Depuis
au moins le XVIIIe siècle, notre manière de penser a prodigieusement évolué.
Contrairement aux siècles passées, la Science ne consiste plus à connaître et à atteindre l’objectivité,
c’est-à-dire la vérité, une vérité immuable, mais à fonder la connaissance et
par conséquent à juger de la pertinence et des limites de la connaissance. La
remise en cause de la connaissance objective n’a cessé de croître au point de
former des systèmes philosophiques solides qui apparaissent
aujourd'hui comme les seuls valables et légitimes. Cette
contestation n’est pas nouvelle. L’histoire de la pensée nous montre que depuis l'antiquité, la
philosophie a souvent évolué entre deux pôles, entre le scepticisme et le
dogmatisme.
Au moment de la naissance des nouvelles théories de la connaissance, le scientisme
dévastateur tentait d’imposer son ordre au détriment de la foi et de toute
religion. En rejetant cette prétention, Hume a alors pu apparaître aux yeux de certains
chrétiens comme un précieux allié. Mais la remise en cause des connaissances
scientifiques a abouti à un drame intellectuel. Elle a atteint toute forme de
connaissance. Ce scepticisme a en effet débordé les sciences pour atteindre
toute connaissance, y compris religieuse, d’où les remises en cause de
l’enseignement de l’Église et des vérités de foi.
Dépassant
le scepticisme de Hume et rejetant le dogmatisme ambiant, Kant a encore été
plus redoutable avec sa « révolution
copernicienne ». La vérité ne tourne plus autour de l’objet de la
connaissance mais autour de l’être raisonnable. Le fondement de la connaissance
ne se base plus sur les choses en elles-mêmes, devenues inconnaissables, mais
sur celui qui connaît et pense, c’est-à-dire sur l’homme qui raisonne. Certes
les choses en soi existent. Kant ne rejette pas la réalité. Mais cette réalité en
soi est inconnaissable. Kant a ainsi érigé deux mondes, celui des
représentations et celui des choses en soi, l’un objet de toute science,
l’autre inconnaissable et donc inutile à chercher à connaître. Des philosophes
du XIXe siècle finiront alors par supprimer le monde des choses en soi. Est ainsi réel ce qui nous est utile. La réalité a donc fini par se confondre avec nos
pensées. Aujourd'hui ne subsiste plus le monde des phénomènes. L’être
raisonnable est finalement créateur de la réalité. Une des révolutions du
XVIIIe siècle est donc d’avoir centré la pensée sur le rôle législateur de
l’homme en tant que législateur de la connaissance puis au siècle suivant sur
son rôle créateur en tant que créateur de la réalité.
La
question fondamentale revient alors à connaître les lois qui lui permettent de légiférer
ses connaissances et de construire le monde dans lequel il croit vivre. Se
développe alors un ensemble de systèmes qui tentent de les identifier et de
les décrire. L’important ne réside plus dans la vérité objective, universelle, éternelle
mais dans l’élaboration de nos idées et de nos connaissances. Il ne s’agit plus
de savoir ce qu’est l’être mais comment l’être devient puis comment il se
construit et se déconstruit dans l’homme raisonnable et donc dans la réalité.
Le devenir [1] est alors
devenu le centre de toute préoccupation intellectuelle. Or il n’y a pas de
devenir sans passé où s’élabore cette construction, sans présent où elle se
fige et devient visible, sans avenir où elle poursuit son évolution. Le temps
est finalement au cœur de la pensée moderne.
Si
Kant a en effet donné de l’importance à la notion du temps en le considérant
comme forme de toute connaissance avec l’espace, Hegel lui a donné une
importance inégalable. La pensée comme la réalité, les deux étant confondues,
ne peuvent évoluer que parce qu’il y a du temps. Les existentialistes, qui
s’opposent à l’idéalisme et à toute négation de la réalité existentielle, renforcent à
leur tour la notion du temps car il est inhérent à toute existence. Que serait
aussi l’évolutionnisme, ce poison de la pensée, sans l’idée du temps, d’un
temps créateur ?
