" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 20 novembre 2014

Voltaire et les Mémoires de Meslier, attaque contre le christianisme


Au début du XVIIIe siècle, Meslier a laissé avant de mourir un testament qui s'attaque à la religion et à toute idée de Dieu. Il a donné lieu à de nombreuses versions, notamment celle de Voltaire que nous allons traiter dans cet article à partir d’un texte fourni par le Cégep, le collège d'enseignement et professionnel  de Chicoutimi au Canada[1]. Rapidement, en le lisant, nous reconnaissons le style claire et limpide du célèbre polémiste, son ton cinglant et ironique, son verbe destructeur. Le texte synthétise admirablement ses pensées théistes, antichrétiennes et anticléricales. Il s'écarte profondément du testament athée de Meslier tout en utilisant ses arguments.



Une attaque antichrétienne et anticléricale virulente
L’ouvrage est accusateur et sans complaisance à l’égard des évêques et des prêtres. Cupides et imposteurs, ils sont accusés d’abuser de l’ignorance et de l’« aveugle piété » de leurs paroissiens pour maintenir les mensonges et s’enrichir à leur dépend.
Suivant un rythme rapide et une lecture assez claire, les paragraphes s’enchaînent facilement et parfois se concluent frénétiquement par des paroles assassines : « quelle pitié et quelle démence ! » ; « cela n'est pas croyable » ; « quelle pitoyable contradiction ! » ; « qui ne rirait d'une si ridicule doctrine ? » ; « quel abominable galimatias ! »…
L’ouvrage est plus rempli de pics et d’ironies que de démonstrations et de raisonnements sérieux. La mauvaise foi est permanente. Ainsi pour ridiculiser le christianisme, Voltaire replace certaines scènes bibliques dans le contexte du XVIIIe siècle puis interroge le lecteur sur leur véracité. Placé dans une telle situation, le lecteur ne peut que l’approuver. Les exemples sont aussi suffisamment bien choisis. Toutefois la force de Voltaire ne réside pas dans la mise en scène proprement dite. Elle repose essentiellement dans la suggestion.
Nous sommes finalement en présence d’une démolition systématique et satirique du christianisme. Il est la continuité des œuvres polémiques et scandaleuses de Voltaires et des autres philosophes dits « des Lumières ».

Opposition à toute foi, à toute « créance aveugle »
L’ouvrage ne cesse d’affirmer que la religion est fausse car elle se fonderait sur un « principe d’erreur », c’est-à-dire sur la foi, « une créance aveugle ». Or « il est évident qu'une créance aveugle de tout ce qui se propose sous le nom et l'autorité de Dieu est un principe d'erreurs et de mensonges. »
 Dieu ne pourrait user d’un tel moyen pour se faire connaître. « Or il n'est pas croyable qu'un Dieu tout-puissant, infiniment bon et sage, voulut se servir d'un tel moyen ni d'une voie si trompeuse pour faire connaître ses volontés aux hommes : car ce serait manifestement vouloir les induire en erreur et leur tendre des pièges pour leur faire embrasser le parti du mensonge. Il n'est pareillement pas croyable qu'un Dieu qui aimerait l'union et la paix, le bien et le salut des hommes, eut jamais établi, pour fondement de sa Religion, une source si fatale de troubles et de divisions éternelles parmi les hommes. Donc des Religions pareilles ne peuvent être véritables, ni avoir été instituées de Dieu. » En un mot, la foi serait principe d’incertitude et de trouble.
A la foi, l’ouvrage oppose la raison seule capable d’atteindre la certitude. Ainsi elle-seule serait en fait le seul mode de connaissance valable. Ce ne serait donc que par la raison que Dieu peut se faire connaître. La religion qui ne s’appuierait que sur la foi serait donc fausse et mensongère. La question est donc de l’ordre de la connaissance.
Un ouvrage antichrétien




