" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 30 décembre 2012

La douloureuse question de l'autorité dans l'islam

A la mort de Mahomet, son successeur, Abu Bakr, doit affronter des rebellions avant de partir conquérir des terres (1). Cette période de sécession, faite de guerres, de tractations et de diplomaties, est appelée « rida », c'est-à-dire apostat. Mais, avant de retrouver l'unité si rapidement perdue, les disciples de Mahomet doit résoudre un problème encore plus critique. En effet, rien n'est prévu pour sa succession. Nous pouvons être frappés de cette imprévoyance de la part d'un prophète. Nous avons déjà été surpris de la même imprévoyance dans la transmission et la sauvegarde de sa doctrine religieuse. Tout fait finalement penser que rien n'était prévu pour que l’œuvre de Mahomet se poursuit après sa mort. Il n'a jamais vraiment songé à l'avenir. Or, cette imprévoyance est lourde de conséquences. Elle donnera lieu à la première « fitna », c'est-à-dire au premier désordre de l'islam, encore visible aujourd'hui. Nous pourrions l'appeler aussi la plus grande division de la communauté musulmane. 

Comment choisir le successeur de Mahomet ? Telle est la question que se posent les « musulmans » quand leur prophète meurt en 632 à Médine. Aucune de ses paroles ne précisent les conditions de succession. Nous permettons de rappeler que le Coran n'est pas retranscrite à cette époque. Il n'existe donc que dans la mémoire de ses compagnons. Or, tous sont muets à ce sujet. Le Coran aujourd'hui demeure encore silencieux sur ce point. L'autre difficulté est l'absence d'héritier mâle. Il n'est donc pas possible de transmettre son autorité à un descendant. 


Finalement, les compagnons de Mahomet se réunissent et choisissent Abou Bakr. Ce dernier est un de ses fidèles compagnons de première heure, qui a vécu l'exil de La Mecque. En outre, Mahomet, affaibli, l'aurait désigné pour dire la prière à sa place. Il appartient en outre à la noble tribu de Mahomet. Ainsi Abu Bakh est choisi comme « khalife », c'est-à-dire « successeur ». 

Mais, en 634, Abou Bakh meurt à son tour. La question de la succession se repose. Les compagnons survivants de Mahomet se retrouvent de nouveau pour choisir un autre calife. Mais, les compagnons sont moins nombreux. Certains sont morts dans les combats qui ont opposé les « musulmans » et les rebelles. Avec eux, une partie de la mémoire des premiers temps de l'islam disparaît. Or, c'est à partir de cette mémoire que le Coran et les hadiths seront écrits plus tard. Leur disparition oblige alors les premiers califes à écrire le Coran avant que ne succombent les derniers compagnons de Mahomet. Nous en déduisons donc nécessairement que le Coran ne peut qu'être incomplet. Certes, les compagnons morts ont pu transmettre et écrire ce qu'ils ont entendu mais au moment de la transcription du Coran, ils n'étaient pas présents pour juger... Revenons à notre sujet. Le choix de la succession se porte sur Omar. Il présente les mêmes qualités que celles de son prédécesseur. 

Les deux premiers califes sont très respectés. Ils répriment sans trop de difficultés les tribus qui s'agitent avant de se lancer dans la conquête des richesses du monde. C'est en leur nom que les généraux gouverneurs maintiennent l'ordre dans chaque région conquise, disent la prière du vendredi, lèvent le tribut auprès des infidèles et la dîme auprès des musulmans. Leur prestige est grand. 

Certes, leur succession n'est pas unanimement reconnue. Il existe une faible contestation sur la légitimité de leur élection. Abu Bahr est considéré par certains comme usurpateur imposé par Omar avant qu'il ne prenne lui-même la tête des tribus. On lui reproche aussi les sanglants exploits d'un de ses généraux, Khâlid ibn al-Walîd, responsable du massacre d'une tribu. 

