Le manichéisme, la "science des choses"
Avant sa conversion, une question ne cesse de tourmenter Saint Augustin : pourquoi faisons-nous le mal ? Le manichéisme lui apporte une réponse simple et radicale. L’homme est divisée entre une âme bonne, « oasis de pureté »[1], et un corps, « source de corruption ». « J’ai connu mon âme et le corps qui pèse sur elle, et qu’ils sont ennemis l’un de l’autre dès avant la création du monde »[2]. Saint Augustin trouve en lui le siège des passions et des colères. Or il est convaincu qu’à l’origine, il était pur. Le manichéen croit qu'il habitait un Royaume de Lumière. Il aspire donc à retrouver son état originel. Son existence se présente alors comme un conflit entre deux principes de l’être, celui du Bien et celui du Mal. Tout résulte de ce combat selon le manichéisme. Le manichéen reconnait que l’homme est emprisonné, détenu, enchaîné par une force plus puissante que la sienne. « Car c’est parce que nous péchons malgré nous et parce que nous subissons la contrainte d’une substance qui nous est contraire et ennemis que nous recherchons la science des choses »[3]. Le manichéisme prétend donner cette « science des choses ». Et c’est cette science qui a attiré Saint Augustin vers le manichéisme… Le manichéisme semble finalement correspondre à ce que vit Saint Augustin tout en prétendant lui donner une solution…
Revenons au problème du mal. Dieu est bon. Or le mal existe. D’où vient-il puisqu’il ne peut provenir de Dieu ? Comme Dieu ne peut être en effet cause du Mal, les manichéens trouvent la réponse en une force mauvaise égale en puissance de Dieu, éternelle et totalement distincte de Dieu. Un « Royaume de Ténèbres » s’oppose au « Royaume des Lumières ». « La première chose que doit faire un homme, dit un catéchisme manichéen, est de distinguer les deux Principes. Quiconque veut adhérer à notre religion doit savoir que les deux Principes de la Lumière et des Ténèbres ont des natures absolument distinctes : s’il ne discerne pas cela, comment pourra-t-il mettre la doctrine en pratique ? »[4]. Le Royaume du Mal a envahi le Royaume du Bien.
La force du discours
Saint Augustin prêchant à ses disciples (Angleterre, XIIème siècle) |
Le discours en apparence très rationnel du manichéisme attire Saint Augustin. Avec ses camarades, il se passionne pour cette religion et se sent invincible surtout face à des chrétiens bien impuissants à répondre à ces arguments. « Je remportais plus de victoires que je n’en méritais dans mes discussions avec les chrétiens ignorants qui essayaient pourtant de défendre leur foi le mieux qu’ils pouvaient » [5]. De succès en succès dans les controverses, Saint Augustin gagne en confiance. Il attribue à ses réflexions et aux discours enflammés des manichéens les raisons de ses victoires : « par un résultat surprenant il s’ensuivait que tout ce qu’ils disaient je le tenais pour vrai, non parce que j’en voyais la vérité mais parce que je souhaitais que ce fut vrai »[6]. Le manichéisme semble donc apporter à Saint Augustin la certitude qu'il recherche.
La perte de crédibilité du christianisme
Son entrée dans le manichéisme n’est pas le fruit du hasard ou d’un sentimentalisme effréné. Avant d’y adhérer, il s’est d’abord détaché de la culture traditionnelle, religieuse et philosophique. De plus en plus discrédité aux yeux de Saint Augustin, le christianisme est devenu pour lui une religion destiné aux simples. Il finit par le rejeter.
Saint Augustin à l'école de Thagaste |
Auprès des maîtres chrétiens, ils ne rencontrent que des arguments dérisoires, insatisfaisants, incapables de satisfaire sa soif de vérité et de répondre aux questions essentielles qui le tourmentent. Leur pauvreté intellectuelle et leur ignorance l’accablent. Le mystère de l’Incarnation reste à ses yeux incompréhensible et indigne de Dieu. Aucun chrétien ne parvient à dissiper ses doutes. « Il me semblait tout à fait honteux de croire que vous ayez revêtu une chair humaine et que vous vous soyez enfermé dans les contours d’un comme le nôtre »[7]. Ainsi, continue-t-il, « je craignais donc de le croire incarné, de peur d’être contraint de le croire souillé par la chair ». On ne lui expose que des arguments d’autorité et des règles disciplinaires. Il ne comprend pas pourquoi le christianisme lui oblige à croire alors que la raison seule devrait suffire pour y adhérer. Le christianisme lui apparaît alors comme une entrave à la liberté intellectuelle et à la raison.
