" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 19 décembre 2013

Déterminisme laplacien : hypothèse insoutenable

Laplace n’ignore pas les limites de la connaissance humaine mais les situe au niveau de l’impossibilité pratique. Plein d’enthousiasme devant les progrès déjà accomplis par l’astronomie et la mécanique, il est convaincu qu’une Intelligence supérieure serait capable de saisir toute la réalité. L'homme en est incapable et ses outils sont bien imprécis pour atteindre cette connaissance. Pour y remédier, Laplace songe à la science des probabilités. Elle permettrait de s'approcher de cette réalité selon un degré de certitude connu. La connaissance du Monde gagnerait ainsi en perfectibilité. Laplace considère néanmoins que l’homme peut atteindre en principe une certitude entière. Son déterminisme peut être qualifié d’exact.

Ainsi, pour répondre à l'impossibilité de connaître la réalité, Laplace fonde ses connaissances sur la science des probabilités. Elle ferait reculer notre ignorance et dépasser nos limites techniques en mesurant le degré d'approximation de nos connaissances et de nos observations. Elles permettent ainsi de théoriser et de mesurer notre degré d'ignorance. Il n’y a donc plus de certitude ou d’incertitude mais de degré de certitude. « Tout en reconnaissant les limites de notre connaissance, Laplace peut ainsi évacuer tout recours à des explications non mécaniques comme le hasard et la finalité »[1]. D’où la conclusion : « face à une question sur laquelle l’incertitude est manifeste, voire permanente, on peut et doit estimer la probabilité des hypothèses sans jamais pouvoir s’arrêter à l’affirmation d’un hasard » [1]. Ainsi Laplace donne à la Science l'objectif d'identifier en tout phénomène une certaine probabilité qui n'est que le reflet d'une vérité inatteignable en pratique, d'un véritable déterminisme inaccessible à l'homme.

Mais les probabilités ne sont-elles pas simplement un moyen de contourner le problème du hasard et de la finalité ? La question n’est pas simple. Il existe de nombreux discours sur les relations entre hasard et déterminisme, sur leur compatibilité ou incompatibilité. Nous n’allons pas nous attarder sur ce sujet fort complexe. Nous allons surtout montrer que la science des probabilités n'apporte rien au problème...

D'une manière certaine ou probable, Laplace considère le Monde parfaitement intelligible et descriptible. Faisons la remarque qu’il ne s’agit que du Monde observable, c’est-à-dire mesurable, au sens où seuls les phénomènes sont pris en compte. En dehors de ces faits, il n’y a point de réalité dans le Monde de Laplace. L’Intelligence supérieure que suggère Laplace aurait la connaissance totale et absolue de ce Monde, connaissance certes purement idéale mais formée des mêmes concepts qu’utilise la Science. Or ces concepts ont montré toutes leurs limites[2].

Selon la pensée scientifique dominante du XVIIIe siècle, il existe une chaîne de causalités commençant loin dans le passé et se poursuivant dans le futur. Selon toujours cette pensée, l’avenir est alors complètement déterminé par le présent comme le présent permet de reconstituer le passé. La connaissance parfaite du présent rendrait possible la connaissance du passé et du futur. La Science doit donc connaître la réalité et les lois qui la régissent. 

L’hypothèse de Laplace implique une chaîne causale parfaitement déterminée et connaissable en tout temps et en tout lieu. Elle rejette tout degré de liberté dans les phénomènes. Comment pouvez-vous alors discuter de Dieu et des lois scientifiques dans un cadre si étroit ? C’est peine perdue, discussion inutile, vouée à une incompréhension réciproque. De telles lois ne peuvent rien apporter à l’apologétique.


Si nous acceptons cependant de discuter dans un tel cadre, cela revient à considérer Dieu comme un horloger qui élabore une machine selon des règles immuables et parfaites pour l’abandonner ensuite à son destin. Cela revient donc à Lui enlever ici-bas toute action et finalement toute réalité. Le Monde est alors vidé de Dieu. Une telle conception de Dieu est contraire à l’idée même de Dieu et du christianisme. Comment Notre Seigneur Jésus-Christ peut-Il s’inscrire dans un Monde si réglé et si vide de Dieu ? Ce cadre si étroit permet toutefois de montrer l’existence de Dieu car toute chaîne de causes implique une cause initiale qui est issue de nulle cause - mais à quel prix ! …

Il ne s’agit donc pas de s’inscrire dans ce cadre de référence mais de montrer que ce cadre est faux au sens où il ne correspond pas à la réalité. Certes nous ne pouvons pas nier qu’il a été source de progrès dans l’ordre de la connaissance et qu’il a apporté de nombreux bienfaits incontestables. Nous ne pouvons pas non plus oublier les dommages qu’il a commis, y compris dans l’ordre de la connaissance. Mais le XXème siècle nous a montré que le déterminisme laplacien était erroné. En progressant dans l’ordre de la connaissance, la Science a elle-même découvert les limites de cette prétention. Nous ne pouvons ni reconstituer le passé, ni prévoir l’avenir en connaissant le présent…

Deux hypothèses sont fausses dans le déterminisme laplacien : 
  • le rejet de toute imprévisibilité ;
  • la prétention de pouvoir tout connaître. 
L’homme ne peut pas tout connaître par soi-même, non pas pour des raisons de capacité technique ou technologique mais par nature même des choses et de l’homme. 