Toutes les attaques se concentrent en fait sur la religion chrétienne. Le christianisme n’apporterait aucune preuve de véracité. Il ne serait que mensonge et fausseté. Certes l’ouvrage utilise souvent des exemples païens mais il les utilise pour montrer que le christianisme emploie les mêmes procédés erronés ou malhonnêtes. Cependant, il semble absoudre le paganisme quand il accuse le christianisme. 
Il rappelle que les chrétiens justifient leur foi en exposant des « preuves » comme font aussi les païens. L’ouvrage met en effet en parallèle les païens et les chrétiens pour les confondre. Les païens ont aussi justifié leurs religions par des prophéties, des visions, des inspirations. « Par quelle règle certaine connaîtra-t-on qu'il faut ajouter foi à ceux-ci plutôt qu'aux autres ? Il n'y en a certainement aucune raison vraisemblable. »
Après avoir relativisé la véracité des « preuves », l’ouvrage examine les motifs de crédibilité traditionnels du christianisme. Pour les réfuter, il les ridiculise et souligne leur manque d’originalité au regard du paganisme. Le christianisme ne serait finalement que la piètre continuité du paganisme…
Une attaque systématique des motifs de crédibilité
Le christianisme n’apporterait en outre aucune preuve réelle de son origine divine. L’ouvrage refuse en effet toute efficacité aux motifs de crédibilité classiques qu’enseigne l’Église. Il énumère une suite d’exemples qui ont pour but de montrer toute leur limite et leur fausseté. Il souligne presqu’à chaque ligne l’irrationalité du christianisme, son absurdité et sa grossièreté indigne d’un Dieu tel qu’il le conçoit. Tout cela ne serait pas « croyable ». Des exemples de la Sainte Écriture sont mis en exergue pour en souligner la stupidité. « On verra qu'il n'y a aucune érudition, aucune pensée sublime, ni aucune production qui passe les forces ordinaires de l'esprit humain. Au contraire on n'y verra, d'un côté, que des narrations fabuleuses ». Ses accusations portent aussi sur le judaïsme.
Certes, il voit de temps en temps de bons principes dans la Sainte Écriture mais aussitôt il les compare aux païens pour affirmer que les auteurs antiques dépassent de loin les auteurs inspirés. « D'ailleurs, combien les auteurs qu'on nomme profanes, Xénophon, Platon, Cicéron, l'Empereur Antonin, l'Empereur Julien, Virgile, etc., sont-ils au-dessus de ces livres qu'on nous dit inspirés de Dieu ! »
Reprise d’objections classiques
Généralement, l’ouvrage montre qu’il n’est point possible d’attribuer la Sainte Bible à Dieu tant elle s’oppose à l’idée même de Dieu. Elle serait bourrée de fautes, de contradictions, d’incohérences. « Ce qui fait encore voir que ces sortes de livres ne peuvent venir d'aucune inspiration Divine, c'est qu'outre la bassesse et la grossièreté du style, et le défaut d'ordre dans la narration des faits particuliers qui y sont très mal circonstanciés, on ne voit point que les auteurs s'accordent ; ils se contredisent en plusieurs choses ; ils n'avaient pas même assez de lumières et de talents naturels pour bien rédiger une histoire. »
Comme Celse et Porphyre, l’auteur s’attache aussi à montrer le peu de considérations que nous devrions avoir à l’égard des Apôtres et de leurs disciples. Ils ne méritent que mépris. Il rappelle en effet leur pauvreté et leur ignorance. Ce sont des « gens de la lie du peuple ». Contrairement aux religions païennes, ils ne sont guère recommandables. Ce ne sont que des imposteurs. L’auteur reprend une vieille légende antique selon laquelle Moïse aurait appris l’art de la magie des Égyptiens et aurait ainsi abusé de la crédulité des Hébreux.  « Mais ce qu'il y a en cela de plus ridicule dans le Christianisme que dans le paganisme, c'est que les Païens n'ont ordinairement attribué la Divinité qu'à de grands hommes, auteurs des arts et des sciences, et qui avaient excellé dans des vertus utiles à leur patrie ; mais nos Déichristicoles, à qui attribuent-ils la Divinité ? A un homme de néant, vil et méprisable, qui n'avait ni talent, ni science, ni adresse, né de pauvres parents, … » Tout cela n’est qu’une reprise des arguments païens