Enfin, Saint Augustin rejette l’image d’un Dieu terrible qui se dessine dans l’Ancien Testament en contradiction avec l'image d'un Dieu bon qui transparaît dans le Nouveau Testament. Lorsqu’il découvre la Sainte Écriture, d’abord étonné, il est rapidement déçu. « Maints passages obscurs de l’Ancien Testament, […] pris à la lettre, étaient pour moi des textes de morts »[8]. Il finit par se détourner du Livre Saint...
Enfin, Saint Augustin rejette l’image d’un Dieu terrible qui se dessine dans l’Ancien Testament en contradiction avec l'image d'un Dieu bon qui transparaît dans le Nouveau Testament. Lorsqu’il découvre la Sainte Écriture, d’abord étonné, il est rapidement déçu. « Maints passages obscurs de l’Ancien Testament, […] pris à la lettre, étaient pour moi des textes de morts »[8]. Il finit par se détourner du Livre Saint...
En conclusion, Saint Augustin perçoit le christianisme comme incapable de donner du sens à son existence, notamment à sa propre expérience. Il est inefficace au sens où les chrétiens, et surtout les maîtres chrétiens, ne donnent aucune réponse à ses interrogations, à ses inquiétudes, à ses doutes. Et pourtant, comme il l’avouera, le christianisme le repousse « parce que la foi catholique n’était pas ce que je pensais »[9]. Ses raisons sont-elles encore responsables du rejet actuel du christianisme ? La perception que nous avons de cette religion est-elle « efficace » par rapport à d’autres « religions » ?
Le manichéisme, prétendu rationnel
Le manichéisme se présente comme une religion « rationnellement démontrée, et par là promettait de satisfaire l’ardeur du jeune penseur, impatient du joug de la foi »[10]. « Il prétend faire admettre à la raison humaine uniquement les doctrines religieuses que la raison peut saisir »[11]. Saint Augustin y trouve une réponse à ses recherches rationnelles de la vérité : « la prétention qu’affectaient ces hommes d’écarter le sceptre de l’autorité au bénéfice de la raison, leur promesse d’arracher leurs disciples à toute erreur en les menant vers Dieu »[12].
Il développe une littérature abondante qu'il adresse à tous, y compris aux élites intellectuelles. « Par ses prétentions rationalistes, le manichéisme s'adressait aux esprits cultivés; il fit tout ce qu'il put pour les satisfaire. La seule activité permise aux élus était la prédication, partant aussi l'étude de la doctrine, car à cette époque où la religion est surtout une connaissance […], le missionnaire doit être en même temps quelque peu théologien; on comprend donc que le Manichéisme put produire un mouvement intellectuel considérable »[13].
Il se présente même comme une explication rationnelle du Monde. Mani prétend apprendre « le commencement, le milieu et la fin » de toute chose.
Le manichéisme, une consolation
Le manichéisme semble aussi être une réponse satisfaisante à son expérience tourmentée. Certains aspects de la vie de Saint Augustin entretiennent chez lui un esprit de culpabilité. Sa vie n’est en effet guère vertueuse. Sa jeunesse est orageuse. Il vit avec une concubine et de cette liaison est né un enfant. Or il a un sens profond du Bien comme nous pouvons le découvrir en lisant ses Confessions. Sa situation lui est donc très difficile. Certes sa sévérité peut nous paraître excessive, exagérée, surtout de nos jours, mais du point de vue de la théologie et de la psychologie, son jugement est vrai, d’une profondeur inégalable. Le manichéisme a suffisamment d’arguments pour voiler ce sens de culpabilité particulièrement développé en lui. Il lui donne une certaine sérénité…
Les manichéens prônent une vie d’austérité rigoureuse. Leur idéal est plus élevé que celui des chrétiens. Ils sont très austères envers le corps tout en considérant l’esprit comme exempt de souillure. Leur religion permet de garder intacte cette partie d’eux-mêmes. La partie de la nature mauvaise devait être « séparée de nous et isolée, et à la fin des temps être vaincue et agglutinée en une seule masse comme dans une prison éternelle »[14]. Ainsi la force du mal est étrangère à ce moi radicalement bon. « Le vain vêtement de cette chair je m’en suis dépouillé, devenant saint et pur ; je l’ai piétiné hardiment des pieds purifiés de mon âme »[15]. Le manichéisme permet donc à Saint Augustin de tranquilliser sa conscience et de jouir d’une véritable consolation en dépit de sa chair qui le tourmente. Ainsi permet-il de concilier son expérience et son jugement dans une paix apparente. « Je croyais encore que ce n’est pas nous qui péchons, mais je ne sais quelle nature étrangère qui pèche en nous ; et mon orgueil se complaisait à l’idée de n’avoir part au péché, et, quand j’avais commis une action mauvaise, il lui était agréable que je n’eusse pas à m’en reconnaître l’auteur pour obtenir de vous la guérison de mon âme « qui péchait envers vous », et j’aimais à m’en excuser en accusant je ne sais quoi d’autre qui était en moi, et n’était pas moi »[16]. Finalement, « je n’étais pas pécheur »…
Mais le manichéisme ne prétend pas imposer à tous un idéal si élevé. Tous les manichéens ne sont pas obligés d’être des ascètes. Une vie plus simple est proposée aux Auditeurs. Leurs bonnes œuvres peuvent leur suffire. En capitalisant du mérite, ils peuvent dans une vie ultérieure devenir des Élus. La morale se commode donc des faiblesses de l’homme et se reporte finalement aux générations suivantes…
Le manichéisme, conforme à un certain regard chrétien ?
