Les manichéens prétendaient ériger une religion à partir d’une démarche rationnelle. « Ils disaient vérité, vérité ; ils m’en faisaient de longs discours »[1]. Ils se vantaient de ne se soumettre que par la pure et simple raison sans être liés par le joug de l’autorité. Ils « se vantaient d’ouvrir la source du savoir sans imposer ce joug de la foi »[2]. La réflexion critique était le fondement de leur croyance. Ils accusaient alors l’Église chrétienne de faire passer l’autorité avant la raison. Aujourd'hui encore, nombreux sont ceux qui rejettent le christianisme en s’appuyant sur cette objection devenue classique.
En effet, le chrétien croit ce qu’enseigne l’Église. Sa croyance est contenue dans le Credo et dans des dogmes que l’Église a définis au cours des siècles. Il constitue à ses yeux des vérités auxquelles il doit adhérer sans émettre le moindre doute même s’il ne semble pas tous les comprendre, voire les expliquer. Certaines de ces vérités sont même présentées comme des mystères incompréhensibles, inexplicables. « Croire d’abord », telle est donc la démarche fondamentale du chrétien. Il ne croît que ce que l’Église lui demande de croire. La croyance chrétienne s’appuie donc avant tout sur l’autorité de l’Église.
L’enseignement de l’Église et son autorité s’appuient sur la Sainte Écriture et sur la Tradition. Ce sont ses seules sources de Vérité dans laquelle elle puise ses connaissances pour les transmettre et les enseigner, vérités auxquelles les chrétiens sont obligés de croire. La Bible et la Tradition contiennent la Révélation, c’est-à-dire les Vérités que Dieu a transmises aux hommes.
Comme Dieu ne peut se tromper ni nous tromper, la Révélation est exempte d’erreurs. Ainsi le chrétien croit non en vertu des Vérités elles-mêmes mais en vertu de l’autorité de Dieu. Il croit non pas parce que cela est vrai mais parce que Dieu l'affirme.
La foi du chrétien s’appuie donc sur l’autorité divine qui oblige à croire. Saint Augustin appelle cela « le joug de la foi ». Les chrétiens « commencent par croire, pour se fortifier et se préparer à l’illumination divine, avant de pouvoir contempler cette vérité que la pensée seul aperçoit »[3].
Nous ne croyons donc pas à une « parole » parce que nous la trouvons justifiée ou démontrée mais parce que nous croyons en l’autorité qui nous la propose. Cette autorité repose sur celle de Dieu.
La démarche que proposent les manichéens est contraire à celle des chrétiens. Ils semblent en effet privilégier la raison au détriment de l’autorité. Ils ne croient pas de la bouche d’un maître mais de leur esprit. Il renie même à toute autorité le droit d’obliger la conscience à croire sans comprendre. La raison doit ainsi primer sur l’autorité...
Deux méthodes pour répondre aux critiques manichéennes
Comment répondre à l'objection des manichéens ? La démarche la plus rapide est de montrer qu’eux-mêmes, ils croient selon l’enseignement de Mani, c’est-à-dire selon son autorité et que leur doctrine est contraire à la raison. La démarche consiste donc à retourner les critiques contre le manichéisme.
Il existe une autre démarche, plus constructive, qui consiste à définir le rôle de l’autorité et de la raison puis leurs relations afin de montrer qu’il n’est pas absurde de croire pour comprendre. Cette démarche est même naturelle, voire obligatoire dans certains cas. Pour cela, nous devons montrer deux choses :
- l’obéissance à l’autorité n'est pas incompatibles à la raison. Elle n’exclue pas l’exercice de l’intelligence. Le croyant n’est pas un crédule. Ce n’est pas parce que nous croyons fermement que nous ne réfléchissons pas sur le contenu de notre croyance et sur ses conséquences ;
- l’obéissance à l’autorité est même nécessaire pour comprendre, ce qui revient à affirmer une certaine primauté des connaissances enseignées par une autorité sur celles justifiées par la raison.
