« J'ai donné dans les livres précédents les principes de la philosophie naturelle, et je les ai traités plutôt en mathématicien qu'en physicien, car les vérités mathématiques peuvent servir de base à diverses recherches philosophiques ». Contrairement à ses prédécesseurs, Newton introduit dans sa « philosophie naturelle »[1] des formules mathématiques. Depuis Newton, l’Univers apparaît au travers des mathématiques. Quelles en sont les conséquences pour notre représentation du Monde ?
Les mathématiques : un langage formel puissant
Grâces aux formules mathématiques, nous pouvons, en les combinant, découvrir de nouvelles formules donc de nouvelles lois qui elles-mêmes seront porteuses d’efficacité. Le modèle peut ainsi se développer hors de toute expérience. Le calcul est purement formel. Il consiste à obéir selon des conventions et à des lois logiques. Nous ne faisons que manipuler des symboles sans en connaître la signification physique en appliquant des règles données par les mathématiques. A la fin de nos manipulations, nous pouvons interpréter les résultats et en déduire d’autres lois. Ainsi, les lois sont déduites des calculs et non de l’expérimentation. Les expériences vérifieront a posteriori la validité des interprétations. Par dérivation d’une formule, la Science progresse plus rapidement dans sa vision du Monde.
Les mathématiques permettent aussi par quelques formules simples de systématiser et d’unifier une théorie complexe. La célèbre formule d’Einstein est sans doute l’une des formules célèbres les plus courtes et les plus puissantes de la Science. Grâce à la richesse des concepts utilisés, une formule condense un ensemble d’énoncés d’observations et d’interprétations en un unique énoncé théorique riche en sens.
Les mathématiques fournissent enfin un langage universel pour tous les scientifiques. Elles les dégagent de tout élément psychologique, culturel, politique qui peut « polluer » leur langue. Elles les affranchissent des faiblesses et de l’imprécision de leur langage naturel. Elles évitent aussi leurs ambiguïtés. Néanmoins, comme tout langage, les mathématiques ont aussi ses propres limites. N’oublions pas non plus : le langage mathématique est toujours accessible par le langage naturel. Nous ne pouvons pas faire autrement.
Insistons bien : les mathématiques sont un langage. La Science les utilise car elles lui correspondent et répondent bien à son objectif de modéliser le Monde. « Que peut saisir l’esprit humain à part les nombres et les grandeurs ? » s’interroge Kepler. Et encore une fois, c’est un langage efficace, capable d’exprimer des propriétés « naturelles » telle que la distance, le volume, le temps…
Mais « énoncer une loi sous la forme d’une relation mathématique, c’est faire abstraction du contenu physique de chacune des variables, et c’est donc oublier que les expériences qui ont permis de formuler la loi lui confèrent un domaine de validité, en dehors duquel d’autres mécanismes physiques peuvent entrer en jeu et conduire à des résultats et des lois très différents » [2].
Chaque loi exprimée sous forme mathématique n’est en effet valide que dans un cadre bien précis et formalisé. Le domaine de validité correspond à un ensemble d’hypothèses, parfois implicites ou dissimulées. Ainsi lorsqu’un discours scientifique semble s’opposer à notre foi, il faut avant tout considérer les conditions dans lesquelles évolue ce discours. C’est sur ces conditions que nous pouvons légitimement le remettre en cause.
Les mathématiques nous abstraient de la réalité et fausse notre perception des choses. Elles font en effet évoluer et manipuler des notions et des concepts, parfois très complexes, dans un Monde idéal, généralement simple. « Ces hommes partent d’une idée fondée plus ou moins sur l’observation et qu’ils considèrent comme une vérité absolue. Alors ils raisonnent logiquement et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en conséquence, à construire un système qui est logique, mais qui n’a aucune réalité scientifique … »[3].
Le Monde ainsi conçu peut ainsi ravir notre intelligence par la cohérence du modèle, par sa logique. Ce n’est pas finalement la Vérité qui nous attire mais le raisonnement. Combien de scientifiques se sont-ils égarés dans l’ivresse des raisonnements comme ce physiologiste que critique Claude Bernard : « cette foi trop grande dans le raisonnement, qui conduit un physiologiste à une fausse simplification des choses, tient d’une part à l’ignorance de la science dont il parle, et d’autre part à l’absence du sentiment de complexité des phénomènes naturels » [3].