Le manichéisme présente un Bien particulièrement inefficace par rapport au Mal et passif devant ses attaques. A l’origine, le Royaume de Lumière jouissait d’une paix absolue sans aucune tension. Le Royaume des Ténèbres entre en conflit avec le Bien. C’est le Mal qui porte l’assaut : il l’attaque, la violente, l’assiège. Le Mal apparaît seul actif, impétueux. Il se déchaîne dans les assauts contre un Royaume de Lumière sans défense. Le Bien endosse un rôle passif. « Je pleure pour mon âme disant : puissé-je être sauvé de cela et de la terreur des monstres qui s’entre-dévorent ? »[17]. Cette passivité semble correspondre à l’expérience de Saint Augustin, aussi impuissant face à ses désirs. De cette passivité se dégage alors une certaine perception du Christ. Le Christ manichéen est surtout le « Jésus souffrant ». Le manichéen confond cette essence divine violée avec la partie bonne de chaque homme et identifie le destin de Jésus avec la sienne. Le manichéisme peut ainsi attirer des chrétiens …
Une religion prétendument efficace
De nature intellectuelle, la religion manichéenne promet donc au croyant qu’une fois éveillé à la « science des choses », il pourra contrôler totalement son esprit et sera alors capable de le délivrer. Elle lui enseigne qu’une partie de lui-même demeure irréductiblement sans souillure qu’un strict rituel peut conserver et fortifier. Par une morale simple et souple, elle développe une très grande confiance en soi. Elle semble concilier intelligence, expérience et conscience. Finalement, elle paraît suffisamment efficace pour unir l’homme et apaiser ses divisions internes, garantissant en lui une paix inaltérable … « S’il sait observer les signes il s’éveillera : ce qui en lui appartient à la nature lumineuse retournera à sa totale pureté, et la nature « étrangère » [du bien] qui réside temporairement dans son corps se dégagera de tous les dangers »[18].
Qui adhère au manichéisme ?
Le manichéisme s’est répandu dans tout l’Empire romain. Il touche en particulier les gens cultivés et les notables. A Carthage comme dans d’autres villes, il attire des païens et des chrétiens. Il est constitué de plusieurs groupes :
- des païens qui supportent mal l’essor du christianisme, l’autoritarisme de l’Église et la « barbarie » de l’Ancien Testament. Ils sont à la recherche d’une religion qui fait plus appel à la raison ;
- des chrétiens plus soucieux d’ascétisme et d’austérité ;
- des gens peu cultivés au cœur simple, que peuvent attirer les révélations et les mythes manichéens associé à un érémitisme héroïque.
Enfin la prise de conscience…
En poursuivant sa formation intellectuelle, Saint Augustin s’aperçoit rapidement que le manichéisme contredit ce qu’enseignent les savants de son temps. En rencontrant des manichéens radicaux, il se rend également compte qu’ils professent la doctrine sans discernement, sans aucun compromis. Saint Augustin est de plus en plus perplexe. Des questions restent sans réponse.
Le Baptême de Saint Augustin |
Il rencontre alors le plus célèbre des manichéens africains, Faust de Milève. Il est réputé pour sa science et pour ses activités missionnaires. Nouvelle déception. « Dès l’abord, je reconnus un homme qui ne connaissait pas la culture libérale, à part la grammaire, et encore n’en avait-il qu’une connaissance banale »[19]. Faust n’est guère intéressé par les subtilités de la doctrine, préférant insister sur un christianisme réformé. Certes il avait une certaine « facilité verbale qui plaisait et séduisait encore davantage par un heureux emploi de son talent et une heureuse grâce naturelle » mais las de ces thèses, il ne les trouvait pas « les siennes meilleures parce qu’elles s’exprimaient en un meilleur langage »[20]. Il sait distinguer la forme et le contenu de ses discours.
