L'Ecole d'Athènes, Raphaël |
Vers
la découverte de l’Un
Anaximandre |
Poursuivant
la philosophie de Thalès, Anaximandre ( vers 610 - vers 546 av. JC) substitue les dieux d’Homère par un
Principe éternel infini et personnel qui gouverne tout. Il est tout-entier
pensée.
Selon Héraclite ( vers 535 - vers 475 av. JC), ce principe suprême est Sage et Un. Il se prononce en
un Verbe qui est Loi de l’Univers et Mesure de tout le devenir.
Principe
de convenance
Xénophane ( vers 570 - vers 475 av. JC) ose appeler ce principe Dieu, « Theos ».
Il précise qu’Il gouverne tout par la pensée. Opposé à la mythologie, il s’oppose
aux images homériques et à tous les attributs qui ne conviennent pas aux dieux.
Il établit ainsi un critère fondamental, le principe de convenance à partir
duquel il établit les attributs divins : l’éternité, l’infinité, l’unité,
l’omniscience, la puissance dominatrice.
Principe
d’analogie
Héraclite |
Tout en se préservant de l’anthropomorphisme, Héraclite
préconise l’analogie avec le réel pour comparer l’humain et le divin. C’est
pourquoi il voit dans le mythe une certaine utilité. Ce critère d’analogie est
aussi un principe fondamental de connaissance de Dieu.
Le principe de causalité
Les
philosophes du Ve siècle sont plus ambigus et restreignent l’idée de Dieu, même
s’ils partagent les vues de Xénophane. Dieu « ne possède pas de corps pourvu d’une tête humaine ; il n’a pas de
dos, d’où comme deux branches partent deux bras ; il n’a ni pieds, ni
genoux agiles, ni sexe poilu. Il est uniquement un esprit auguste et d’une
puissance inexprimable, dont la pensée rapide parcourt l’univers »[2].
Cependant, l’un d’entre eux, Anaxagore (vers 500 - vers 428 av. JC), établit un progrès décisif : la
découverte de l’Intellect comme cause du mouvement et de l’ordre, l’Intellect
étant considéré au-dessus de la matière. A partir de la réalité, il en vient aussi
à en montrer la divinité. « Les
choses qui apparaissent sont une vision des choses non manifestes »[19]. Nous
sommes proches de l’idée d’un Dieu pur esprit, auteur intelligent de l’ordre
universel, mais son discours manque suffisamment de clarté pour l’affirmer. Diogène (vers 413 - vers 327 av. JC) définit cette Intelligence comme étant suprême et animatrice, dépassant la
vision d’un premier moteur unique, auteur de l’ordre.
Vers
le scepticisme
Selon
certains interprètes, Anaxagore aurait libéré l’esprit humain de toute
obéissance au divin. Démocrite (vers 460, vers 370 av. JC) partage cette dernière interprétation mais son
discours manque de cohérence. Dans sa description mécaniste du monde, il
explique la croyance aux dieux par l'ignorance des phénomènes naturels tout en fondant la
morale sur des biens divins. Il semble aussi défendre l’impossibilité d’une
connaissance certaine et par conséquent prône un certain relativisme.
La
position de la plupart des sophistes du Ve siècle est plus claire. Ils
remettent en effet clairement en cause la croyance religieuse des Athéniens. Certains
sophistes prônent l’agnosticisme. Pour Protagoras (vers 490 - vers 420 av. JC), la divinité n’est pas objet
de connaissance humaine. « En ce qui
concerne les dieux, je n’arrive pas à savoir ni qu’ils sont ni qu’ils ne sont
pas. Nombreux sont les obstacles qui empêchent de le savoir, d’abord le
caractère non manifeste de la question et la vie brève de l’homme. »[20] Pour son enseignement sur les dieux, il est banni d’Athènes et ses livres
brûlés. Sans remettre en question l’existence des dieux, Critias (vers 460 av. JC, vers 403 av. JC) considère la
crainte des dieux comme une invention humaine, un moyen de faire appliquer les
lois. Aristodème [18] ne pratique pas la religion officielle et se moque
des pratiquants.
