Ludwig Feuerbach (1804 - 1872) |
Le XIXe siècle a vu un développement impressionnant de la philosophie allemande particulièrement orientée vers l’athéisme. Prenant comme principe que Dieu est une invention humaine, elle cherche à expliquer l’origine de l’idée de Dieu et à élaborer le fondement anthropologique de la religion. Ludwig Feuerbach est parfois considéré comme le père de l’athéisme moderne. Philosophe bavarois et professeur à l’Université, il est probablement l’auteur d’une théorie célèbre depuis Karl Marx : Dieu asservit et aliène l’homme.
Dans l’Essence du christianisme, Feuerbach définit le processus par lequel l’homme pose hors de lui un être transcendant, Dieu, dans lequel il aliène nombre de ses propres qualités. Dans un autre livre, Pensée sur la mort et l’immortalité, il développe l’idée d’un Dieu personnel qui n’est que le fruit d’une abstraction de soi, de l’être objectivé. « On ne trouve donc rien en Dieu qui ne serait pas dans la personnalité finie ; on trouve en Dieu la même chose, le même contenu qu’en l’homme. »[1]
L’essence de l’homme
Feuerbach raisonne à partir de l’homme et plus précisément de ses spécificités. L’homme se distingue de l’animal par la conscience, ce qui lui permet d’accéder au savoir. L’homme pense et se pense. Il peut donc avoir une vie intérieure – c’est-à-dire « sa vie dans ses rapports avec son espèce, son être » - distincte de sa vie extérieure. Il a en effet conscience de son appartenance à une espèce. Que dit-il de l’espèce humaine ? Qu’elle est raison, volonté et amour. « Raison, amour, volonté, voilà les perfections, les forces les plus hautes, l’être absolu dans l’homme et les buts de son existence. L’homme existe pour connaître, aimer, vouloir. […] Il n’y a d’être véritable que l’être pensant, l’être aimant, voulant.»
Feuerbach appelle divin ce qui existe par soi et pour soi-même. Il affirme que la connaissance, l’amour et la volonté répondent à cette définition. C’est « la trinité divine dans l’homme, puissance qui domine son individualité, c’est l’unité de ces trois forces. » Ils forment une puissance qui détermine fondamentalement l’homme sans qu’il ne puisse les maîtriser et contre laquelle il ne peut résister. Il appelle ainsi Dieu l’être absolu, « l’être même de l’homme ».
Or ces forces que sont la connaissance, l’amour et la force ne sont pas limitées. Elles sont infinies. Ce qui constitue la nature même de l’homme est donc infini.
L’essence de l’homme par la conscience
Selon Feuerbach, les objets de la pensée révèlent l’essence de l’homme. Par eux, il acquiert la conscience de lui-même. « La faculté qu’il a de les voir et la manière dont il les voit rendent témoignage de sa propre nature ». La puissance qu’un objet exerce sur l’homme n’est pas autre chose que la puissance de sa nature. C’est le principe fondamental de sa philosophie. L’objet ou plutôt la pensée que nous avons sur cet objet révèlent donc la nature de l’homme. La conscience est ainsi « la forme la plus élevée de l’affirmation de soi-même ». Par exemple, l’objet de la raison est la raison pensant elle-même. Si l’homme pense l’infini, c’est qu’il pense et affirme l’infinité de la puissance de sa nature. « La conscience de l’infini n’est pas autre chose que la conscience de l’infinité de la conscience ». Ou encore « quand l’homme a conscience de l’infini ; c’est l’infinité de sa nature qui est l’objet de sa pensée.»[2]. En conclusion, Feuerbach affirme que « l’objet de la pensée de l’homme n’est pas autre chose que son être même révélé ».
L’objet religieux, l’objectivation de l’homme en tant qu’être absolu
Contrairement à l’objet sensible, c’est-à-dire à l’objet extérieur à l’homme, l’objet religieux est intérieur à l’homme donc dépendant de lui. Il est un « objet choisi », pleinement dépendant de sa conscience. Il n’est pas réel. Selon son principe fondamental, Feuerbach peut déduire que « la conscience que l’homme a de Dieu est la conscience qu’il a de lui-même, sa connaissance de l’être suprême est la connaissance qu’il a de son propre être ». L’idée de Dieu ne fait donc qu’exprimer l’homme intérieur. « L’être divin n’est pas autre chose que l’être de l’homme délivré des liens et des bornes de l’individu, c’est-à-dire des liens du corps, de la réalité ». C’est un « être objectivé » qui est contemplé et adoré comme un être à part. « La religion est la contemplation de l’essence de l’homme et du monde ».