L’ouvrage reprend encore le vieil argument de l’inconvenance de la Passion et de la Mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Mais les hommes n'étaient-ils pas bien fous et bien aveuglés de croire faire honneur à Dieu de déchirer, tuer et brûler ses propres créatures, sous prétexte de lui en faire des sacrifices ? Et maintenant encore, comment est-ce que nos Christicoles sont si extravagants que de croire faire un plaisir extrême à leur Dieu le Père, de lui offrir éternellement en sacrifice son Divin Fils, en mémoire de ce qu'il aurait été honteusement et misérablement pendu à une croix où il serait expiré ? Certainement cela ne peut venir que d'un opiniâtre aveuglement d'esprit. »
Certes l'auteur de l'ouvrage rappelle que les versets bibliques ne doivent pas être lus au premier degré mais imitant Porphyre, il renie à l’Église l’usage des différents modes d’interprétation de la Sainte Écriture. « Il est facile de voir que ces sens spirituels et allégoriques n'étant qu'un sens étranger, imaginaire, un subterfuge des interprètes, il ne peut nullement servir à faire voir la vérité ni la fausseté d'une proposition, ni d'une promesse quelconque. »
Comme les auteurs païens, il refuse aussi toute spécificité de la morale chrétienne. « Quelles seront donc les vaines ressources des Christicoles ? Leur morale ? Elle est la même au fond que dans toutes les Religions ». Cette morale serait même affecte puisqu’elle serait la source de dogme cruel. « Des dogmes cruels en sont nés, et ont enseigné la persécution et le trouble. » Comme les païens, il dénonce le fanatisme chrétien et leurs mœurs dissolues.
Quelques nouveautés
Contrairement à Porphyre, l’auteur méprise profondément les juifs, le « détestable peuple Juif ». Pour se justifier, il s’appuie sur les propos d’historiens. « Que l'on consulte Tacite et quantité d'autres célèbres historiens au sujet de Moïse et de sa nation, on verra qu'ils sont regardés comme une troupe de voleurs et de bandits. » Sa tactique nous surprend. Les antichrétiens païens avaient plutôt tendance à opposer le judaïsme et le christianisme. En effet, ils cherchaient à montrer d’une part toute la nouveauté de la religion chrétienne et donc lui niaient toute antiquité, marque de divinité, et d’autre part l’infidélité des chrétiens à l’égard de leurs pères spirituels. Double accusation insupportables pour les païens. Au XVIIIe siècle, ces accusations ne sont plus valables. Au contraire, il faut montrer la continuité entre le judaïsme et le christianisme pour que l’opprobre qui est jeté sur le premier touche aussi le second. Car l’œuvre repose en grande partie sur un antijudaïsme fort…
L’ouvrage n’hésite pas à traiter les prophètes de fanatiques et d’imposteurs. Parlant d’Ezéchiel, « je demande comment un pareil extravagant serait reçu chez les plus imbéciles même de tous nos provinciaux ? » Ils ne font que naître une fausse espérance au moment même où le peuple juif est misérable. Les prophéties et leurs promesses ne sont que des inventions. « Il est constant que ces promesses n'ont jamais été accomplies ». Le peuple juif n’est pas le plus triomphant, le plus nombreux, le plus heureux. Cette attaque vaut aussi pour le christianisme. Le royaume de Dieu n’est guère ici-bas et le diable n’a pas été jeté dehors. Notre Seigneur Jésus-Christ est aussi considéré comme un imposteur.
Il fonde aussi ses arguments en employant les paroles même des apôtres et de Notre Seigneur Jésus-Christ pour les retourner contre les prêtres et les évêques. N’ont-ils pas prévenu qu’il y aurait des faux prophètes ? Il use aussi des faits historiques pour montrer le peu de créances de la Sainte Écriture. Aux dires mêmes de Saint Jérôme, n’a-t-elle pas fait l’objet de manipulations et d’erreurs dans les nombreuses copies ? Il s’oppose en fait à la capacité de l’Église d’identifier ce qui est vrai et ce qui est faux. Comment peut-elle décider qu’un texte est apocryphe ou non ? « Ainsi il n'y a point de preuve assurée pour discerner les uns d'avec les autres, en dépit de l'Église, qui veut en décider ; elle n'est pas plus croyable. » Tout cela est incertain donc à rejeter…
Ses critiques ne se bornent pas à la Sainte Écriture. Il attaque aussi la vie des saints qu’il juge ridicule et indigne de Dieu. De nouveau, l’ouvrage les rapproche des exemples païens. Elles ne seraient que leur continuité. « Ce n'est pas sans raison, en effet, que l'on regarde ces choses comme de vains mensonges : car il est facile de voir que tous ces prétendus miracles n'ont été inventés qu'à l'imitation des fables des poètes Païens ; c'est ce qui paraît assez visiblement par la conformité qu'il y a des uns aux autres. » Rien n’est nouveau. Pourquoi faudrait-il renier aux uns ce qu’on accepte aux autres ?
L’auteur s’appuie aussi sur les hérétiques. « Comme ce serait une grande sottise d'ajouter foi à ces prétendus miracles du paganisme, ce n'en est pas moins une d'en ajouter à ceux du Christianisme, puisqu'ils ne viennent tous que d'un même principe d'erreur. C'était pour cela aussi que les manichéens et les ariens, qui étaient vers le commencement du Christianisme, se moquaient de ces prétendus miracles, faits par l'invocation des saints, et blâmaient ceux qui les invoquaient après leur mort, et qui honoraient leurs reliques. » C’est à partir des arguments des hérétiques qu’il attaque surtout les dogmes. Contre la divinité du Fils et donc contre le dogme de la Sainte Trinité, il n’hésite pas à reprendre l’argument arien.
Il remet finalement en cause l’existence même du mystère. L’appel à la foi ne serait finalement qu’un moyen de masquer les contradictions et l’absurdité des vérités auxquelles doit adhérer le chrétien. L’auteur en vient de nouveau à comparer le christianisme et le paganisme au point d’affirmer la cohérence du paganisme, voire sa rationalité ! En parlant de l’anthropomorphisme des religions païennes, « il n'y aurait certainement rien de ridicule ni d'absurde dans cette doctrine, s'il était vrai que leurs dieux existassent. »
Voltaire finit sa diatribe contre le christianisme en l’accusant de cruauté. « Le sang humain coule depuis le temps de Constantin pour l'établissement de ces horribles impostures. » La moitié du genre humain en serait victime, soit par les persécutions et les guerres de religion, soit en enfermant des hommes et des femmes dans leur inutilité et oisiveté.