La connaissance naturelle de Dieu
Face
aux sophistes, Socrate (vers 470 - vers 399 av. JC) défend l’existence de la divinité en proposant une
preuve par l’ordre du monde. « Fabriquer
des êtres vivants, intelligents et actifs, est plus admirable que de fabriquer
des images sans vie, à condition que cette fabrication ne se fasse pas au
hasard, mais procède d’un dessein. Or, les œuvres exécutées suivant un dessein
se reconnaissent à ce qu’elles servent à une fin utile. Et justement, celui qui
dès le commencement a fait l’homme lui a donné des organes exactement adaptés
à tous ses besoins. Tout cela a donc été fait avec prévoyance, et l’on a
affaire à un ouvrier sage et ami des hommes. »[3]
Socrate
défend l’idée d’un Démiurge, « Celui
qui ordonne et maintient ensemble l’Univers »[21]. L’Univers entier est
pour l’homme le signe d’une présence invisible qui le fonde. Mais l’enseignement
de Socrate inquiète. Il « est
coupable du crime de ne pas reconnaître les dieux reconnus par l’État, et
d’introduire d’autres divinités qui sont nouvelles ; il est, de plus,
coupable de corrompre la jeunesse. Peine : la mort »[22]. Pourtant,
Athènes tolère les dieux étrangers. Probablement, ses discours l’irritent.
Socrate tente en effet d’établir l’existence d’un dieu supérieur aux dieux de
la mythologie et de la Cité. Il combat les superstitions.
Platon |
Selon Platon, la connaissance du vrai Dieu
est une nécessité politique. La Cité doit en effet être fondée sur la vraie
religion. Ainsi s’oppose-t-il à l’athéisme qui développe et favorise l’impiété,
véritable « crime contre les dieux »,
et donc contre la Cité. Platon définit l’athéisme : négation de
l’existence des dieux, croyance en leur indifférence dans les affaires humaines
ou possibilité de les corrompre par des sacrifices. Il le réfute par
l’existence d’une Âme qui seule se meut par elle-même, par la Providence par
laquelle l’Âme vise le bien de l’ensemble du monde et par l’incorruptibilité
des dieux.
Dans son ouvrage Parménide, Platon définit comme attributs divins la justice parfaite et la science absolue. Il en vient à démontrer l’existence de Dieu, « l’Âme royale et divine », « une âme universelle automotrice »[4]. Pour cela, il utilise l’analogie avec notre âme. Il la prouve aussi par le caractère divin des astres, l’ordre du monde et du temps, le consentement universel et par le mouvement. Néanmoins, conformément aux habitudes grecques, il ne l’appelle pas « Dieu » ou « Théos » mais plutôt « Bien » qu’il reconnaît comme le Soleil Intelligible et qu’il adore.
Aristote (384 - 322 av. JC) voit le monde sensible comme l’œuvre d’un dieu. Il doit sa beauté et sa
mobilité au fait qu’il est sous la dépendance des dieux ou de Dieu.
Contrairement à Platon qui s'éloigne du monde sensible pour contempler
l’Intelligence pur, il pose son regard sur le monde d’ici-bas pour découvrir
l’existence du Principe divin par la voie de causalité. Il reprend les anciens
arguments et expose le nouvel argument de la contingence comme preuves de
l’existence de Dieu. Il en vient à Le définir comme « vivant éternel bienheureux, Pensée de la Pensée »[5].
Un
scepticisme impossible en pratique
L’école des sceptiques remet en cause les arguments de l’existence de Dieu.
Le consentement universel, compris comme une somme arithmétique, n’est pas
possible à prouver. Les arguments de l’ordre du monde et de la Providence sont
vus comme un anthropocentrisme. L’idée de Dieu s’oppose à l'existence du mal. La nature divine
est en outre inconcevable. Les sceptiques s’appuient sur le raisonnement
suivant : la vérité étant difficile à trouver est impossible à découvrir
et donc n’existe pas.
Mais
ce scepticisme s’avèrent vite invivable. Pyrrhon (360 - 275 av. JC) en arrive à suspendre tout
jugement et à rechercher l’imperturbabilité. D’autres sceptiques se contentent
uniquement du plausible (Arcesilas (v. 315 - 241 av. JC)) ou du probable (Carnéade (vers 219 - 128 av. JC)) dans l’ordre de
la connaissance. Les sceptiques finissent par conclure : pour vivre, il
faut croire en un minimum de vérité…
La
lutte contre la superstition
Épicure |
Épicure
croit en effet aux dieux et en la possibilité de les connaître : « Nous connaissons les dieux par une sorte de
vision immédiate, en ce sens qu’il émane, de la personne des dieux, des images
subtiles qui s’impriment directement sur notre esprit et y créent le concept
universel de dieu »[23].
