Averroès, Ecole d'Athènes (Raphaël) |
A la
demande du calife, Averroès étudie et commente les œuvres d’Aristote. Ses commentateurs lui ont valu au Moyen-âge le
titre de « Commentateur ». A
partir de 1195, il est suspecté de déviations doctrinales puis deux ans plus
tard, il est exilé. Il meurt en 1198 loin de Cordoue. Ses œuvres
n’influenceront pas la pensée musulmane mais joueront un rôle important dans la
pensée occidentale.
Les rapports entre l’islam et la philosophie
Averroès étudie
les relations entre l’islam et la philosophie pour prouver leur nécessité. Pour cela, il procède en deux
étapes.
Dans le Traité décisif
sur l’accord de la religion et de la philosophie[4],
il montre
que la loi musulmane autorise l’étude de la philosophie : « le propos de ce discours est de rechercher,
dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des
sciences de la logique est permise par la Loi révélée, ou bien condamnée par
elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que recommandation, soit en tant
qu’obligation.»[5]
Il examine l'acte d'exercer la
philosophie sous l'éclairage de la loi musulmane. Il cherche à
démontrer que non seulement l’islam prescrit l’usage de la raison mais
l’oblige. « Puisque
est donc bien établi que la Révélation déclare obligatoire l’examen des étants[6]
au moyen de la raison et la réflexion sur ceux-ci, et que par ailleurs, réfléchir
n’est rien d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en quoi
consiste en fait le syllogisme[7],
ou qui s’opère au moyen de lui - , alors nous avons l’obligation de recourir au
syllogisme rationnel pour l’examen des étants. »[8]
Il
y a ainsi sacrilège de ne pas user de la raison. « Le Coran tout entier n'est qu'un appel à l'examen et à la réflexion, un
éveil aux méthodes de l'examen » [9]. Écrivant en tant que cadi, il rédige alors
une fatwa, c’est-à-dire un avis juridique. Il établit ainsi la place juridique de la philosophie et donc sa légitimité dans l’Islam en justifiant l’activité
philosophique du point de vue religieux.
Après avoir justifié le discours
rationnel au regard de la loi religieuse, Averroès démontre ensuite que le
discours religieux est conforme à la raison dans un deuxième ouvrage intitulé Dévoilement
des méthodes de démonstration des dogmes de la religion musulmane. Il justifie les croyances
musulmanes au point de vue rationnel en utilisant notamment la philosophie
d’Aristote.
La primauté des philosophes sur les
théologiens
Pour démontrer la nécessité de
recourir à la philosophie dans la connaissance religieuse, Averroès élabore une
théorie de la connaissance dans laquelle il établit une hiérarchie dans la
connaissance du Coran à partir du classement des intelligences.
Le Coran est destiné
à la totalité des hommes. Par conséquent, il doit satisfaire et convaincre tous
les esprits. Or il existe trois espèces d’hommes correspondant à trois types
d’esprit :
- les hommes de démonstration qui exigent des preuves rigoureuses et veulent atteindre la vérité par le raisonnement ;
- les hommes dialectiques qui se satisfont d’arguments probables ;
- les hommes d’exhortation auxquels suffisent les arguments oratoires qui font appel à l’imagination et aux passions.
« En effet, il existe une
hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment :
certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres
assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de
l’homme de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments
dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration,
car leurs natures ne les disposent pas à davantage ; d’autres enfin
assentent par l’effet des arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à
celui que donne l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs. »[10]
Le Coran s’adresse à chacun de ces
hommes selon leur esprit. Chacun doit se contenter de la connaissance dont il
est capable de comprendre. Les esprits inférieurs ne peuvent chercher à
s’élever au-dessus du degré d’interprétation dont il est capable comme les
connaissances supérieures ne peuvent être divulguées aux esprits inférieurs. Il
y a bien hiérarchisation et cloisonnement. L’erreur et les hérésies proviennent
de la confusion et de la divulgation intempestive. « Il est clair qu'une certaine lecture littéraliste, en tout cas
littérale du Coran, suffit dans la plupart des cas aux masses, aux gens qui ne
sont pas appelés, par leur «fond mental», disait Averroès, c'est-à-dire par
l'ensemble de leurs talents et de leur nature, à devenir philosophes. Tout le
monde n'a pas à devenir philosophe mais la révélation n'est pas destinée à une
humanité composée exclusivement de philosophes. Les non-philosophes sont les
plus nombreux; ils ne sont ni meilleurs ni pires que les philosophes, ils sont
autres. Cela dit, il y a aussi les philosophes. Ils ne sont ni meilleurs ni
pires que la masse, ils sont autres. Il y a certes une aristocratie
intellectuelle chez Averroès mais la même loi vaut aussi pour eux. »[11]
Statue d'Averroès à Cordoue (Espagne) |
Selon Averroès, le philosophe a deux grands
rôles :
- concilier les difficultés entre les niveaux de connaissance lorsqu’apparaissent des contradictions ;
- éclairer le sens profond du Coran afin d’aider la foi du croyant.
Averroès
impose finalement la soumission du théologien au philosophe dans la
connaissance de la révélation et dans l’interprétation du Coran. Seul le
« savant » peut répondre
aux exigences rationnelles de l’esprit. Or en
refusant la primauté de la philosophie dans l’islam, les théologiens « ont de ce fait précipité les gens dans la
haine, l’exécration mutuelle et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux
et complètement divisé les hommes » [15].