Emportés par le discours et un raisonnement subtil admirablement bien mené, nous pouvons oublier les conditions et les hypothèses d’étude qui ont conduit à élaborer des formules au point de leur donner créance quand finalement le cadre dans lequel elles doivent évoluer leur donne peu de réalité. « C’est pourquoi nous voyons quelquefois des mathématiciens purs, très grands esprits d’ailleurs, tomber dans les erreurs de ce genre ; ils simplifient trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu’ils les font dans leur esprit, mais non tels qu’ils sont dans la nature »[3]. Ainsi il arrive que des théories scientifiques ne soient finalement que l’image d’une certaine conception du Monde…
Certes par les mathématiques nous extrayons des informations de la réalité pour travailler efficacement dans l’abstrait mais cette abstraction élimine de l’information. La Science élimine notamment tout ce qui n’est pas mesurable, manipulable. Elle dépend donc des instruments de mesure et de leur précision. La vision du Monde évolue ainsi au grès de la technologie. Elle élimine aussi tout ce qui n’est pas perceptible, c’est-à-dire l’immatérialité. Cependant, certaines théories acceptent des objets immatériels ou non quantifiables pour « sauver les apparences ».
Nous oublions ainsi souvent l’aspect profondément quantifiable de la Science. Dans un cadre général, un nombre reste un nombre mais dans un cadre scientifique, un nombre est plus qu’un nombre. Il porte en lui des informations supplémentaires telles que la précision des mesures. Un nombre lu dans un cadre scientifique n’a pas la même signification que dans un cadre purement mathématique.
Nous retrouvons aussi cette ambiguïté dans le langage informatique. Nous oublions parfois que ce langage a ses propres règles différentes de celles que nous employons dans les sciences ou dans notre vie quotidienne. Ainsi dans le langage informatique, nous ne pouvons pas raisonner selon les principes classiques de la logique. Par exemple, dans la vie réelle, une chose est vraie ou fausse. Le langage naturel est régi par cette loi logique. Dans le langage informatique, ce n’est pas vraiment le cas comme nous pouvons le constater le plus souvent à notre dépend : une chose est vraie, fausse ou ne fonctionne pas (« bug ») ou ne s’arrête pas (« plantage »). Oublier la spécificité du langage peut être source de graves erreurs de raisonnement…
Les mathématiques ne valident pas une théorie
Contrairement aux mathématiques, la cohérence et la logique ne suffisent pas à valider une théorie scientifique. Elle doit aussi « sauver les apparences », c’est-à-dire ne pas contredire des phénomènes observables ou mesurables. C’est pourquoi la cosmologie a évolué selon la qualité des observations astronomiques. Le modèle de Ptolémée n’a pas ainsi résisté au développement des lunettes astronomiques. Le Monde de Newton s’est aussi brisé sur des faits que ces lois ne pouvaient justifier.
Une théorie doit aussi être efficace. Elle doit permettre à l’homme de prévoir et d’agir sur la réalité. Newton a réussi à supplanter la cosmologie cartésienne par les découvertes issues de ses lois. Elle est encore utilisée en dépit de ses limites car elle reste efficace dans un cadre précis.
Enfin, contrairement aux mathématiques, une théorie est valable en Science lorsqu’elle est falsifiable, c’est-dire lorsqu’il est possible de concevoir une expérience pouvant la remettre en cause. Ainsi, l’évolutionnisme n’est pas une théorie scientifique car il est impossible de concevoir une expérience pour la réfuter.
Les mathématiques permettent donc aux scientifiques de développer efficacement des théories en s’abstrayant de la réalité mais elles-seules ne suffisent pas pour les valider et les faire imposer. Elles ne sont qu’un support à la réflexion, un moyen de l'enrichir, une synthèse pratique et efficace d’un travail complexe, un moyen de développer une théorie en dehors des contraintes expérimentales. Mais elles ne doivent pas nous faire oublier les conditions dans lesquelles une formule mathématique est viable. Les mathématiques apportent à l’homme une capacité supplémentaire pour représenter un monde simplifié. Elles apportent la puissance de son formalisme sans néanmoins apporter à la théorie une preuve de véracité… La Science aura toujours besoin d’une vérification…
Évitons alors que le prestige des mathématiques « infecte » les sciences et biaise ainsi notre perception du Monde. « Parmi toutes les sciences, les mathématiques jouissent d’un prestige particulier qui tient à une raison unique : leurs propositions ont un caractère de certitude absolue et incontestable, alors que celles de toutes les autres sciences sont discutables jusqu’à un certain point et risquent toujours d’être réfutées par la découverte de faits nouveaux »[6].
C’est en remettant à leur place les éléments constituant une théorie scientifique qu’il est alors possible d’user à bon escient les découvertes scientifiques, en particulier pour s’opposer aux discours scientistes ou pour apporter à notre foi des motifs de crédibilité pertinents…
Références
[1] Termes autrefois utilisé pour désigner ce que nous appelons la physique.
[2] Pierre Sagaut, Introduction à la pensée scientifique moderne, Institut Jean Le Rond d'Alembert, Université Pierre et Marie Curie, cours de culture générale, Licence, 2008-2009.
[3] Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.
[6] Einstein, La géométrie et l’expérience, cité dans Tiekoura Levi Hamed, La philosophie des mathématiques et celle des sciences, 10 mai 2009.
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