Othman est le troisième calife, Mais, le prestige du calife commence à se dégrader. Médine et La Mecque se jalousent. Othman représente plutôt la seconde quand ses prédécesseurs étaient attachés à la première. Il est aussi accusé de nombreux maux : destruction des versions successives du Coran pour imposer la sienne, établissement d'une aristocratie, accaparement du pouvoir au profit de son clan, la « Banu Umayya ». Il nomme ses membres à la tête des provinces conquises. Enfin, avec ses proches, il mène une vie luxueuse, profitant des richesses de la conquête. Il est finalement assassiné en 656 lors d'une révolte à Médine. Les révoltés et les partisans d'Othman proclament alors Ali comme nouveau calife... 


Ali est le gendre du prophète, gros homme sans bravoure et sans caractère. Il appartient au clan des Hachémites (« Banu Hashim »), rivales de celui des Omeyyades (« Banu Umayya »). Leur rivalité existe bien avant la naissance de Mahomet. Ali revendique le califat sous prétexte de ses liens de sang avec Mahomet et de l'élection divine dont bénéficie sa famille. 

Rapidement, Ali doit faire face à un ennemi acharné en la personne d'Aïcha, une des épouses de Mahomet. Deux proches parents de Mahomet quittent Ali pour la rejoindre. En effet, ils prétendent avoir autant de droits que lui au califat. Ensemble, à la tête d'une petite armée, ils affrontent Ali dans la bataille dite du chameaux mais ils échouent et meurent... 

Puis, Ali se heurte à l'opposition du gouverneur de Syrie, Moawiya. A peine arrivé au pouvoir, il demande à certains des membres du clan Omeyyade de quitter leur poste de gouverneurs. Moawiya refuse de se soumettre. Mais, Ali apparaît vite faible, notamment dans sa répugnance à venger le meurtre d'Othman. On finit par l'accuser d'en avoir été l'instigateur. Moawiya en profite. Il demande vengeance. 


Ali et Moawiya s'affrontent dans la bataille de Sifin en 657 pendant plusieurs mois. Le combat est indécis et s'enlise. Des représentants d'Ali et de Moawiya se rencontrent pour trouver un compromis. Selon certaines sources, les négociations échouent mais le représentant de Moawiya semble comprendre qu'Ali est démis de ses fonctions (2). Selon d'autres, Moawiya aurait été nommé calife (3). Au lendemain de cet arbitrage, aucune solution n'est trouvée. Au contraire, la situation s'empire... 

Mais, la situation d'Ali est plus difficile. En effet, selon une rumeur, Ali aurait démissionné lors de l'arbitrage. Une partie de ses partisans fait alors sécession et se retourne contre leur ancien chef. Ce sont les kharidjites. Ali les écrase, ce qui achève encore de le discréditer. Moawiya apparaît de plus en plus comme le seul chef capable de ramener l'ordre et l'unité. Son prestige ne cesse de grandir. Finalement, en 661, Ali est assassiné par un kharidjite. Les fils d'Ali reprennent le combat. Mais, les uns après les autres finissent par abdiquer ou par être assassinés. 

En 680, Moawiya meurt, son fils Yazid lui succède. La succession devient alors héréditaire. La dynastie des Omeyyades est née. Cette succession fait naître une forte opposition, menée par Hussein, un des fils d'Ali, et par un compagnon du prophète, Abd-Allah Ibn Al-Zubayr. A Kerbala, Yazid massacre la famille d'Ali. Pour les partisans d'Ali, cette ville deviendra un lieu de pèlerinage... Mais, pendant de nombreuses années, les califes omeyyades devront combattre des descendants d'Ali, toujours prétendants au califat, jusqu'au jour où une nouvelle dynastie, celle des Abbassides, viendra la supplanter... 