Il joint à la notion de Dieu l’immortalité et la
béatitude. Par conséquent, tout ce qui leur est contraire ne peut leur être
attribué. Les épicuriens considèrent les dieux comme extérieurs à notre monde,
vivants en repos loin de l’histoire des hommes.
Cependant,
si la notion évidente de dieu est claire pour lui, elle ne correspond pas à ce
que croient les vulgaires. « Assurément,
il existe des dieux, - la connaissance que nous en avons est claire vision -
mais ces dieux ne sont pas tels que le vulgaire l’imagine »[6]. Il y a
séparation entre la religion du grand nombre et la religion perçue par la
raison.
Vers
un Dieu tout personnel
Selon
les stoïciens, Dieu est l’individu total, parfait et exemplaire. Il est aussi
le Monde ou le Tout, immanent en tout, agissant en tout. Il « est esprit qui envahit tout l’univers, qui
prend des noms différents suivant les différences de la
matière dans laquelle il a pénétré »[7]. Les stoïciens interprètent chaque divinité mythologique comme un nom du Dieu unique. Ainsi ils professent un panthéisme religieux.
Cependant, ils refusent au Dieu tout culte extérieur et défend une piété religieuse intérieure. « Il ne faut pas construire des temples surélevés et immenses ; c’est en son for intérieur que chacun doit le révérer. »[8] Cette piété est essentielle. « Je ne subis pas la volonté de Dieu, j’y adhère. »[9] Les stoïciens nous proposent de faire l’expérience du divin sous sa forme cosmique.
Cependant, ils refusent au Dieu tout culte extérieur et défend une piété religieuse intérieure. « Il ne faut pas construire des temples surélevés et immenses ; c’est en son for intérieur que chacun doit le révérer. »[8] Cette piété est essentielle. « Je ne subis pas la volonté de Dieu, j’y adhère. »[9] Les stoïciens nous proposent de faire l’expérience du divin sous sa forme cosmique.
Le
bonheur dans le retour à l’Un
Pour le néoplatonicien Plotin (205 - 270 ap. JC), « il y a dans la nature une
raison et que toutes les choses qui naissent […] sont le produit d’une sagesse. »[10] C’est
pourquoi il est possible d’expliquer pourquoi les choses sont telles qu’elles
sont. Dieu est l’Un que nous pouvons contempler. Mais Plotin en vient à montrer
son ineffabilité et son inintelligibilité. « Nous n’avons de l’Un ni connaissance ni pensée »[11].
L’Un
est antérieur à toute pluralité. Tout procède de Lui et tout revient à Lui.
Plotin lui associe deux autres principes supérieures, ou hypostases divines,
éternellement distinctes : l’Intelligence et l’Âme. C’est par l’Intelligence
que Dieu, l’Un, pense et connaît. C’est par l’Âme que l’existence s’acquière.
Nous participons à cette Âme qui vit dans le monde intelligible et dans le
monde sensible. Ainsi devons-nous retourner vers l’Un, vers Dieu. « Efforcez-vous de réunir le divin qui est en
vous au divin qui est dans l’univers ! »[12],
recommande-t-il au moment de mourir. Il est « le véritable objet de notre amour »[13]. Pour
cela, il faut abandonner soi-même, fuir soi-même. En voulant son indépendance,
l’âme court à l’opposé de Dieu et finit par se mépriser elle-même. Elle est
libre quand « elle tend au bien sans
obstacle »[14]. Mais
qu’est-ce le Bien ? Le Bien est « une
toute-puissance réellement maîtresse d’elle-même »[15]. Il est
en l’Un.
Par
une démarche purement rationnelle, de nombreux philosophes, et pas les moindres,
ont cru en l’existence d’un Principe supérieur, en l’Un, d’où procède toute
chose. Ils tentent de mieux connaître ce qu’est Dieu et de combattre la
superstition. Leurs raisonnements se fondent généralement sur les principes de
convenance et d’analogie, deux principes qui leur permettent de saisir des
attributs divins, en particulier l’Unité et la Transcendance de Dieu. Mais leur connaissance du vrai Dieu paraît bien fragile et empreinte d’erreurs. A
plusieurs reprises, elle semble être abandonnée au profit d’un panthéisme ou
d’un panpsychisme.
