A
plusieurs reprises au cours de notre étude de l’islam, nous avons
rencontré le mutazilisme [11]. Il apparaît comme une
doctrine hétérodoxe contre laquelle s'est développé l’islam orthodoxe.
Aujourd'hui, il est considéré comme un « mouvement de libre pensée »[1]
ou une tendance déraisonnée du rationalisme appliquée à la doctrine islamique. Ainsi est-il incontournable de l’étudier de
plus près dans le cadre de notre étude ...
Qu’est-ce
que le mutazilisme ?
Le
mutazilisme est généralement présenté comme une école de pensée, un mouvement, une doctrine
qui privilégie la raison sur la foi : « nous rejetons la foi comme seule voie vers la religion si elle rejette
la raison »[2],
tel serait l’adage du mutalizisme.
Le
terme de mutazilisme provient d’un terme arabe « al-muʿtazila » qui signifie « ceux qui se sont abstenus » ou encore de « iʿtazala » qui signifie « retiré ». L’article de Wikipédia
reprend deux interprétations classiques sur l'origine du mouvement. Elles nous éclairent sur la nature du mouvement.
Selon les commentaires les plus courants, Wasil Ibn ‘Ata (699-748) aurait contesté l’enseignement officiel des écoles de l’islam et se serait retiré à
Basra au VIIIe siècle pour fonder sa propre école. Dès son origine, le mutazilisme
marquerait donc une rupture intellectuelle avec l’islam officiel. Selon une seconde
hypothèse, l’origine est plus ancienne. Elle remonterait aux débats qu’a
donnés lieu la succession des Omeyyades lors de l’assassinat du calife Othman[12].
Des théologiens de Bassorah aurait refusé de participer aux querelles et auraient fondé une école qui aurait donné naissance au mutazilisme[3].
Le mutazilisme apparaît alors comme indifférent aux problèmes politiques et
semble se concentrer sur la pensée théologique.
Vers
750, Wasil Ibn ‘Ata quitte l'école d’Al-Hassan al-Basrî et crée sa propre
école à Bassorah. Elle prend le nom de mutazilite. En 827, sous le califat d'al-Mamûn (786-833), elle devient la doctrine officielle de l’empire
abbasside. Une persécution est menée pour l’imposer. Elle est aussi la doctrine
officielle sous le règne de son frère puis de son neveu, al-Mu‘tasim (794-842) et al-Wâthiq (812-847). Elle
est ensuite abandonnée par leur successeur, le calife al-Mutawakkil (821-861).
Le mutazilisme est réprimé, ses textes détruits. Il est de nouveau enseigné
sous le règne des Buyides aux X et XIe siècle. Sous le pouvoir des Seldjoudikes,
il disparaît officiellement au XIIe siècle. Il serait néanmoins maintenu en
Asie centrale jusqu’au XIIIe siècle et au Yémen jusqu’au XVIIe siècle[4]. Il
aurait influencé des mouvements chiites tels que celui des zaydites [14] et des
imamites [15], et juifs, notamment les
karaïtes[13].
Le
mutazilisme a donné naissance à de nombreuses écoles dont les deux plus
importantes sont celles de Basra et de Bagdad. Il ne présente pas une véritable homogénéité. Les écoles présentent en effet des
particularités doctrinales et politiques. A Basra, deux écoles l’enseignent et le développent, l’école d’Abû Hâshim al-Jubbâ`î, dite aussi
la Bahshamiyya, et l’école d'Abû al-Husayn al-Basrî. Elles sont
hostiles au chiisme. L’école de Bagdad reste fidèle au chiisme modéré. Leurs doctrines
varient selon les docteurs. Parmi leurs maîtres, nous pourrions citer Abd
al-Gabbar, auteur d’une somme au XIe siècle.
L’opposition au mutazilisme donne
naissance aux principales écoles officielles ou madhabs du sunnisme, notamment les écoles acharite et
maturidite. Le sunnisme a été construit
en partie en opposition à ce mouvement jugé hétérodoxe. Le fondateur de l’école
acharite est un ancien mutazilite de Basra. Il regroupe autour de lui les
mécontents de ce mouvement devenu tout puissant. Il s’oppose à son rationalisme et
défend la soumission de la raison au Coran. Le conflit entre les différents
mouvements de pensée marque la période dite de l'Idjtihad, définie comme
l'effort d'interprétation des textes sacrés. De manière générale, la fin du
mutazilisme caractérise la fin de cette ère. Ainsi est-elle généralement
présentée comme la fin de tout développement rationnel de la doctrine
islamique.
Le mutazilisme est souvent présenté
comme une conséquence de l’influence de la pensée grecque sur l’islam ou un effort de rationalité
de la pensée musulmane. Certains commentateurs refusent cette influence et le
présentent plutôt comme une réaction à la dialectique grecque et chrétienne. Tous
sont néanmoins d’accord sur sa démarche fortement spéculative. Il représente
une orientation de la théologie musulmane vers une approche plus philosophique.