Saint Augustin et Saint Thomas d'Aquin ont démontré que la foi et la raison ne s’opposent pas mais se complètent harmonieusement, comme l’ont aussi enseigné les Papes, privilégiant cependant la foi sur la raison. D'autres Pères et docteurs de l’Église ont aussi montré que le christianisme était parfaitement raisonnable. C’est en partie grâce à leur travail que le christianisme a pu gagner ses lettres de noblesse. Déconsidéré au départ, il a finalement gagné le cœur des intellectuels et des élites. L'histoire de l'apologétique présente un témoignage probant du caractère raisonnable du christianisme...
Une Vérité adaptée aux âges de raison ?
Aujourd'hui, la critique à l’égard de l’Église et du christianisme n’est pas totalement différente de celle des manichéens. Comme au XIXème siècle, de bons esprits nous jettent de beaux arguments scientifiques ou philosophiques pour montrer que nous sommes bien déraisonnables de croire. Cette critique a quelque peu évolué au cours du temps puisqu'elle a pris en compte les progrès de la connaissance.
L'évolutionnisme a notamment gagné la pensée religieuse. Notre foi n’aurait été valable que pour un temps d’ignorance : « vous pouviez croire quand vous étiez dans l’obscurité du Moyen Age, aujourd'hui au temps d’Internet et des prouesses technologiques, votre croyance n’est plus pardonnable ». Elle serait ainsi propre à une certaine phase intellectuelle de l’homme. Aujourd'hui, elle ne correspondrait plus à son état intellectuel plus évolué, plus mature. Plus le temps passe, plus l’homme évoluerait vers plus de raisons, plus la foi devrait lui laisser sa place. La foi serait donc anachronique et irait à l’encontre du progrès de la connaissance. En clair, hier plongé dans un état d’enfance, la foi aurait été concevable et même utile, aujourd'hui, elle serait devenue inutile, voire nuisible. Nous serions devenus adultes, plus rationnels. La foi même serait le résultat de cette évolution .Nous retrouvons en particulier cette idée chez Teilhard.…
Ainsi nous nous heurtons à une première idée forte : les rapports entre autorité et raison dépendraient de notre niveau de maturité intellectuelle qui évoluerait vers le progrès de la rationalité. La foi laisserait progressivement sa place à la raison au fur et à mesure de nos progrès intellectuels et de nos connaissances. Ainsi seconde idée forte, il serait possible que ce que l'Eglise aurait enseigné hier, même avec sincérité, pourrait aujourd'hui être faux. L’important ne serait pas de saisir la Vérité mais de faire évoluer l’esprit jusqu'à la Vérité. L’autorité suppléerait finalement notre raison jusqu'à ce qu’elle atteigne une certaine indépendance et qu'elle soit capable de comprendre.
Ces idées n’attaquent pas l’Église dans ses œuvres du passé, œuvres incontestables, parfois elles les louent même, mais elles l’accusent de ne pas s’adapter à l’évolution de l’homme. Ce discours subtil présente en particulier deux grandes erreurs.
Vérité et compréhension, regrettable confusion
D'une part, il y a confusion entre les Vérités et leur compréhension, entre le contenu de la foi et les manières de l’interpréter et de le présenter. Les Vérités sont objectives, c’est-à-dire indépendantes de l’homme et donc de sa maturité. Seuls changent les discours qui doivent s’adapter à celui qui écoute. C’est une des règles d’or de la pédagogie. Le temps qui s’écoule n’a pas d’emprise sur les vérités mais sur nous-mêmes. Elles sont hors du temps.
La notion du temps est probablement l’une des questions les plus cruciales de notre époque. Elle est au centre de nombreuses idéologies dominantes comme elle ne peut plus être ignorée par les communautés scientifiques.
Le Mythe du progrès
D'autre part, l'autre erreur est de croire que la maturité de l’homme évolue de manière croissante au cours du temps, toujours vers plus de raison, vers plus de progrès. Le mythe de l’homme toujours plus intelligent et savant est au cœur de certaines pensées évolutionnistes et dans le teilhardisme. La notion du progrès lié à celui du temps se réduit à celle des découvertes scientifiques et technologiques. Certes les sciences apportent de nouvelles connaissances, une meilleure compréhension du Monde et favorisent une plus grande maîtrise de la nature mais elles montrent également une plus grande ignorance de notre part et un pouvoir de nuisance encore plus grand. Nous confondons facilement les progrès scientifiques avec les progrès de l’homme.