Prenons un exemple classique. Des atomes d’uranium se décomposent naturellement en d’autres atomes au fur et à mesure que le temps passe. Or il est impossible de connaître à quel moment tel atome se décompose et quels atomes se décomposent en un intervalle de temps donné. Nous pouvons néanmoins estimer de manière macroscopique la composition du mélange au bout d’un certain temps par une loi statistique tout en étant incapables de connaître l’évolution d’un atome. L’imprévisibilité fait partie des lois de ce monde. 

Cette imprévisibilité n’est pas la manifestation de notre ignorance. Nous pourrions en effet l’attribuer à notre méconnaissance des règles. Elle est due à une certaine « liberté » inscrite dans le Monde, indépendante de nous. Plus ce degré de liberté est grand, plus l’imprévisibilité croit…

Incertitude de la localisation d'un électron
En outre, la réalité n’est accessible à l’homme qu’à travers ses sens et à des instruments qui augmentent considérablement ses capacités dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. Comme nous sommes dépendants de ses outils, nous le sommes aussi de leurs limites. Ce qui peut apparaître vrai à une précision d’ordre de quelques millimètres ne l’est plus à une dimension cent fois plus petite. Les lois de Newton sont ainsi fausses [3] à partir d’un certain moment. Elle laisse sa place à d’autres lois plus conformes. Toute mesure est donc une approximation de la réalité et non la réalité elle-même. Les probabilités ne font pas changer ce fait avéré. Elles le consacrent même. Nous pouvons tendre vers la réalité sans néanmoins l’atteindre. Les lois qui se fondent alors sur de telles mesures sont aussi justes que ne l’est la précision des instruments. Le modèle de Ptolémée était satisfaisant tant que les lunettes astronomiques ne sont pas venues le bouleverser. Certes une mesure de quelques centimètres peut nous suffire pour agir sur la réalité et ainsi répondre à notre besoin pratique. Dans ce cas, la finalité d'un modèle n’est pas d’atteindre la Vérité en elle-même mais d’agir sur elle. Alors pourquoi user de ce modèle pour proclamer une Vérité qui n’est pas ? Car une chose approximative ne sera jamais vraie quel que soit le degré de certitude ou d’incertitude que nous lui associons …


Principe d'incertitude dite d'Heisenberg
Si la Science montre à l'homme son incapacité de connaître parfaitement la réalité, elle nous montre bien plus encore : son impossibilité naturelle de la saisir dans sa totalité. Insistons sur ce point essentiel. Cette incapacité n’est pas d’ordre matériel, capacitaire ou encore technologique. Car plus l’homme s’approche de l’infiniment petit, plus ses capacités d’observer le Monde réagit avec le Monde lui-même. Les résultats d'une observation est dépendante de l'observation elle-même ! C’est pourquoi il n’est pas possible pour l’homme de localiser avec précision d’infimes particules. Dès qu’il pose son regard sur elles, sa trajectoire se modifie. Nous ne pouvons qu’évaluer de manière probabilistique leur localisation. 

En clair, l’observation intervient dans le phénomène que nous observons, ce qui signifie qu’il y a une interdépendance entre l’objet de la connaissance et le fait même de connaître. L’imprévisibilité est ainsi due à notre connaissance. Le scientifique ne peut donc espérer tout connaître car à un certain moment, il est acteur de ce qu’il observe. Ce qu’il peut percevoir de la réalité ne sera donc toujours qu’une approximation de la réalité. Seul un être qui n’agit pas avec la matière pourrait saisir parfaitement toute la réalité. Telle est sans-doute la grande découverte scientifique du XXème siècle…

Les hypothèses du déterminisme laplacien ne sont donc guère recevables. Les lois qui les suivent ignorent l’imprévisibilité qui règne ici-bas mais surtout l’incapacité fondamentale de l’homme de tout connaître dans l’ordre de l’observable. Le présent n’est donc pas parfaitement connaissable comme les phénomènes ne sont pas mus par une chaîne causale parfaitement connue et réglée d’avance. Le scientifique ne peut espérer connaître qu’une approximation de la réalité, dont la qualité dépend notamment de la précision de ses outils et de son intelligence. Il n’est donc pas de son pouvoir d’embrasser l’Univers dans sa totalité. Croire qu’il est possible à la Science d’acquérir cette capacité est une erreur fondamentale. Pourtant, certains scientifiques n’ont pas encore saisi cette Vérité si chèrement acquise par la Science elle-même. Ainsi une théorie de la connaissance qui veut espérer connaître notre Monde ne peut se contenter de la Science. Elle doit aussi s’appuyer sur d’autres sources de connaissance…

Si le déterminisme laplacien est aujourd'hui condamné, il ne faut pas en déduire à l’impossibilité d’atteindre une connaissance certaine. Le scepticisme est aussi condamnable (relativisme, déconstructivisme). Ce qui est condamnable dans le déterminisme laplacien est de croire que nous puissions connaître l’Univers uniquement par une démarche calculatoire et de le réduire à des phénomènes mesurables. L’hypothèse de Dieu reste une hypothèse crédible






Références
[1] François Pépin, Claude Bernard et Laplace : d’un déterminisme physique vers un déterminisme proprement biologique ? Revue Matière première, n° 2/2012 : Le déterminisme entre sciences et philosophie. 
[2] Voir Émeraude, novembre 2013, sur les notions de masses, de mouvement.
[3] Fausses au sens où les lois de Newton ne permettent plus d'expliquer des phénomènes observés.

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