La
notion du temps est donc essentielle de nos jours, y compris pour la
défense de la foi. Comment en effet parler de Dieu et des vérités de foi si les
pensées et les objets sont soumis au joug du temps, c’est-à-dire au
devenir ? Toute idée et toute réalité sont enfermées dans le temps qui naît
et disparaît sans cesse. Rien n’est durable dans un tel système. Tout se
dissout et s’évanouit. Que devient la certitude ? Que devient l'éternité ? C’est le temps de l’incertitude et
de l’inconstance. Or la foi s’appuie sur une permanence, celle de Dieu…
Mais
il n’y pas de temps sans passé. Si le temps est créateur, s’il est l’élément
fondamental de notre propre réalisation et de nos connaissances, s’il est forme
de notre réalité, le passé est alors porteur de sens. Seul le passé nous permet
de connaître les lois tant recherchées. La connaissance du passé est finalement
centrale dans la connaissance. C’est par cette connaissance que nous cherchons
à élaborer les lois de la pensée et de la réalité. Elle-seule donne finalement légitimité
et validité. L’histoire est donc connaissance et socle de toute connaissance.
Elle ne sert pas simplement à comprendre le présent en identifiant les
différentes actions qui se sont enchaînées dans le passé pour arriver au
présent mais elle sert aussi à construire les lois du devenir, notamment à
percevoir la dialectique créatrice qui se développe dans le temps.
Clio ou la muse de l'histoire |
Cependant,
en réaction contre cette idée que l’être se construit dans une dialectique sans
fin, des penseurs ont souligné la permanence des choses non pas au sens de
l’être mais de l’essence, définie comme l'ensemble des caractéristiques sans lesquelles
l’être n’est plus. L’essence assure la continuité de l’être dans le flux du
temps. Le temps est vu certes comme un écoulement créatif mais il n’y a point
de rivière sans lit. Par conséquent, selon cette pensée, l’histoire a une
grande vertu, celle d’identifier l’essence des choses. Par l’étude du passé, il
est possible de découvrir ce qui ne change pas au grès des époques. Une chose
est alors dite vraie si elle possède en elle ces caractéristiques. La vérité
n’est donc accessible qu’au travers de l’histoire.
La
notion du temps a un rôle extraordinaire dans notre monde contemporain, rôle qui se transmet à
l’histoire en tant que connaissance du passé. Ainsi dès le XIXe siècle, elle
gagne un statut fondamental dans l’ordre de la connaissance non pas comme objet
de connaissance mais construction de connaissance. Elle s’introduit ainsi dans
toute forme et mode de connaissance : histoire des sciences, histoire
sociale, histoire de la pensée, histoire des dogmes…
Quelle
est la valeur de cette connaissance ? Car elle-même n’échappe pas à l’idée
qui l’a fait naître. Certes, cette critique a été lente. Aux premiers temps, exaltée
et enthousiaste dans son nouveau rôle, elle a cru détenir la vérité, imposant
ses vues sans prudence. Le christianisme l’a subie outrageusement. Mais
progressivement, elle-aussi objet de connaissance, elle a fait l’objet de critique. L’essence des êtres comme permanence de l’être
n’est pas non plus connaissable. Nous revenons de manière tragique au kantisme.
La connaissance des choses en soi n’est pas connaissable. Ainsi voyons-nous
dans ces dernières années la critique de l’histoire puis la critique de la
critique. Le temps ne laisse rien au repos…
Telles
sont les premières conclusions auxquelles nous nous sommes parvenus après de
nombreuses études sur différentes formes d’évolutionnisme. Le darwinisme, le
theillardisme et tant d’autres doctrines ou idéologies nous apparaissent plus
clairs. Les difficultés que rencontre l’Église prennent aussi un autre visage.
Il y a eu une véritable rupture dans la manière de concevoir et de connaître les choses. Tout
passe désormais sous le joug du temps considéré comme loi créatrice. L’important n’est plus de
saisir l’être tel qu’il est mais cette créativité qui devient finalement la
raison d’être de toute chose. Or rien ne dure sans permanence. Les notions
d’autorité, de vérité, de foi perdent tout sens. Car avec le temps, tout
devient relatif. Tout passe...
Pour
confirmer notre intuition et approfondir nos pensées, nous allons donc dans notre essai apologétique nous pencher vers l’étude du temps ...
Note
[1] Le devenir impose aussi l’idée de disparition. L’idée de construction est inséparable de l’idée de déconstruction.
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