Les qualités humaines ne se réduisent pas à la somme de connaissances scientifiques qu’il peut accumuler. Ces connaissances ne portent aucune valeur en soi. Elles modifient le comportement de l’homme et sa manière de penser dans le bien comme dans le mal. Une de ses qualités, marques d'un véritable progrès, jamais définitif, est la droite raison avec laquelle il doit travailler pour progresser réellement. Il ne devient pas meilleur en connaissant mieux mais il connaît mieux en devenant meilleur.
Obligation de relever ces critiques
Face à ces erreurs, que doit être notre attitude ? Notre silence serait contraire à la charité. Ces erreurs conduisent à propager l’idée que la foi est contraire à la raison ou dépendante de la raison et aboutissent soit à l’abandon de la foi, soit au rejet du christianisme. Le chrétien ne peut se taire et doit réagir selon ses capacités. Le silence et la désertion de trop nombreux chrétiens sont les pires calamités de notre siècle.
Le christianisme s’est toujours défendu contre les rationalistes et leurs prétentions. L’Histoire est en effet riche de ce combat. Il est donc utile de s’y référer pour y retrouver la force de ses argumentations et de rappeler celles qui demeurent encore pertinentes. Mais cela ne suffit pas sinon comment expliquer l’émergence d’anciennes erreurs ? Cela ne suffit pas non plus pour réfuter les nouvelles erreurs qui peuvent se cacher derrière une critique ancienne. Réfuter les anciennes et nouvelles erreurs nécessite donc une nouvelle appropriation de notre culture, en prenant notamment en compte la notion du temps, c'est-à-dire l'évolution du contexte .
Prise en compte du temps dans l’apologétique
Le contexte dans lequel évolue et s’articule le discours varie au cours du temps : les idées dominantes changent comme la manière de penser et de s'exprimer. Un discours autrefois compréhensible et convainquant peut alors devenir aujourd'hui inaudible et rejetable. Le regard que porte l’homme sur un objet change au cours du temps et sa perception se modifie sans que pourtant cet objet ait changé.
Or les discours apologétiques n’interrogent pas l’objet en lui-même mais ce regard. C’est en effet ce regard qu’il nous faut de nouveau orienter vers la lumière en enlevant les obstacles qui obstruent l’horizon. Ainsi il serait peu pertinent de reprendre les discours anciens tels quels pour s’opposer aux rationalistes d'aujourd'hui. Un effort de réappropriation et d’enrichissement est donc parfois nécessaire. Les arguments d’hier restent néanmoins le plus souvent valables et doivent donc être repris sous une forme plus adaptée au présent. Faut-il encore les connaître et les comprendre ?
Enfin cette réappropriation n’est pas une simple traduction d’un discours en un autre. L’homme a incontestablement progressé dans l’ordre de la connaissance scientifique. Ce progrès semble réveiller les erreurs du passé, parfois en leur donnant de nouveaux arguments, ou en crée d'autres. Il est donc nécessaire de comprendre ces nouveaux arguments afin de les décrire et de les récuser.
Confiants en Dieu et en sa Providence, nous croyons que les progrès de la véritable connaissance ne peuvent que nous fortifier dans notre combat. Ainsi faut-il les connaître pour défendre notre foi et s’opposer aux accusations de nos adversaires. Effectivement, nos différentes études semblent montrer que les découvertes scientifiques sont plus favorables à notre combat que dans le passé. Le scientisme et le déterminisme laplacien ne résistent plus aux progrès accomplis. Mais ces découvertes peuvent aussi poser de nouvelles difficultés et de nouvelles objections à notre foi.
Références
[1] Saint Augustin, Les Confessions, Livre III, Chapitre VI, traduction par J. Trabucco, Flammarion, 1964.
[2] Saint Augustin, De Utilitate Credendi, IX, 21.
[3] Saint Augustin, De Utilitate Credendi, I, 1.
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