" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 16 décembre 2013

Déterminisme laplacien

Quand le physicien français Pierre-Simon Laplace rencontre Napoléon, ce dernier étonné lui fit cette remarque à propos de son ouvrage Exposition du système du Monde (1796) : « M. Laplace, on me dit que vous avez écrit ce volumineux ouvrage sur le système de l’Univers sans faire une seule fois mention de son Créateur ». Il répondit : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse », ce à quoi Napoléon répondit à son tour « Ah ! C’est une belle hypothèse ; elle explique beaucoup de choses »[1].

Newton fait intervenir Dieu dans ses hypothèses afin de garantir la stabilité de l’Univers, stabilité que ses lois ne permettent pas de garantir [3]. Laplace montre au contraire que les lois de Newton suffisent pour se passer de Dieu. Il prétend qu’elles constituent le vrai système du Monde. « Il suppose […] que la forme actuelle du système solaire résulte d'un processus d'évolution, par le simple jeu des lois de la mécanique et de la gravitation, à partir d'une sphère de matière diffuse et homogène entourant le Soleil. Par là, l'ordre cosmique lui-même trouverait sa raison sans causes finales ni recours à une intervention divine »[4]. Il parvient à son objectif qu’est de « montrer que la stabilité des systèmes cosmiques observés peut être expliquée et prédite par la théorie newtonienne et par conséquent que l'ordre de l'Univers, quelle qu'en soit l'origine, se maintient indéfiniment par le jeu spontané des lois ».

Son objectif est encore plus ambitieux : démontrer que les lois sont capables de reconstituer le passé et de prédire l’avenir à partir du présent. C’est le déterminisme laplacien qui dominera les sciences jusqu'au XXème siècle.

Laplace a joué un rôle déterminant dans la Science. « C’est avec Laplace que le déterminisme devient proprement un cadre général pour pratiquer la science, penser la nature (du moins telle que notre connaissance la traite) et les normes idéales de la connaissance scientifique »[2]. 

Le démon de Laplace

« Nous devons donc envisager l'état présent de l'Univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé, serait présent à ses yeux »[5]. 

Laplace conçoit qu’une Intelligence capable de saisir la réalité sous forme de données calculables serait alors capable de concevoir avec certitude le passé comme le futur. La connaissance de la composition des éléments qui composent la nature et la connaissance de l’ensemble des forces qui s’exercent sur elle suffiraient à saisir la réalité passée, présente et future. Le déterminisme laplacien se place dans le modèle de Newton et dans un cadre mathématique dans lequel la nature est exprimable. 

L’Intelligence que mentionne Laplace n’est pas une Intelligence transcendante mais une Intelligence humaine supérieure à l’homme en termes de quantité et non de qualité. Si l’homme était capable de saisir avec précision la réalité telle que l’entend Laplace, il serait semblable à cette Intelligence. Laplace décrit bien un idéal auquel l’homme doit s’approcher. Tel est le but qu’il assigne à la Science. Il « produit alors une fiction théorique permettant de fournir un modèle idéal normant la recherche scientifique »[6]. 

Laplace voit dans les progrès déjà accomplis un reflet de cette Intelligence supérieure : « L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés, et à prévoir ceux que les circonstances données doivent faire éclore. Tous ses efforts dans la recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l’intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné ».

Les probabilités au secours de la Science

Laplace est en effet conscient des limites de la Science et de ses outils. L’Intelligence supérieure est inatteignable. « Les causes régulières des phénomènes sont le plus souvent ou inconnues ou trop compliquées pour être soumises au calcul ; souvent encore leur action est troublée par des causes accidentelles et irrégulières ». 

Mais la Science peut néanmoins parvenir à une certaine certitude grâce à la théorie des probabilités. L’action des « causes régulières des phénomènes […] reste toujours empreinte dans les événements produits par toutes ces causes et elle y apporte des modifications qu’une longue suite d’observations peut déterminer. L’analyse des probabilités développe ces modifications et assigne leur degré de vraisemblance »[7]. Laplace est persuadé que la connaissance du Monde progressera avec la science des probabilités. Par l’observation répétée des phénomènes, il est possible de déterminer les lois qui régissent la nature et donc de s’approcher de l’Intelligence supérieure. La théorie des probabilités est pour lui le moyen de réduire notre ignorance et d’améliorer notre connaissance de la nature : « observations et calculs sont au service d’un idéal d’intelligibilité rationnelle du monde »[8]. « Le rôle des probabilités sera de fournir un palliatif à cette ignorance en nous permettant d’en évaluer le degré à partir de ce que nous savons, et il est possible de le faire très exactement en mettant à profit, là aussi, les ressources de l’analyse par la théorie analytique des probabilités »[9]. Le Monde est réduit à des mathématiques…