Durant le conflit entre Ali et Moawiya, l'islam apparaît divisé entre plusieurs tendances
  • les « vieux-musulmans ». Ils tentent de maintenir la communauté musulmane telle que Mahomet l'a organisée, une communauté essentiellement religieuse ; 
  • les partisans d'Ali, les chiites (4). Ils pensent que la famille de Mahomet a une vertu particulière, et revendiquent donc pour son gendre et sa famille l'héritage spirituel du prophète pour guider la communauté (5). Ils prêchent l'apparition imminente d'un mahdi qui viendra rétablir le règne de la justice ; 
  • les kharidjites, « ceux qui sont sortis de la lutte ». Ils pensent que la conduite d'Ali, lors de l'arbitrage, a disqualifiée lui et sa famille et donc que tout croyant sincère et pieux est qualifié pour succéder au prophète à la tête de la communauté. Ils se réfugient aux confins de la Mésopotamie et envoient des missionnaires pour gagner des adeptes ; 
  • le parti des « jeunes musulmans », des politiques, qui ont pris goût aux pouvoirs et qui veulent organiser un État. 
La division de la communauté musulmane s'explique aussi par des changements de pouvoir entre différents pôles du jeune empire. L'accession de Moawiya au califat conduit à élever Damas au rang de capitale de nouvel empire. L'Arabie perd désormais un rôle politique tout en maintenant néanmoins son rôle spirituel. Pour contrebalancer probablement son autorité religieuse, les Omeyyades construisent le dôme du rocher sur l'esplanade des mosquées à Jérusalem qui deviendra un lieu de pèlerinage. 

Le déplacement du pouvoir à Damas n'est pas anodin. Le calife est désormais installé au centre des anciennes civilisations orientales. Il en subit naturellement l'influence. Progressivement, en effet, soucieux aussi d'organiser le nouvel État, les Omeyyades adoptent les traditions des empires orientaux : caractère absolu et personnalisation du pouvoir, mise en place d'une cour selon la pompe byzantine, mécénats artistiques, luxures, … Les califes finissent par s'éloigner de la communauté musulmane. Dans les provinces orientales (Iran, Irak), ils doivent faire face à des révoltes continuelles. En 750, ils seront finalement remplacés par les Abbassides, c'est-à-dire par des Iraniens. Ce sera la fin de la domination arabe au profit des non-arabes... 

De ces conflits interminables, nous pouvons conclure trois points essentiels. 

Derrière ce problème de succession, se révèlent de nouveau le problème de la notion d'autorité dans l'islam. Cette autorité cumule deux fonctions, religieuse et politique. Le calife est en effet le guide religieux de la communauté dont il doit assurer l'unité. Il est aussi le gardien de la religion. Le calife est également le chef chargé de diriger l'empire, de le défendre et de l'administrer. La querelle des successions n'est donc pas seulement d'ordre politique mais aussi religieux. Or, nous savons qu'un schisme aboutit souvent à une hérésie. Les chiites et les kharidjites développeront naturellement une doctrine et une conception de l'islam propres. 

Le fondement de l'autorité politique et religieuse de l'islam n'est aucunement défini dans l'islam. Est-il élective ou héréditaire ? Dépend-il de ses liens avec le fondateur ou de ses qualités de croyants ? L'absence d'autorité dûment et clairement définie par Dieu ne peut conduire qu'à des désordres et à des divisions. Certes, l'histoire du christianisme montre qu'elle n'est pas une condition suffisante pour garantir la paix et l'unité mais elle révèle aussi qu'elle est amplement nécessaire. 

Enfin, seuls le prestige et la force ont garanti le pouvoir des califes. Sans crédibilité, ils finissent par succomber. Othman est apparu affaibli et donc contesté. C'est parce qu'Ali a été perçu comme faible qu'il n'a pas pu se maintenir sur le trône. Moawiya est apparu l'homme fort de la situation, le seul capable de garantir l'unité et la force de l'empire aux yeux des « notables ». Le prestige soutenu par la force reste le seul garant de l'autorité politique et religieuse auprès de la communauté musulmane. Malheurs aux faibles !... 





1. Émeraude, novembre 2012, article « La conquête arabe ». 
2. Lisa Romero, article « Califat : origine, rôle et évolution dans l'histoire », publié le 14 janvier 2011, sur le site Les clés du Moyen-Orient
3. Ralph Stehly, professeur d'histoire des religions, université Marc Bloch, Strasbourg, article « Abû Bahr ». 
4. Chiisme ou shi'ite vient de « shiat Ali » qui signifie « partisan d'Ali ». 
5. Les chiites sont eux-mêmes divisés entre plusieurs tendances selon le nombre d'imams qu'ils reconnaissent. On appelle imam les descendants d'Ali.

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