De ce mouvement sortiront des philosophes considérés éminents aujourd’hui tel
Al Kindi et Alfarabi. Il est aussi considéré comme une marque de rationalisme,
c’est-à-dire comme une influence excessive de la spéculation intellectuelle
dans l’islam. Mais est-il un mouvement unique ou un ensemble de pensées
marquées par la philosophie grecque ? « Il y a chez les Mu'tazilites un goût pour l'usage scientifique et philosophique de l'entendement qui ne suffit pas à les caractériser, mais qui les distingue cependant […] »[8]
Les sources
Il est assez difficile de connaître les
doctrines des mutazilites puisque leurs écrits ont été détruits durant les
persécutions dont ils ont été victimes. Elles sont généralement connues par les
hérésiologues musulmans ou indirectement par leurs influences sur le chiisme et
les karaïtes. « Les zaydites et les
karaïtes ont non seulement intégré des éléments importants de la doctrine
mu`tazilite dans leurs propres systèmes de pensée, mais ils ont également
recopié une somme considérable de textes mu`tazilites datant de la période
classique du mouvement. »[5] A la
fin du XXe siècle, de nombreux textes mutazilites ont cependant été découverts et ont
permis une meilleure connaissance du mutazilisme.
Il existe aujourd'hui de nombreux
articles sur le mutazilisme mais un grand nombre se rapporte à des notions purement modernes donc inadéquates au temps historique. Il existe néanmoins
des ouvrages et des études reconnues sérieux qui permettent de mieux le
connaître.
Le mutazilisme se distingue principalement de l’islam orthodoxe sur :
- le rapport entre la liberté de l’humaine et la toute-puissance divine ;
- le statut du pécheur ;
- la nature du Coran incréé.
Liberté de l’homme et toute-puissance de
Dieu
« La
thèse caractéristique du mutazilisme » est « que les actes de l’homme ne sont pas créés par Dieu »[6]. La liberté de l’homme est plus ou moins importante selon les positions minimalistes
ou maximalistes des mutazilismes.
A partir de la reconnaissance de la
liberté de l’homme face à la puissance de Dieu, les mutazilites déduisent la
pleine responsabilité de l’homme dans ses actes, dans le bien et le mal qu’il
accomplit. En faisant le bien, il se soumet à Dieu donc il sera
récompensé ; en faisant le mal, il s’oppose à Dieu donc il sera condamné.
Car selon les mutalizites, le bien ne provient que de Dieu et Dieu ne peut pas vouloir du mal. L’homme est donc capable d’être libre car Dieu lui a donné
un pouvoir qui lui permet effectivement d’user d’une liberté pleine et entière.
C’est pourquoi Dieu ne peut lui demander que ce qu’il est capable de faire. L’homme
crée ses propres actes.
Mais selon les sunnites, cette doctrine
s’oppose au Coran. « Il accorde sa faveur à qui Il veut » (3, 73 – 4) ou encore « C’est Lui qui vous a créés, et tout
ce que vous faites » (37, 96). En outre par le pouvoir octroyé par
Dieu, l’homme poserait des actes indépendants de Dieu, hors de son pouvoir. Et
si la justice de Dieu dépend de l’obéissance ou de la désobéissance de l’homme,
cela induit une contrainte à Dieu. Selon certains mutazilites, Dieu agirait
pour le plus grand avantage des hommes d’où une nouvelle contrainte qu’ils
imposent au Tout-Puissant. Face aux mutazilites est donc réaffirmée la toute
puissance de la volonté de Dieu dont tout être et tout acte tirent leur
existence. L’homme croit être libre quand finalement Dieu crée ses actions. Il
est contraint au bon choix non selon la vue de l’homme qui agit mais selon la
vue de Dieu qui en est le véritable auteur.
« Pour les Sunnites, Dieu se définit avant tout par Sa toute-puissance,
que rien ne limite et à quoi rien n'échappe : tout ce qui existe est voulu et
créé par Dieu. Pour les Mu'tazilites, la puissance de Dieu a pour limite Sa
justice : tout ce qui est mauvais ne saurait procéder de Lui. »[7]
Le statut du pécheur
La question de la liberté de l’homme est
majeure dans toute religion puisque elle définit l’action morale et le statut du
« pécheur ». Ce statut
divise aussi la communauté musulmane. D'après les hérésiologues musulmans, il est la
raison du départ de Wasil
Ibn ‘Ata. Elle explique aussi la scission des kharidjites.
Les
kharidjites les plus radicaux affirment que le pécheur est un infidèle, ce qui
est grave aux yeux de l’islam. La faute morale est donc équivalente à une
apostasie. Le pécheur mérite donc la mort. Certains refusent cette confusion et
définissent un état intermédiaire
entre l’infidèle et l’incroyant, entre l’apostasie et la soumission totale du
fidèle à Dieu. Des historiens proposent de voir en ces « tolérants » des ancêtres du
mutazilisme. Le nom de mutazilisme pourrait provenir de l’expression « al-manzila baina'l'manzalitain »,
« la demeure entre les deux demeures ».