Un Monde à la mesure de la raison

La connaissance du présent suffirait à connaître le passé et le futur. Telle est l’affirmation que nous retenons généralement du déterminisme laplacien. Contrairement à ce que nous avons pu penser, Laplace n’ignore pas les limites de la Science, limite qu’elle peut néanmoins réduire par la « science des probabilités ». 

Sachons d’abord reconnaître « cette idée obsolète de maîtrise absolue de la physique » [10]. L’hypothèse qu’une Intelligence supérieure, de même nature que celle de l’homme, soit capable « pour un instant donné » de connaître « toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent » est une hypothèse absurde. Ce n’est pas en effet une question de quantité mais de qualité. Une telle Intelligence, si elle existe, ne peut être semblable à la nôtre. Le Monde n’est pas totalement intelligible pour l'homme. Telle est l’erreur de Laplace. La raison humaine ne peut pas accéder seule à la connaissance complète du Monde…

Laplace « argue qu’il est possible de connaître les valeurs exactes des conditions initiales des problèmes et équations, qu’il est possible de connaître toutes les lois de la physique, de formuler exactement toutes les équations de mouvement, de résoudre les équations différentielles des systèmes non-intégrables, et enfin de prédire exactement le futur à l’aide d’expressions analytiques de forme fermée... Cette idée obsolète de maîtrise absolue de la physique contient implicitement la croyance que tout est prédictible »[11]. 

Expliquons brièvement ce que contiennent en réalité les hypothèses de Laplace. 

Elles supposent d’une part l’existence de lois scientifiques qui garantissent la régularité des phénomènes. Cela revient à affirmer que tous les phénomènes sont descriptibles au moyen des grandeurs de la Physique, c’est-à-dire à partir des notions et des concepts que manipule la Science. Or nous savons combien ces notions posent de difficultés…

Ces lois seraient universelles au sens où elles s’exerceraient sur tout point de l’Univers en tout lieu et en tout temps. Selon Laplace, tout phénomène est nécessairement produit par une cause ou par une série de causes : « nous devons donc envisager l'état présent de l'Univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre ». Et les mêmes causes produisent les mêmes phénomènes…

La sensibilité aux conditions initiales
Laplace s’oppose ouvertement aux causes finales et au hasard, « causes imaginaires » qui « ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l’expression de l’ignorance où nous sommes des véritables causes » [12]. Il se place dans un cadre de nécessitarisme absolu. Le hasard et les causes finales se rapportent à notre ignorance. Comme nous l’avons évoqué, la théorie des probabilités est, selon Laplace, un moyen de les supprimer…

Un Monde sous forme différentielle

La connaissance de l’état du Monde ne suffit pas si elle n’est pas exprimable par une formule mathématique qui intègre notamment le temps. En intégrant la durée, il est possible de prévoir l’avenir et de reconstituer le passé. 

Faisons une petite remarque. Dans le déterminisme laplacien, il y a confusion entre le temps et les phénomènes qui se déroulent dans le temps. En suivant le principe de causalité, nous ne connaîtrons pas le passé mais l’état antérieur d’un phénomène que nous observons dans le présent. 

Pour prendre en compte le temps, la loi doit être exprimée sous la forme d’équations différentielles. C’est une formulation mathématique qui détermine des relations entre des variations temporelles de grandeurs, dite différentielles, variations sur une durée très faible. Laplace considère donc possible que toutes les grandeurs physiques puissent être mises sous forme différentielle. 

Mais dire qu’à partir de ces équations différentielles, il est possible de prévoir l’avenir et de reconstituer le passé, cela revient à affirmer que ces équations différentielles sont intégrables, c’est-à-dire que nous sommes capables de déterminer les grandeurs physiques à tout instant à partir de leur variation temporelle. Or l’intégration d’une équation différentielle fournit une solution déterminée si nous connaissons ses conditions initiales, c’est-à-dire des grandeurs constituant l’état du système à un instant donné. « La formulation laplacienne du déterminisme possède, on le sait aujourd'hui, une contrepartie mathématique : le théorème d’existence et d’unicité des solutions des équations différentielles »[13]. 