Mais les connaissances qu'apportent les
philosophes doivent n’être accessibles qu’à une élite. Chaque musulman doit en
effet cloisonner sa connaissance selon son niveau de culture. Il s’oppose ainsi
aux mutazilites [22] qui ont proposé à la masse des croyants des théories qu’ils ne
pouvaient comprendre, engendrant ainsi de nouvelles divisions et violences[16].
La primauté des prophètes sur les philosophes
Influencé par la philosophie d’Alexandrie, Averroès adhère à la théorie de l’Intellect
séparé ou encore appelé théorie de l’illumination selon laquelle il existe une unique intelligence
universelle à laquelle tous les hommes participent en pensant. Et cet intellect
séparé est Dieu.
Averroès établit finalement quatre ordres de
connaissance de niveau croissant en fonction des catégories d’hommes : la
connaissance des simples, des théologiens, des philosophes et des prophètes.
Selon un commentateur d’Averroès, « le
prophète seul est un homme vraiment complet, en qui coexistent religion et
philosophie, vivant trait d’union entre la raison et la foi. »[19]
Contre le mutazilisme et les écoles "théologiques"
Les Trois philosophes (Giorgone) |
Au-delà de ses interprétations qui ont été nombreuses en Occident, Averroès se présente comme un philosophe soucieux de concilier la philosophie grecque et l’islam et de légitimer le rôle des philosophes dans la société musulmane. Mais sa tentative a avorté…
Les dangers de sa philosophie
Sa philosophie, ses pensées
équivoques et son admiration exclusive pour Aristote sont dangereuses pour toute pensée religieuse. Elles risquent de conduire à une relation de subordination de la foi à l’égard de la raison,
c’est-à-dire au rationalisme. En outre, sa catégorisation de la connaissance en
fonction des capacités intellectuelles pourrait nous faire croire à des ordres
de vérités différents. Le philosophe, le théologien et le simple croyant
auraient leur propre vérité. Certes Averroès ne le dit pas et précise bien la primauté
de la philosophie en cas de contradiction mais sa pensée peut conduire au relativisme. La philosophie d’Averroès présente
donc des dangers. Une de ses erreurs est peut-être d’avoir voulu restaurer un
aristotélisme pur en oubliant tout l’apport positif du néo-platonisme.
Sa tentative de légitimer le rôle de
la philosophie a échoué. L’islam a refusé de donner une juste place à la philosophie dans la société musulmane. Au lieu d'un
rapport harmonieux et complémentaire entre la raison et la foi, il y a mépris de la raison au profit d'une croyance toute puissante. Selon la doctrine de l'islam, la raison doit se soumettre à
la foi en toutes choses d’où la violence profonde qui l’habite naturellement.
Mais cette violence vient-elle directement du mépris de la raison ou de la
haine qui exclut la raison ?…
"Pour convaincre une âme douée de raison, on n'a pas besoin de son bras, ni d'objets pour frapper, ni d'aucun autre moyen qui menace quelqu'un de mort.." [23]
[2] Wikipédia, article Averroès.
[3] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la
philosophie médiévale. Confluences Méditerranée - N° 28 Hiver 1998-1999.
[4] Encore appelé Livre du discours décisif où l’on
établit la connexion existant entre la Révélation et la philosophie.
[5] Averroes, Traité décisif dans Pour
Averroes de A. de Libera cité par Cours Histoire de la civilisation musulmane
de François Duthu.
[6] C’est la définition
même de la philosophie selon Averroès en prenant comme référence Aristote.
[7] Méthode de
raisonnement du savant et du philosophe selon Averroès.
[8] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion
chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[9] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion
chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[10] Averroes, Traité
décisif dans Pour Averroès de A. de Libera cité
par Cours
Histoire de la civilisation musulmane de François Duthu.
[11] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la
philosophie médiévale.
[12] Voir Mohamed T. Bensaada, Science et religion
chez Avicenne et Averroès.
[13] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion
chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[14] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la
philosophie médiévale.
[15] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion
chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[16] Voir Cours Histoire
de la civilisation musulmane de François Duthu (octobre 2008), Introduction
à la pensée d’Averroès, 23 octobre 2010.
[17] Mohamed T. Bensaada selon la lecture de La théorie d’Ibn Rushd sur les rapports de
la religion et la philosophie de Léon GAUTHIER, Paris, Leroux, 1909.
[19] Mohamed T. Bensaada selon la lecture de La théorie d’Ibn Rushd sur les rapports de
la religion et le philosophie de Léon Gauthier.
[20] Voir Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la
philosophie médiévale.
[21] Rappelons que le sens du mot de "théologie" chez les penseurs musulmans est différent du celui que nous employons de manière classique dans la religion chrétienne. Il s'agit plutôt d'une méthode dialectique à visée apologétique. On parle plutôt de "kalam".
[22] Voir Émeraude, juin 2014, "Le mutazilisme, le recours à la raison est-il possible dans l'islam ?"
[23] Khoury, Controverse, VII 3b cité dans Benoît XVI, Foi, Raison et Université. Souvenirs et Réflexions.
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