A
cette époque, il existe aussi une
tendance plus tolérante, celle des murdjites. Selon ces derniers, l’homme n’est
pas jugé sur son obéissance mais sur son amour à l’égard la toute puissance de Dieu. Par
conséquent, il peut violer les commandements divins sans cesser d’aimer Dieu.
Il peut rester un bon fidèle. Le mutazilisme semble ainsi apparaître comme une
position intermédiaire.
Les
mutazilites se séparent des sunnites par leur rejet de la doctrine du Coran
incréé [16]. Le Coran ne serait ni Dieu, ni une créature mais une création de Dieu. Éternel, infaillible et inaltérable, il reprend tous les attributs de Dieu sans
être de nature divine. Ils sont en effet conscients des implications d’une
telle doctrine. Elle conduit inévitablement à rompre l’unité de Dieu.
A côté de Dieu, il y aurait une autre « entité ». Il dénonce un associationnisme...
La primauté de la raison
Pour
justifier leurs doctrines, les mutazilites appliquent une démarche opposée à
celle des écoles de droit. Ces dernières cherchent surtout à définir l’autorité
des hadiths pour se référer à cette source de la foi musulmane. Les mutazilites
étudient plutôt le contenu des hadiths sans craindre de le remettre en
question. Concernant l’interprétation du Coran, les mutazilites rejettent son
interprétation littérale fortement anthropomorphistes. Ils appliquent une
méthode critique, ce que ne peuvent accepter les sunnites qui orientent
définitivement l’exégèse coranique vers l'interprétation littérale et le mysticisme.
Le
mutazilisme est souvent présenté comme un effort d’intégration de la
philosophie grecque dans l’islam. Il a développé une démarche rationnelle tant
dans l’interprétation des sources de la foi musulmane que dans le traitement
des grands problèmes théologiques.
Conclusions
Faute de sources suffisantes, il semble difficile de connaître véritablement le mutazilisme sans appliquer nos conceptions modernes. Au-delà d’une tendance très probable à une forte rationalisation, il marque une volonté de résoudre les incohérences de l’islam et d’insérer la philosophie grecque dans la doctrine islamique. L’échec est flagrant. Le jabrisme, la théorie du coran incréé, l’interprétation littérale du Coran se sont définitivement ancrés dans l’islam. Les écoles sunnites se sont élevées contre le mutazilisme et toute autre tendance philosophique.
Références
[2]
Article « les principes mu’tazilite anciens et nouveaux », dans mutazilareturn.over-blog.com,
un blog en faveur du mutazilisme.
[3]
L’historien Tabari (839-923) serait à l’origine de cette thèse.
[4]
Voir Un projet international :
le manuel des œuvres et manuscrits mu`tazilites Gregor Schwarb, Arabian Humanities, 1 juin 2006
dans http://cy.revues.org/198.
[5] Un projet international : le manuel
des œuvres et manuscrits mu`tazilites
Gregor Schwarb.
[6] Daniel Gimaret, Théories
de l'acte humain en théologie musulmane, 1980, Revue de l’histoire des religions
de Jean Jollivet, compte rendu de lecture, tome 199 n°2,
1982, www.persee.fr.
[7] Islamisme,
Conférence de D. Gimaret dans École pratique des hautes études, 5e section,
Sciences religieuses. Annuaire. Tome 82, Fascicule III. Comptes rendus des conférences de
l'année universitaire 1973-1974, www.persee.fr.
[8] Jean Jollivet,
Revue de l’histoire des religions, compte rendu de lecture, tome 199 n°2, 1982, www.persee.fr.
[9] Cheikh Bouamrane, Le
problème de la liberté humaine dans la pensée musulmane (Solution Mu'tazilite), Paris,
J. Vrin, 1978, cité dans Revue de l'histoire des religions,
tome 197 n°2, 1980, www.persee.fr.
[10] Article « les
principes mu’tazilite anciens et nouveaux », dans mutazilareturn.over-blog.com.
[11] Notamment Émeraude, mai 2014, article "L'apogée de la science : mythe et réalité" et février 2014 article "Une pluralité relative de la sharia".
[12] Voir Émeraude, article "La douloureuse question de l'autorité dans l'Islam", décembre 2012.
[13] Courant du judaïsme qui n'adhère qu'à la Bible hébraïque et rejette la Loi orale. Il s 'oppose au judaïsme rabbinique.
[14] Zaïdisme, branche du chiisme qui ne reconnaît le 5e imam comme étant le dernier imam. Très présent au Yémen.
[15] Imamisme, duodécimains (croyance chiite en l'existence des 12 imams) qui croient en des imams saints et infaillibles après Mahomet.
[16] Voir Émeraude, mars 2012, article "Le Coran incréé, une contradiction fondamentale".
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