Le déterminisme laplacien affirme donc que :
  • le Monde est descriptible au moyen de concepts scientifiques ;
  • la théorie des probabilités est capable de remédier à nos incertitudes et nos approximations ;
  • le Monde est un système régi par des lois universelles, toutes traduites en équations différentielles ;
  • l’ensemble de ces équations sont intégrables, c’est-à-dire admet une et unique solution ;
  • nous sommes capables de connaître l’État du Monde à un instant t, c’est-à-dire les conditions initiales des phénomènes.
Des hypothèses intenables…

Nous vous invitons, y compris les esprits les moins scientifiques, à méditer quelques instants sur ces hypothèses. Elles sont considérables. Certaines sont aujourd'hui reconnues comme étant fausses du point de vue scientifique et mathématique, comme l’hypothèse d’existence et d’unicité des solutions des équations différentielles. La situation est même plus complexe puisque les scientifiques ne sont pas faces à des équations différentielles mais à des systèmes d’équations différentielles, systèmes encore plus ardus à résoudre. Il est certes possible de déterminer des solutions mais au prix de simplifications qui éloignent définitivement le modèle de la réalité. Or ces simplifications ne sont pas quantifiables. La théorie des probabilités demeure impuissante puisqu'elle se définit à partir de faits observés et répétés, et non sur une abstraction de certains phénomènes.

Pourtant, Laplace n’ignorait pas ces difficultés. D'où vient alors l’erreur ? « C’est tout simplement dans le cadre d’une métaphysique matérialiste courante, que Laplace croit à la possibilité de la détermination des lois mathématiques de l’Univers, et qu’il affirme qu’une intelligence supérieure toute théorique, aux possibilités cognitives infinies, pourrait calculer tous les effets des lois de la Nature. Cette intelligence n’est pas censée posséder de qualités surnaturelles et en cela le déterminisme laplacien s’oppose au déterminisme antérieur théologique dans lequel l’intelligence omnisciente était tenue par Dieu »[13]. 

Le modèle dans lequel se place Laplace est un modèle censé remplacer le modèle théologique dans lequel se plaçait encore Newton. Comme il l’a affirmé à Napoléon, son but est d’exclure Dieu de son explication du Monde. Pour garantir un modèle viable en prenant en compte cette hypothèse, Laplace est alors dans l’obligation d’émettre des hypothèses encore plus fortes, aujourd'hui considérées irréalisables, c’est-à-dire hors de portée des Sciences et des hommes…


Références
[1]Anecdote célèbre souvent reprise dans de nombreux ouvrages, cité dans Introduction à la science moderne de Pierre Sagaut. 
[2] François Pépin, Introduction : Le déterminisme, le mot et les concepts, dans Revue Matière première, n° 2/2012 : Le déterminisme entre sciences et philosophie, éditions Matériologiques, materiologiques.com
[3] Voir Émeraude, novembre 2013, article « Dieu dans les lois de Newton ». 
[4] Michel Paty, Laplace, Simon (1749-1827) in Huisman, Denis (éd.), Dictionnaire des philosophes, 2ème édition, Presses Universitaires de France, Paris, 1993, vol. 2, p.1677-1679. 
[5] Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814. 
[6] François Pépin, Claude Bernard et Laplace : d’un déterminisme physique vers un déterminisme proprement biologique ? Revue Matière première, n° 2/2012 : Le déterminisme entre sciences et philosophie
[7] Amy Dahan Dalmedico, Le monde de Laplace : mathématiques, physique et déterminisme, CNRS, Centre Alexandre Koyré.
[8] Amy Dahan Dalmedico, Le Monde de Laplace : mathématiques, physique et déterminisme
[9] Michel Paty, La notion de déterminisme en physique et ses limites in Debru, Claude et Viennot, Laurence (éds.), Enquête sur le concept de causalité, Collection « Sciences, histoire et société », Presses Universitaires de France, Paris, 2003. 
[10] Eric Bois, Un déterminisme affranchi de la contrainte de prédictibilité, Université Nice Sophia-Antipolis, CNRS. 
[11] Eric Bois, Un déterminisme affranchi de la contrainte de prédictibilité
[12] Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814. 
[13] Amy Dahan Dalmedico, Le monde de Laplace : mathématiques, physique et déterminisme.

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