophie étant première dans la recherche de la certitude, ce que ne peut bien sûr admettre tout croyant d’où sa condamnation.
La fin des philosophes musulmans
Par son action, Al Gazali fait émigrer la philosophie musulmane vers l’Andalousie où  brillera Averroès. Et l’islam gardera l’idée de la suprématie de la connaissance inductive et des méfaits de la philosophie sur la foi. En dépit des efforts des philosophes, le « kalam », c’est-à-dire le discours dialectique, dominera encore la pensée musulmane. « La doctrine du mouvement du kalâm finit par s'imposer comme la doctrine officielle de l'islam, en raison de son attitude particulièrement traditionnelle dans le domaine de la profession de foi. Ces doctrinaires insistent principalement sur les articles de foi que tous les croyants doivent professer sans demander de preuves. »[10] D'autres « théologiens » comme Ibn ‘Arabî, autre principal penseur du soufisme, s’opposeront aux prétentions des philosophes et défendront la position du mysticisme comme seule voie d’accès aux vérités divines. Il y a finalement dans l’islam une forte dissociation entre la philosophie et le « kalam » qui finit par appauvrir la pensée musulmane. Ce divorce provient probablement d’Al Gazali et de ses successeurs. A partir du XVe siècle, il n’a plus de véritables réflexions.
Ainsi la pensée musulmane n'a pas su intégrer ce qui a de meilleurs et de justes dans la philosophie grecque et a finalement rejeté toute spéculation rationnelle. La pensée religieuse musulmane est finalement tourné soit vers une dialectique toute puissante du « kalam », soit vers le littéralisme des hanbalites. La fin des « falâsifa » a entraîné celle des philosophes. La crainte d’Averroès s’est avérée finalement juste.

Références

[1] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Age, tome 1,6, Petite bibliothèque Payot, 1976.
[2] Louis Gardet et M. -M. Anawati, Introduction à la Théologie musulmane, Essai de théologie comparée dans Études de Philosophie médiévale, XXXVII. Paris, J. Vrin, 1948, www.persee.fr.
[3] Nadjet Zouggar, Les philosophes dans la prophétologie sunnite, dans le Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, n°23, 2012, http://bcrfj.revues.org.
[4] Nous retrouvons cette remarque dans La philosophie au Moyen Age d’E. Gilson, dans Introduction à la philosophie médiévale de F. Kurt, Paris, Flammarion, 1992 et dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada, science-islam.net 2005-2009.
[5] Henri Laoust, La politique de Gazali, Paris, Paul Geuthner,1970, cité dans Revue de l'histoire des religions, tome 181 n°1, 1972, http://www.persee.fr.
[6] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996, cité dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[7] Al-Ghazâlî, Al-Munqidh min al-dalâl, trad. F. Jabre, Beyrouth, 1969, cité dans Nadjet Zouggar, Les philosophes dans la prophétologie sunnite.
[8] Voir l’abstract de Ghazali and ash'arism revisited de Michael MARMURA dans la revue d’Arabic sciences and philosophy , 2002, Cambridge University Press, accessible via Refdoc, CNRS.
[9] Selon Mohamed Nabil Nofal, coordonateur de l'Unité régionale d'innovation éducative dans les États arabes (EIPDAS/UNESCO), La pensée éducative d’Al-Gazali, 2012.
[10] Pensée et philosophie en Islam, ilmsil.free.fr.

[11] Voir Émeraude, mars 2012, article Le Coran incréé, une contradiction fondamentale.

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