Cette
quête rationnelle de Dieu s’oppose aux sceptiques et aux agnostiques. Ils atteignent rapidement l’absurdité en
remettant en cause la certitude de la connaissance. La crainte des dieux est aussi condamnée sans pourtant
remettre en cause l’idée des dieux. L’athéisme existe mais il est bien
différent de l’athéisme contemporain. Il se manifeste plutôt comme une opposition
à la religion de la cité et à la croyance générale.
Nous
pouvons alors comprendre l’attitude des premiers chrétiens face aux discours
des philosophes grecs. Pour défendre la foi et se justifier, ils rappellent que
leur enseignement est partiellement conforme aux leurs. Ils n’hésitent pas à
s’appuyer sur leur autorité et sur leur raisonnement. Leur doctrine n’est donc
pas irrationnelle comme les païens le prétendent. Ils proposent aussi d’autres
explications pour justifier leur similitude philosophique. Certains supposent que les grecs ont plagié la
Sainte Écriture ou que Dieu a inspiré les philosophes. D’autres pensent que
Dieu allume en chaque âme une étincelle de vérité. Mais tout en soulignant
cette connaissance philosophique de Dieu, les chrétiens dénoncent certains enseignements contraires à la doctrine chrétienne et à la raison. Les philosophes n’ont pas
su ou voulu parvenir à la vérité. Certains s’opposent aussi farouchement à leur
influence dans le christianisme.
Nous
pouvons aussi comprendre la part de l’héritage grec dans le christianisme. La
raison n’est pas l’apanage des chrétiens mais de tout homme raisonnable. Les
arguments pour l’existence de Dieu sont valables pour tout homme censé. Des
apologistes chrétiens utilisent les arguments des philosophes pour remettre en cause le polythéisme et
montrer que l’idée de Dieu tel qu’ils enseignent est raisonnable puisque leur
élite intellectuelle l’a aussi enseignée de manière rationnelle. Enfin, les
chrétiens emploient les principes de connaissance tels que les philosophes
antiques les ont définis. Les principes de convenance et d’analogie demeurent
valables.
Le
christianisme est l’exemple même de l’harmonie entre la foi et la raison, sources
de connaissances de vérités immuables dont certaines sont accessibles par une
démarche rationnelle. Il a su utiliser tout ce qui était bon et vrai dans la
philosophie grecque pour illustrer sa doctrine et son enseignement tout en demeurant fidèle à la Révélation. Nous sommes bien loin de l’irrationalité dont le
monde nous accuse…
Références
[1] Héraclite cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, Beauchesne, 1960.
[2] Emphédocle, poème La Nature, cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne.
[3] P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap.II, résumé de Xénophon, Mémorables, A, 4, 4-8. Xénophon retranscrit l’enseignement de Socrate.
[4] Platon, Lois, X.
[5] P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap.VIII.
[6] Diogène Laërce, Lettre à Ménécée, X, 123, 124.
[7] Aétius, Placita, I, 7, 33.
[8] Fragment 123, répétant Zénon cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, chap.XI.
[9] De Providentia, 5, 6.
[10] Plotin, Ve Ennéade.
[11] Plotin, Ve Ennéade.
[12] Porphyre, Vie, 2.
[13] Plotin, VIe Ennéade.
[14] Plotin, Sur la liberté et la volonté de l’Un.
[15] Plotin, Sur la liberté et la volonté de l’Un.
[16] Panpsychisme : doctrine philosophique qui considère que toute réalité possède une nature psychique.
[17] Anthropomorphisme est le fait d'attribuer des caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaines à d'autres êtres, notamment à des dieux.
[18] Voir Xénophon, Mémoire sur Socrate, dans œuvres de Xénophon, Tome I, chapitre 4, traduction d'Eugène Talbot, édition hachette, 1873.
[19] Anaxagore, cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne.
[20] Protagoras, cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne.
[21] Socrate dans Mémorables de Xénophon, cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne.
[22] Acte d'accusation de Socrate cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne. Voir Apologie de Platon.
[23] Épicure, cité dans P.-B. Grenet, Histoire de la philosophie ancienne.
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