Finalement, Voltaire accuse le christianisme d’être l’ennemi déclaré de la religion naturelle. Ses derniers mots sont clairs. « Je finirai par supplier Dieu, si outragé par cette secte, de daigner nous rappeler à la Religion naturelle, dont le Christianisme est l'ennemi déclaré ; à cette Religion sainte que Dieu a mise dans le cœur de tous les hommes, qui nous apprend à ne rien faire à autrui que ce que nous voudrions être fait à nous-mêmes. Alors l'univers serait composé de bons citoyens, de pères justes, d'enfants soumis, d'amis tendres. Dieu nous a donné cette Religion en nous donnant la raison. Puisse le fanatisme ne la plus pervertir ! Je vais mourir plus rempli de ces désirs que d'espérances. » Voltaire n’attaque pas Dieu. Il s’oppose clairement au christianisme.
Dès le début de l’ouvrage, nous voyons en fait qu’il s’oppose à toute religion institutionnelle et tente de montrer que le Dieu du christianisme n’est point le vrai Dieu. En un mot, son ouvrage s’attaque plus spécifiquement au christianisme pour faire l’apologie du théisme. Nous sommes loin de l’ouvrage de Meslier qui veut montrer l’absurdité de la religion pour conclure par l’absurdité de l’idée de Dieu…
Conclusion
Voltaire use de ses connaissances et de ses dons littéraires pour détruire le christianisme. Pour cela, il valorise le paganisme et reprend leurs arguments antichrétiens, parfois désuets. Mais il use aussi d’autres arguments plus spécifiques à son époque conduisant à une rupture avec la critique païenne. Contrairement aux païens qui soulignaient la nouveauté et les trahisons du christianisme, l’ouvrage montre plutôt qu’il est issu d’un principe erroné et d’un judaïsme pervers. Il manipule aussi l’histoire pour montrer la non-réalisation des promesses chrétiennes. Tout cela a pour but de montrer que le christianisme n’est qu’une invention humaine.
La force de Voltaire est plus dans son style, son ironie, sa cruelle limpidité que dans le raisonnement. Il est aussi un expert dans la fourberie. Il a l’art de la confusion et du mélange. En outre, les exemples qu’il souligne ont déjà reçu une réponse depuis déjà bien longtemps. Il ressasse finalement des arguments en leur donnant une nouvelle force, une nouvelle vie. Non seulement il ne laisse pas la parole au défenseur, il lui enlève aussi tout moyen de se défendre. Car tout ce que l'Église pourrait dire va à l’encontre de la raison donc rejetable. Tout ce qui n’est pas rationnellement prouvable est incertain et tout ce qui incertain est rejetable donc rejeté. La foi n’a aucune crédibilité, aucune autorité. Il est donc inutile de chercher des « preuves » ou des « motifs de crédibilité ». Ils sont par principe rejetables. Tout son ouvrage se fonde sur le principe que la foi est « une créance aveugle ». Dans ce cas, comment est-il possible de répondre ?
Fresque bibliothèque de Strahov
F. Anton Maulpertsch (1724-1796)
Diderot et Voltaire précipités dans l'abîme
Mais si le christianisme est injustement attaqué, que reste-t-il ? Il est plus simple de détruire que de construire. Voltaire prône le théisme mais d’où vient cette croyance puisque toute foi est « créance aveugle » ? Ne voit-il pas dans ses attaques sa propre ruine ?








Références

[1] Testament de Jean Meslier [avec un Abrégé de la vie de l'auteur et un Avant-propos], nouvelle édition, site web : http://classiques.uqac.ca/, texte accessible sur  http://gallica.bnf.fr
. Il provient de la bibliothèque nationale de France.

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