Saint Augustin se rend finalement compte de la pauvreté du manichéisme et de ses maîtres. La Sagesse tant recherchée ne peut puiser sa force dans cette religion prétendue rationnelle. Le manichéisme n’est qu’une gnose grossière bien éloignée des exigences qu’implique la recherche de la Vérité. Il apparaît ainsi bien dérisoire et pauvre pour un homme si épris de vérité qu’est Saint Augustin. La déception est profonde. « Je ne pouvais plus y faire aucun progrès »[21].
Conclusions
Comment le manichéisme a-t-il pu attirer Saint Augustin ? Cette religion avait tout pour le séduire : démarche en apparence rationnelle, réponse assez satisfaisante pour voiler ses tourments personnels, exotisme et nouveauté, moral simpliste associé à un ascétisme absolu. Le manichéisme peut donner du sens à son existence et au mal qui l’attise. Le Monde et son expérience personnelle lui sont devenus intolérables quand le christianisme lui apparaît désuet et discrédité, finalement bons pour les plus simples et les plus ignorants. Aujourd'hui encore, les religions et les idéologies en apparence cohérentes et solides, assez fortes pour répondre au mal-être ambiant, font face à un christianisme qu'on présente comme simplet et inefficace. Combat disproportionné…
Mais peu à peu, le manichéisme se révèle tel qu’il est : une mythologie bien éloignée de la rigueur philosophique et de la complexité de la vie intérieure. Si aux premiers contacts, il a pu apaiser ses inquiétudes, il s’est avéré finalement impuissant à élever la paix en son âme et à nourrir son intelligence. En approfondissant la doctrine manichéenne et sa formation intellectuelle, Saint Augustin a rapidement compris son erreur. « Aux yeux de la secte, il reste un auditeur, mais dans son intelligence et dans son cœur, Saint Augustin n’est plus manichéen »[22]. Il a compris que ce qui lui plaisait chez les manichéens, ce n’était pas le contenu de leurs discours mais leur art de discourir. « Sans aucun souci de m’instruire des vérités qu’il formulait, je n’avais d’oreilles que pour l’art avec lequel il formulait »[23]. Sa rencontre avec Saint Ambroise et l’approfondissement de sa formation lui font découvrir un autre visage du christianisme …
Références
[1] Allberry, Manichean Psalmbook, cité dans Peter Brown, La vie de Saint Augustin.
[2] Allberry, Manichean Psalmbook.
[3] Saint Augustin, Contre Fortuna.
[4] Catéchisme manichéen chinois dans A. Chavannes et P. Pelliot, Journ. Asiat., série XI, et cité par Peter Brown, La vie de Saint Augustin.
[5] Saint Augustin, Des deux âmes contre les Manichéens (De duabus animabus contra Manichaeos), 9.
[6] Saint Augustin, De duabus animabus contra Manichaeos, 9.
[7] Saint Augustin, Les Confessions, Livre V, Chapitre X, traduction par J. Trabucco, Flammarion, 1964.
[8] Les Confessions, Livre V, Chapitre XIV.
[9] Les Confessions, Livre V, Chapitre X.
[10] Michel-Irénée MARROU, Saint Augustin et le Manichéisme, 2003, éditions du Seuil.
[11] Julien Ries, La Bible chez Saint Augustin et chez les manichéens.
[12] Saint Augustin, cité dans Daniel-Rops, L’Église des temps barbares,1950, Fayard.
[13] Emile Gustave Marie Joseph de Stoop, Essai sur la diffusion du manichéisme dans l’Empire Romain, Faculté de Philosophie et de Lettre de l’Université de Gand.
[14] Saint Augustin, Des Hérésies, 46, 6.
[15] Allberry, Manichean Psalmbook.
[16]Les Confessions, Livre V, Chapitre X.
[17] Mary Boyce, The Manichean Hymn Cycle in Parthian, 1954.
[18] Chavannes-Pelliot, Journ. asiat., série X, 18, 1911 dans La vie de Saint Augustin de Peter Brown.
[19] Les Confessions, Livre V, Chapitre VI.
[20] Les Confessions, Livre V, Chapitre VI.
[21] Les Confessions, Livre V, Chapitre X.
[22] Julien Ries, La Bible chez Saint Augustin et chez les Manichéens.
[23] Les Confessions, Livre V, Chapitre XIV.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire