" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 13 novembre 2014

Contre Porphyre, un philosophe antichrétien redoutable

Au IIIe siècle, le christianisme se répand dans l’empire romain en dépit des grandes persécutions et de l’hostilité du monde païen. Il est notamment la cible des intellectuels. Si au début de l’ère chrétienne, il semblait bien faible pour résister à leurs critiques, il parait désormais suffisamment fort pour s’y opposer avec vigueur et ténacité. Sa force s’explique en partie par le développement d’une élite chrétienne et par la faiblesse de leurs adversaires. Cependant parmi tous les intellectuels païens, un philosophe se démarque : Porphyre.


Porphyre est « après Celse, et plus encore que Celse, le plus redoutable adversaire que le christianisme ait rencontré durant les premiers siècles. »[1] Consciencieux et plus rigoureux, il engage en effet un combat redoutable contre les chrétiens. Ses critiques portent surtout sur la Sainte Écriture. Aujourd'hui encore, elles continuent à faire mal. Mais ses attaques ne sont pas restées sans réponse. L’Église a disposé suffisamment de combattants à la hauteur des enjeux pour relever le défi.

Notre article s'appuie sur un ouvrage fort intéressant, intitulé La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au IVe siècle de Pierre de Labriolle (1874-1940). En dépit de son ancienneté, il garde tout sa pertinence. Nous avons aussi pris en compte des articles récents qui le complètent et le corrigent.


Porphyre, un « ennemi acharné du christianisme »[2].

Né vers 232-233 dans la région de Tyr, actuellement en Palestine, Porphyre est un sémite hellénisé. Il s’est formé à Athènes sous la direction de Longin (213-273) puis à Rome où il est devenu disciple de Plotin, le fondateur du néoplatonisme. Il est l’auteur d’une biographie de Plotin et des Ennéades, une reprise des cours de son maître.

Porphyre s’est très tôt intéressé au christianisme. Ses critiques montrent en effet qu’il a une connaissance bien approfondie de la doctrine chrétienne. Autrefois, on croyait qu’il avait été catéchumène, voire chrétien. Cette thèse est aujourd'hui abandonnée.



Avant de connaître Plotin, Porphyre s’était attaqué aux chrétiens dans deux ouvrages : Philosophie des Oracles et Images des Dieux
Le premier ouvrage a pour but de développer « une doctrine philosophique » en vue d’obtenir le salut de l’âme. « Il est solide et inébranlable celui qui puise en cet ouvrage ses espérances d’obtenir le salut, comme en l’unique source sûre. » [3] Les oracles sont considérés comme une révélation des dieux. Selon Saint Augustin, cet ouvrage est insultant et méprisant à l’égard des chrétiens, jugés impies et souillés, entêtés dans leurs préjugés et la démence. Aujourd’hui encore, il est vu comme « un traité dirigé expressément contre les chrétiens »[4]
Comme le premier ouvrage, le second est un ramassis de superstitions et d’absurdités. Porphyre adhère facilement à toutes sortes de doctrines malheureuses. Ces critiques semblent viser les chrétiens, « gens complètement ignorants qui, aussi stupides devant une statue qu’un illettré devant l’inscription d’une stèle »[5].

Formé au combat intellectuel

Plotin (205-270)
Par Longin, Porphyre est formé à la méthode critique. Longin est en effet reconnu à son époque comme un redoutable philologue qui excelle dans la critique. Il lui transmet le goût du savoir positif, des comparaisons de textes, des discussions chronologiques. Porphyre se forme ainsi à la controverse et excelle à son tour dans la critique.

Son véritable maître, Plotin, va « élargir les perspectives de sa pensée et lui ouvrir le monde infini des problèmes de la métaphysique et de la vie intérieure. »[6] Ils partagent la même ambition : revigorer et revivifier la culture antique. Ils veulent aussi rehausser le prestige des cultes païens. Pour défendre la culture antique, Porphyre attaque naturellement son principal adversaire, le christianisme. Pour cela, il étudie la Sainte Bible et les méthodes d’exégèse en usage à son époque…


Le traité Contre les Chrétiens

Porphyre écrit en effet « l’œuvre le plus étendue et la plus savante qui ait été composée durant l’antiquité contre le christianisme »[7]. C’est par cet ouvrage qu’il gagne son titre d’« ennemi de la véritable piété »[8]. Cet ouvrage est effectivement « une violente attaque, une critique impitoyable portées contre le cœur même de la nouvelle religion chrétienne »[9]. L’autorité impériale aurait cherché à le détruire, ce qui expliquerait que nous n’en disposions que des fragments. Il a été en circulation au moins jusqu'au Ve siècle. Nous en connaissons des fragments grâces à des auteurs chrétiens (Saint Jérôme, Eusèbe de Césarée, Saint Augustin, etc.).

Si le livre a été perdu, il n’a pas été oublié. Certains auteurs du Moyen-âge le mentionnent encore. Il réapparaît surtout à partir du XVIIe siècle. Certains érudits tentent de le reconstituer à partir des fragments disséminés dans les livres chrétiens. De nouvelles découvertes au XIXe siècle et les travaux qui ont suivi donnent l’occasion à Harnack de publier des fragments en 1916. La collection qu’il propose devient l’ouvrage de référence jusque dans les années 70. Mais la présentation de Harnack apparaît de nos jours artificielle et arbitraire [10]. Certaines objections antichrétiennes ont été faussement attribuées à Porphyre. Certaines d’entre elles proviendraient du IVe siècle. Les fragments dateraient donc de 270 à 380 environ.

Selon une thèse récente [11], ce livre n’aurait peut-être pas existé. Il constituerait en fait une partie de la Philosophie des Oracles. Mais cette thèse est aujourd'hui contestée …

L’étude actuelle de ces fragments révèle un double constat. D'une part, la victoire du christianisme n’a pas fait taire les intellectuels païens. Rappelons que l’édit de Constantin qui donne la liberté religieuse aux chrétiens date de 313. Les intellectuels païens n’ont donc pas abandonné la lutte. L’arrivée de Julien l’Apostat sur le trône impérial en 361 est encore la manifestation d’un paganisme virulent. D'autre part, les adversaires du christianisme se sont appropriés de la doctrine et de la terminologie chrétiennes. Ils peuvent donc être très redoutables.

Par simplicité, nous allons désormais considérer les objections antichrétiennes de la collection d’Harnack au travers de l’ouvrage de Labriolle. Sous le nom unique de Porphyre, nous considérons l’auteur de l’objection considérée sans attribuer la paternité à Porphyre.

Intéressons-nous davantage aux violentes accusations antichrétiennes que développent Porphyre. Elles reprennent en partie les objections les plus classiques auxquelles ont déjà été confrontés les chrétiens. Il faut toutefois noter l’absence des lieux communs des polémistes païens des premiers siècles. Nous avons affaire en général à des objections beaucoup plus sérieuses. Enfin, autre constatation d’importance, aucune critique n’est faite contre les dissensions des communautés chrétiennes contrairement à Celse qui soulignait la division des chrétiens en de multiples sectes. Ces objections tentent en fait de lutter contre le christianisme en lui-même. Porphyre s’attaque au cœur de sa doctrine.

Contre les Apôtres et les Évangélistes

Dans le traité Contre les Chrétiens, Porphyre engage un véritable combat contre le christianisme. La Sainte Bible est la cible de ses critiques les plus acerbes. « Les évangélistes sont les inventeurs, non les historiens des choses qu’ils racontent de Jésus »[12]. En employant un regard critique minutieux sur le Nouveau Testament, il y relève des discordances et des contradictions : généalogies du Christ différentes, invraisemblance de certains détails, exagération tendancieuse, etc. Nous pouvons déjà constater qu’il distingue le Christ de l’histoire dont il reconnaît l’existence et le Christ des Apôtres qu’il juge pure invention. La critique du XXe siècle reprendra cette distinction en la présentant comme une nouveauté…

Porphyre attaque de manière virulente les Apôtres et plus spécialement Saint Pierre et Saint Paul qui se seraient laissés abuser par les prodiges de Notre Seigneur. Il souligne la disproportion entre le rôle qu’ils tiennent dans le christianisme et leur personnalité faible, sans envergure, chétive. Il met aussi en exergue les contradictions de Saint Paul qu'il présente comme le reflet de sa duplicité. Subtil, il souligne le désaccord entre les deux apôtres pour montrer la fiction des dogmes qu’ils prêchent.

Il relève également toutes les maladresses des évangélistes pour souligner l’inconvenance du caractère inspiré de leur livre. Il remarque que certaines citations de l’Ancien Testament ne sont pas en effet attribuées à leur véritable auteur.

Contre une certaine lecture de la Sainte Écriture

Origène (185-254)
Il refuse les méthodes exégétiques en usage chez les chrétiens. Il tente en effet de disqualifier le procédé de la lecture allégorique très employée notamment à Alexandrie. « Certaines gens, remplis du désir de trouver le moyen, non pas de rompre tout à fait avec la pauvreté des écritures judaïques, mais de s’en affranchir, recourent à des commentaires qui sont incohérents et sans rapport avec les textes et qui apportent, non pas une explication satisfaisante pour les étrangers, mais de l’admiration et de la louange pour les gens de la maison. »[13] Il dénonce alors l’abus de cette méthode qui fascine et trompe. Origène fait alors l’objet de ses critiques. « Cette sorte d’absurdité vient d’un homme que j’ai, moi-aussi, rencontré dans ma première jeunesse, Origène… » [14] Porphyre considère que certains textes parfaitement clairs, comme la description des rites, n’ont pas besoin d’une interprétation allégorique.

Contre l’infidélité des chrétiens

Porphyre défend l’autorité de la religion juive, liée à son antiquité et à son caractère national, pour mieux montrer l’infidélité du christianisme. Il dénonce les chrétiens comme des traîtres, des renégats. Il loue aussi les Hébreux pour mieux souligner le fait que les chrétiens ont corrompu le judaïsme. Il juge en outre illégitime l’usage chrétien de la Sainte Écriture.






Contre une image inconvenante du Christ

Porphyre s’oppose à l’attitude du Christ. Elle lui paraît « étrange, inconcevable et tout à fait contradictoire à l’idée qu’on peut se former d’une âme divine, ou même d’une âme héroïque. »[15] Le récit de la Passion est l’exemple même de cette image qui le répugne. Il s’indigne en effet contre tout ce qui s’oppose à l’image des héros grecs. Tout cela ne mérite que mépris. « Même s’il devait souffrir par ordre de Dieu, il aurait dû accepter le châtiment, mais ne pas endurer sa Passion sans quelques discours hardis, quelques paroles vigoureuses et sages, à l’adresse de Pilate, son juge, au lieu de se laisser insulter comme le premier venu de la canaille des carrefours. »[16]

Porphyre a déjà critiqué ce point dans son premier ouvrage. Dans un oracle supposé d’Apollon, il laisse échapper son mépris envers les chrétiens qui, obstinés, adorent un « Dieu mort, condamné par d’équitables juges, et livré publiquement au plus ignominieux des supplices. »[17] Il s’indigne aussi contre la Résurrection qui manque terriblement de panache. Tout cela s’oppose à l’image qu’il s’est faite de Dieu, une image plus proche de celle du Dieu des Hébreux.


Porphyre en vient à préférer les juifs aux chrétiens puisqu'il les considère comme les vrais adorateurs de Dieu. Effectivement, il proclame la grandeur du Dieu des juifs, toujours selon un oracle d’Apollon : « C’est le Dieu, générateur et roi avant toute chose, Dieu devant lequel tremblent le ciel et la terre, la mer et les secrets abîmes de l’enfer ; devant lui les divinités mêmes frémissent d’épouvante. Père souverain, les saints Hébreux, dont il est la loi, l’honorent religieusement. » [18]




Contre la doctrine et la morale chrétienne

Les dogmes font également l’objet de critiques. Le dogme de la Résurrection est le plus attaqué. Il s’oppose à cette idée qu’un corps en déliquescence puisse ressusciter. L’idée même de la fin de l’Univers lui est inconcevable. Cela va à l’encontre de la perfection divine dont la manifestation est la permanence, la régularité, l'ordre.

Comme Celse, Porphyre trouve insupportable la morale chrétienne. Dieu serait-il venu pour s’occuper uniquement des malades et des faibles ? La complaisance envers les pauvres l’offense. Ce ne serait pas la vertu qui ouvre les portes du ciel mais le manque d’argent.

Les rites chrétiens ne sont pas épargnés. Comment une simple ablution pourrait-elle effacer les fautes ? Il juge le baptême immoral. Il est surtout indigné par le sacrement eucharistique qui le présente comme un acte de cannibalisme. Il prend en effet à la lettre les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ qu’il a prononcées lors de la Cène.

En un mot, contrairement à ses prédécesseurs, Porphyre semble connaître ce qu’il critique et appuie ses attaques avec des exemples précis. Il est vrai aussi qu’il adhère à certaines critiques qui montrent encore une profonde ignorance ou de la mauvaise foi facilement rejetable. Il a lu et étudié les Saintes Écritures. Il a aussi étudié la doctrine chrétienne. Le christianisme trouve donc en ce philosophe un adversaire plus sérieux qui soulève parfois de véritables difficultés. Certaines de ses critiques ont traversé les siècles et parfois, ils resurgissent encore pour nous mettre en difficulté. Rares sont les nouvelles remises en cause. Tout a été presque dit dès le IVe siècle.

Une critique encore plus terrible

Certains commentateurs estiment que Porphyre n’attaquerait pas le Christ. Au contraire, il l’estimerait. Il s’opposerait en fait à l’image du Christ tel qu’elle apparaît à la lecture des Évangiles. « Sa philosophie lui fait éprouver pour la personne même du Christ et pour certaines parties de son enseignement plus que de la sympathie, presque du respect. C’est au disciple de Jésus, c’est aux déformations dont ils sont les premiers auteurs, c’est aux mythes des Évangiles qu’il en veut »[19]. Ainsi à leur tour, des commentateurs distinguent le Christ de l’histoire et le Christ de l’Évangile.

Pierre de Labriolle réfute catégoriquement cette thèse. « On ne voit pas bien ce Jésus porphyrien, qui obtiendrait les respects du philosophe, tandis que le Jésus évangélique n’aurait mérité que ses dédains ? »[21] Cette thèse s’appuie sur une seule critique de Porphyre qui accuserait les évangélistes d’être des menteurs ou des affabulateurs et respecterait au contraire le Christ. Or tout cela est calculé. Ce n’est que pure ironie de la part d’un maître de la polémique. 

Saint Augustin estime aussi que Porphyre dit du bien du Christ et du mal aux chrétiens : « les dieux ont déclaré que le Christ était un homme pieux, et qu’il est devenu immortel ; ils lui gardent le souvenir le plus flatteur. Quant aux chrétiens, dit-il, le témoignage des dieux les déclare souillés, infâmes, enlacés dans les filets de l’erreur. »[20] Dans un autre oracle, Porphyre ajoute : « ceux qui l’honorent se sont aliénés la vérité. »

Dans son commentaire de Philosophie des Oracles, Saint Augustin a aussi décelé la tactique de Porphyre : louer le Christ pour mieux dénoncer les chrétiens. Son ennemi n’est pas le Christ qu’il veut absorber dans le panthéon mais le christianisme et ses disciples. Les insultes que Porphyre prononce contre les Apôtres n’ont en effet pour but que de rabaisser leur maître. « Si Jésus fut tel que le montrent les Évangiles, Porphyre le vilipende sans merci. Mais comment se formerait-il de Jésus une image tout autre que celle que les Évangiles lui proposent ? » [22] Il sait très bien qu’en attaquant la Sainte Écriture et les disciples de Notre Seigneur, il atteint le christianisme.

Une lutte décisive

Ainsi « obscurité, incohérence, mensonge, abus de confiance et sottise, Porphyre n’a guère vu autre chose dans le christianisme »[23]. Porphyre est plein de mépris, de moquerie et de sarcasme à l’égard du christianisme. « Fi ! Quelle grossièreté ! Quelle erreur comique ! »[24]... « Ces histoires puériles, bonnes pour des enfants en bas âge et des femmelettes, on a quelque peine à les entendre sans colère. »[25]... « Les animaux eux-mêmes protesteraient en leur langage s’ils pouvaient comprendre. » [26]... Les chrétiens ne seraient que des ignorants, faibles et sans esprit. Nous sommes toujours en présence d’un esprit hellénique hautain et sûr de lui-même.

Tout cela dénote un certain état d’esprit. Porphyre ne cherche pas finalement à comprendre la pensée chrétienne. Il se jette dans la bataille de toutes ses forces. Tout est bon pour attaquer et avilir les chrétiens. Il n’évite pas la niaiserie, la stupidité, la mauvaise foi. Aucun effort n’est tenté pour comprendre le sens caché de certaines paraboles pourtant évidente. Toute la Sainte Bible est passée au crible afin d’en extraire tout ce qui est utile pour nourrir sa critique. « Il semble que le paganisme lui-même se plaigne, dans sa langue, que l’Évangile lui a enlevé le monde par surprise. Le ressentiment de la vieille société perce dans ces accusations. »[27]

La contre-attaque chrétienne

Les chrétiens ne se sont pas trompés sur la nocivité des critiques porphyriennes. Les défenseurs de la foi et les empereurs ont considéré Porphyre comme « l’ennemi le plus acharné du christianisme »[28]. Il en est même devenu le symbole infamant. Ainsi certains hérétiques comme les ariens et les nestoriens ont été traités de porphyriens.

Le traité Contre les Chrétiens a fait l’objet de nombreuses réfutations de la part des chrétiens, notamment de la part de Méthode d’Olympe, d'Eusèbe de Césarée et d’Apollinaire de Laodicée [29]. De ces réfutations, nous ne disposons plus aujourd'hui que de petits fragments. La réponse la plus complète est celle d’Eusèbe de Césarée dans le traité Contre Porphyre. Néanmoins, s’il est mentionné à plusieurs reprises par des auteurs chrétiens, son existence semble faire aujourd'hui l’objet de discussions.

Les contradictions de Porphyre

Les critiques de Porphyre nous étonnent. Comment peuvent-elles se contredire plusieurs fois ? Il reconnaît le Dieu des Hébreux, un Dieu terrible qui fait frémir toutes les divinités mais comme le souligne Saint Augustin, il n’a pas peur de ne pas l’honorer comme il se doit.

Mais ce qu’il honore, ce n’est point Dieu, c’est la représentation de Dieu telle qu’il s’est formé. C’est pourquoi il s’indigne contre l’enseignement des chrétiens. Il ne peut comprendre que le Christ puisse endurer la souffrance de la Croix. Car pour lui, la divinité se manifeste par la force et la quiétude, par l’ordre et la paix. Il ne peut non plus comprendre que le « bas-peuple » puisse adorer en vérité Dieu. Porphyre ne peut admettre qu’un Christ parmi la compagnie des dieux comme un héros antique immortalisé. Ainsi loue-t-il cette image du Christ tout en méprisant le Christ qu’adorent les chrétiens. Il condamne finalement le christianisme pour protéger la culture antique. Il perçoit probablement l’incompatibilité entre le monde chrétien et le monde antique.

Saint Augustin voit aussi une contradiction dans les oracles. Les uns louent la piété du Christ quand d’autres louent les accusations qu’on porte contre lui. Comme nous l’avons déjà évoqué, certains commentateurs résolvent cette contradiction en opposant le Christ de l’histoire et le Christ des Évangiles. Or Saint Augustin est plus perspicace. « En louant le Christ, Porphyre […] prétend qu’il est pour les chrétiens une fatalité d’erreur ». En effet, un oracle d’Hécate nous apprend : « l’âme des justes réside en paix aux célestes erreurs. Or, pour les âmes à qui les destins n’ont pas permis d‘obtenir les faveurs des dieux ni la connaissance de Jupiter immortel, l’âme de cet homme a été comme une fatalité d’erreur. Elles sont détestées des dieux, … »[30] Il pose alors la légitime question : est-ce intentionnel ou involontaire ? S’il a voulu être une « fatalité d’erreur », comment est-il juste ? S’il ne l’a pas voulu, comment est-il heureux ? Dans les deux cas, il ne peut être Dieu.

Prenons un autre exemple plus flagrant de ses contradictions. Porphyre recherche à défendre et à revivifier les mythes antiques notamment en les spiritualisant. Pour cela, il utilise l’allégorie dans ses ouvrages. Il défend même son usage. « On ne doit pas croire que de telles interprétations soient forcées et en voir en elles qu’hypothèses d’esprits subtils »[31]. Or il refuse aux chrétiens le même emploi de l’allégorie. « Il ne veut pas qu’ils éludent les passages difficiles et compromettants, qu’il entend bien exploiter contre eux. »[32]

Finalement, Porphyre attaque Notre Seigneur tel qu’il se le représente à partir des Évangiles car cette représentation ne correspond pas à l'image de Dieu qu'a développée la culture grecque. Le Christ porphyrien n’a rien de commun avec le véritable Christ. Il l’imagine sans s’appuyer sur des faits. De quel droit ? 

En outre, la moindre difficulté est source de critique et non d’interrogations. Il ne cherche pas en effet à résoudre les difficultés qu’il perçoit. Il ne recherche que des prétextes pour rabaisser le christianisme. Certes il semble ménager Notre Seigneur tel qu’il se le représente mais ce n’est que pure tactique. Il ne cherche pas à comprendre. Il accuse, il méprise…

Enfin, de manière paradoxale, Porphyre nous aide à mieux comprendre le mystère profondément divin du christianisme. Il nous décrit les Apôtres comme des faibles qui ne savent pas manier l’art du discours pour enseigner et pourtant ils ont convaincu l’empire romain. Il présente l’enseignement du christianisme comme étant vulgaire, absurde, avilissant et pourtant, il a conquis l’élite intellectuelle. Il s’oppose à cette religion si contraire à la culture antique et cette dernière a été vaincue. En dépit de ses apparentes contradictions, la foi a conquis des cœurs et des intelligences. Les faiblesses du christianisme qu’il souligne tant révèlent d’autant mieux le mystère de sa victoire. Étrange contradiction qui explique tant de rancœurs et de mépris chez un homme bien impuissant…

Drôle de destin que celui de Porphyre. Il a voulu revivifier la religion antique et épurer le culte traditionnel mais les païens ne l’ont pas accepté, ne voyant dans ses manœuvres qu’un sacrilège. Pire encore. Les chrétiens ont utilisé certains de ses arguments pour remettre en cause leur idolâtrie. La Philosophie des Oracles a été pour les Pères de l’Église un bel instrument apologétique…

Porphyre a voulu combattre le christianisme pour sauver la culture antique. Tout en l’accablant de critiques, il a cherché à spiritualiser le culte païen. Cet effort de spiritualité et d’intériorité sera encore plus marquant chez ses successeurs qui voudront aussi défendre leur monde. Ils essayeront même d’institutionnaliser et de restructurer la religion antique à la manière du christianisme. Ce sera un échec. L’évolution n’est pas la voie naturelle du succès...






[1] Pierre de Labriolle, La réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au IVe siècle, Cerf, 2005.
[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, XXIII, trad. par L. Moreau, revu par JC Eslin, éditions du Seuil, 1994.
[3] Philosophie des oracles, fragment 303 cité dans Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens de Richard Goulet, 24 mars 2008, CNRS,  Villejuif, publié dans Hellénisme et christianisme, Michel Narcy et Eric Rebillard (Ed.) 2004.
[4] Richard Goulet, Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens.
[5] Porphyre, Images des Dieux, trad. par J. Banez.
[6] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[7] Harnack (1851-1930), théologien protestant. Il est l'historien de l'Eglise le plus important du XIX et début XXe siècle.
[8] Concile de Nicée.
[9] Pier Franco Beatrice, Le traité de Porphyre contre les Chrétiens, L'état de la question, Kernos, Centre International d’Étude de la religion grecque antique, 1991, mis en ligne le 11 mars 2011, consulté le 16 octobre 2012, http://kernos.revues.org.
[10] Une grande partie des fragments provient de l’Apokritikos de Macaire, évêque de Magnésie. Ce dernier réfute un païen qu’Harnack a identifié à Porphyre. Aujourd’hui, son hypothèse s’avère fausse. C’est un auteur anonyme du IVe siècle.
[11] Thèse développée par P.F. Beatrice dans de nombreux ouvrages, thèses reprises par d’autres historiens. Voir  Hypothèses récentes sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens de Richard Goulet, CNRS,  Villejuif.
[12] Porphyre, fragment n°15, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[13] Porphyre retranscrit par Eusèbe de Césarée dans Histoire ecclésiastique, chapitre XIX, trad. Grapin, collection Hemmer-Lejay, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[14] Porphyre retranscrit par Eusèbe de Césarée dans Histoire ecclésiastique, chapitre XIX, cité dans La réaction païenne de Pierre de Labriolle.
[15] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[16] Porphyre, Fragment n°63 cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[17] Porphyre, Philosophie des Oracles, III, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII, trad. Louis Moreau revue par JC Eslin, éditions du Seuil, 1994.
[18] Porphyre, Philosophie des Oracles, III, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[19] M. Bidez cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[20] Porphyre cité dans dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[21] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[22] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[23] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[24] Porphyre, Fragment n°4.
[25] Porphyre, Fragment n°54.
[26] Porphyre, Fragment n°35.
[27] Edgar Quinet, Revue des deux Mondes, 1er décembre 1838 cité dans Pierre de Labriolle, La réaction païenne.
[28] Sait Augustin, La Cité de Dieu, Livres XIX, XXII.
[29] Voir Saint Jérôme, Lettre LXX. Saint Jérôme juge qu’Eusèbe de Césarée, Méthode et Apollinaire ont bien répondu aux critiques de Porphyre. Philostorge a le même jugement, soulignant l’excellence de l’ouvrage d’Apollinaire.
[30] Porphyre, La philosophie des Oracles, cité dans La Cité de Dieu de Saint Augustin, Livre XIX, XXIII.
[31] Porphyre, Antre des Nymphes, §36, trad. Trabucco.
[32] Pierre de Labriolle, La réaction païenne.

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