Le fondement anthropocentrique de Dieu
Francisco Goya |
Feuerbach explique les attributs de Dieu par rapport aux qualités des hommes. Ils se rapportent à l’humanité et à ses progrès. Tout se mesure en fonction de l’homme. Si l’homme sent en lui la perte d’une de ses qualités, elle est attribuée à Dieu d’une manière plus intense. Les progrès humains ont des répercussions sur l’idée de Dieu et sur la religion elle-même. Il explique aussi tous les mystères du christianisme par rapport à l’homme. En fait, tout ce qui est limité en soi, tout ce que l’homme perçoit de faiblesse en lui, il le compense dans l’idée de Dieu, dans l’être absolu de l’homme. « L’homme – tel est le mystère de la religion - place son propre être en dehors de lui et se fait ensuite objet de la pensée de cet être métamorphosé en sujet, en personne ; il se pense, mais comme objet de pensée d’un autre être, et cet être, c’est Dieu. »
Finalement, l’homme invente Dieu à son image. Il se projette sur un être et se reconnaît en lui. Il se perd en lui et s’abandonne à son invention. C’est ce que nous appelons au sens propre une aliénation. Le mot ne se trouve pas dans son ouvrage mais l’idée en est continuellement présente. « L’original de son idole n’est pas autre chose que l’homme »[3]. Et la religion qui entretient cette aliénation est donc néfaste. La religion n’est qu’une illusion qui « exerce sur l’homme une action radicalement pernicieuse et funeste ». Elle lui fait perdre « sa force pour la vie réelle et le sens de la vérité et de la vertu. »
Le progrès religieux : l’appropriation de soi
Feuerbach décrit alors l’histoire des religions comme celle de l’homme. D’abord l’homme n’a pas directement conscience que Dieu est la conscience de lui-même. Cette ignorance est le fondement de la religion. Il adore son propre être sans le savoir. Telle est la religion primitive ou encore le stade infantile de l’humanité. Le progrès de la religion consiste à mieux connaître l’homme, à ne plus distinguer ce qui est humain de ce qui est divin.
La religion n’est qu’une première étape nécessaire pour qu’il prenne conscience de ce qu’il est. Conscient de son illusion, l’homme cherche alors à se réapproprier de ses valeurs. Il comprend qu’il doit atteindre les attributs de l’espèce humaine et que finalement lui-même ou encore l’espèce humaine est le véritable Dieu pour l’homme. Plus la religion se développe, plus il enlève à Dieu ses attributs pour se les réapproprier. L’homme se réapproprie de lui-même. Il est finalement sa propre fin.
Feuerbach ne s’oppose pas à l’idée de Dieu et ne nie pas la religion puisqu’elles sont inhérentes à l’homme. Son objectif est de montrer son fondement anthropocentrique et de s’opposer à la théologie qui la nie pour faire Dieu un être rationnel et absolu. Son but est alors de recentrer la religion sur l’homme lui-même, de lui faire prendre conscience de son aliénation. L’homme doit reprendre sa place. La religion doit devenir une religion de l’homme. Ainsi « la première et la plus haute loi pratique doit être l’amour de l’homme pour l’homme ». Feuerbach proclame donc la mort de Dieu pour diviniser l’homme.
La vision marxiste
Karl Marx (1818-1883) |
Nous retrouvons cette idée dans le marxisme. Karl Marx définissait en effet le communisme comme « appropriation réelle de l’essence de l’homme par l’homme », « retour complet de l’homme à lui-même en tant qu’être pour soi, c’est-à-dire en tant qu’être social »[4]. Néanmoins, Marx rejette les religions et veulent les détruire quand Feuerbach veut les renverser.
Pour le père du communisme, notre impuissance et nos craintes seraient à l’origine de la religion. L’homme s’attacherait à Dieu pour évacuer sa panique et ses échecs. L’oppression dont il serait victime le pousserait à cette sorte de compensation qui joue le rôle d’un analgésique. Dans cette illusion, il ne pourrait se défendre et se libérer. Ainsi ses maîtres ne feraient qu’encourager cette aliénation pour maintenir l’oppression et leur autorité. L’opprimé se tiendrait ainsi tranquille. La religion jouerait le rôle de l'opium.
Marx voit donc la religion comme un ennemi à abattre pour libérer l’homme. Feuerbach ne reste pas sur cette image. Il ne veut pas détruire les valeurs que représentent l’idée de Dieu, encore moins détruire l’idée même de Dieu, mais les détacher de Dieu pour que l’homme se les approprie, c’est-à-dire qu’elles ne soient pas imposées de l’extérieur de l’homme mais inhérentes à lui.
Un christianisme inopérant
Feuerbach s’oppose à la théologie et aux dogmes religieux dans lesquels il voit une négation de la religion. Il va même au-delà de cette opposition. Il montre qu’ils ne garantissent pas la morale. Il dissocie notamment les dogmes chrétiens des valeurs chrétiennes, en rejetant les premiers et en acceptant les seconds. Il fonde ainsi une morale athée dont la raison est le seul guide.
Feuerbach nie aussi dans le christianisme toute action véritable dans la politique. Il le considère comme une religion inopérante, incapable d’agir politiquement puisqu’il a son royaume dans le ciel. Elle ne perdure que par intérêt politique. Finalement, « ce que dénonce Feuerbach c’est un état politique en totale contradiction avec la conscience de soi de l’homme »[5].
La perversité d’une philosophie
L’influence de Feuerbach a été considérable. Engel et Karl Marx le considèrent comme leur maître. Cependant, contrairement à ses intentions, ces matérialistes veulent totalement détruire la religion et rejeter toute valeur religieuse. Plus radicaux, ils ont élaboré une doctrine philosophique antireligieuse qui reflète plus clairement des aspirations révolutionnaires.
Aujourd’hui ignorée, la philosophie de Feuerbach ne demeure pas moins très influente dans notre société. Non seulement elle a fortement influencé le communisme mais elle demeure bien présente dans l’air du temps dans une forme très vulgarisée. Immanente et rationaliste, elle est particulièrement vicieuse, encore plus adroite que les idéologies du XXe siècle. Elle ne cherche pas à détruire la religion, encore moins la combattre mais à pervertir la notion même de la religion. Elle l’oriente totalement vers l’homme. Athéisme puissant et particulièrement redoutable…
En développant une théorie de construction de l’idée de Dieu et de la religion, Feuerbach veut reconstruire une autre conception de la religion en la dissociant de la théologie et des dogmes. Il laïcise en quelque sorte la religion.
Un déni de réalisme…
La philosophie de Feuerbach se heurte à de très grandes difficultés. Comme toute doctrine idéaliste, elle élabore un système bien fragile que la raison et l’histoire peuvent déconstruire. Il est donc important de le connaître afin de combattre son influence et de montrer ses erreurs.
D’abord, elle ne donne aucune explication du monde et de la vie, orientant uniquement sa pensée sur des concepts, sur un être abstrait. C’est une philosophie fondamentalement anthropocentrique, incapable d’expliquer la Création et l’homme lui-même. Comment peut-elle alors concevoir Dieu autrement qu’une invention humaine si tout se réduit à l’homme et à sa pensée ? Le principe fondamental qu’adopte Feuerbach – la conscience d’un objet révèle la nature de l’essence de homme - possède en germe la négation de Dieu.
Nous pourrions en outre appliquer à ses pensées et à son raisonnement sa propre philosophie. La religion telle qu’il conçoit n’est-elle pas elle-même une invention de l’homme et plus précisément une projection de ses désirs ? Conscient de ses faiblesses et de ses limites, l’homme pourrait tenter de voir en Dieu l’être absolu de l’espèce humaine et lui attribuer toutes les qualités humaines pour évacuer l’idée même d’une dépendance envers Dieu qu’Il ne peut maîtriser et finalement un au-delà qui lui fait frémir. La crainte de Dieu et de la mort qui nourrissent la superstition peut aussi conduire au refus de Dieu et de l’au-delà. Cette recherche d’appropriation de soi pourrait venir d’une volonté de l’homme de devenir son propre dieu, c’est-à-dire indépendant de tout être et de toute chose. La meilleure façon de supprimer une menace, c’est de l’ignorer et de l’enfouir dans le non-dit. Le refus de l’idée de Dieu pourrait donc être lui-même une aliénation …
Enfin, qui pourrait encore croire que le christianisme ne perdure que par intérêt politique quand depuis deux siècles, il est la proie d’un violent et persistant mépris des puissances du monde ? Qui pourrait encore penser que le christianisme est inopérant lorsque nous songeons à ses œuvres qui subsistent en dépit des siècles ? Qui enfin pourrait croire que la morale laïcisée est plus efficace après les massacres des idéologies du XXe siècle ? La vision d'un christianisme inopérant est un déni de réalité. Et de nouveau, nous voyons une tentative d'interpréter la réalité selon une vision particulière du monde. Vaine projection de ses pensées sur la réalité...
En conclusion, Feuerbach nie la profonde réalité des choses et les faits historiques. Sa philosophie est l’exemple même de ces pensées abstraites qui veulent supplanter la réalité. Elle construit un homme abstrait et explique sa manière de penser afin d'imposer sa propre conception des choses. Dans les principes mêmes de sa philosophie, Dieu est déjà rejeté. Comment Dieu peut-Il alors revenir dans un système qui l’a déjà exclu ? Banni de son monde, il est alors naturellement considéré comme invention humaine. Dans la philosophie profondément athée de Feuerbach, nous voyons une tendance bien réelle, le désir de l’homme de se faire dieu. Et quel plus grand danger de se concevoir un dieu afin de devenir son propre dieu ? Cela conduit à la mort de l’homme…
Références
[1] Feuerbach, Pensée sur la Mort et l’Immortalité, édition du Cerf, 1991 cité dans Ludwig Feuerbach : la religion de l’Homme, Anne Durand, Trajectoires, 2 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2009, consulté le 23 juillet 2014, http://trajectoires.revues.org/213.
[2] Sauf exception, les citations sont tirées de l'Essence du christianisme de Feuerbach, traduit par Joseph Roy, 1864, accessible via http://books.google.com.
[3] Feuerbach, L’essence du christianisme, Préface.
[4] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Flammarion, 1996 cité dans Feuerbach : la religion de l’Homme, Anne Durand.
[5] Anne Durand, Feuerbach : la religion de l’Homme.
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