Nous
allons maintenant aborder la version des Mémoires de Jean Meslier, publiée de
1970 à 1972 [1].
Elle est considérée comme étant la plus fiable, c’est-à-dire authentique. Nous avons pu accéder à ce livre au travers d’un mémoire pour
une maîtrise de philosophie [2] et de
commentaires provenant essentiellement de partisans athées.
Huit preuves pour montrer l’absurdité de la religion et
de l’idée de Dieu
Faisons,
si possible, un résumé des Mémoires, ouvrage volumineux et
difficile. Meslier veut démontrer l’imposture des religions puis la fausseté de
l’idée de Dieu. Pour cela, il expose huit longues preuves. Certains de ses
arguments touchent la religion et plus particulièrement le christianisme.
D’autres frappent le théisme ou le déisme, c’est-à-dire la croyance en Dieu.
Ces arguments sont en fait éparpillés dans les différentes preuves.
Dans
la première preuve, Meslier tente de montrer que les religions et l’idée de
l’existence de Dieu sont d’origine humaine et qu’elles répondent à des intérêts
politiques ou à l’orgueil de certains individus. Lucide, il démontre qu’il ne
peut avoir qu’une seule religion vraie. Donc la pluralité des religions qu’il
constate montrerait que Dieu laisserait les hommes dans le mensonge et
l’erreur. Cela va à l’encontre de sa bonté et de sa sagesse. L’idée de la
Révélation serait aussi en contradiction avec un Dieu parfait et tout puissant.
Les religions contrediraient finalement la sagesse et la bonté de Dieu.
Dans
la deuxième preuve, Meslier s’attaque au fondement de toute religion,
c’est-à-dire à la foi, source d’aveuglement et d’ignorance, principe d’erreur
et mode de connaissance très peu fiable. En outre, il présente la foi comme
source d’intolérance et de conflits. Comment un Dieu bon peut-il s’appuyer sur ce
principe si mauvais ? La religion qui se fonde sur la foi ne peut qu’être
absurde. Pourtant, les chrétiens présentent des motifs de crédibilité pour justifier
le christianisme. Meslier tente alors de montrer la fausseté de ces « preuves ». Il s’oppose à leur
fiabilité et donc à leur efficacité puisqu’ils sont aussi utilisés pour prouver
des religions fausses. Il examine aussi les textes de la foi qu’il rejette
comme étant aussi si peu fiables.
Dans
la troisième et quatrième preuve, Meslier s’attaque de nouveau à la Révélation mais
en cherchant à montrer son absurdité, son immoralité et ses contradictions. La
Sainte Bible est l’objet de ses attaques. Il prétend que les prophéties ne
seraient pas réalisées. Il rejette aussi l’exégèse catholique qui abuse du sens
mystique et allégorique pour cacher la fausseté des textes sacrés. Ce n’est que
supercherie.
Dans
sa cinquième preuve, Meslier dirige son attaque sur
la doctrine et la morale de la religion et plus particulièrement sur celles du
christianisme. La doctrine chrétienne ne serait remplie que d’erreurs et
d’absurdités. Nous retrouvons les
critiques contre la Sainte Trinité, l’idolâtrie des chrétiens à l’égard de la
Sainte Eucharistie, la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ, etc. Au
niveau moral, le christianisme encouragerait des actes contre « la justice et l'équité naturelle » tout
en condamnant de « naturelles et [...] légitimes inclinaisons de la Nature
». De nouveau, Meslier
insiste sur la fausseté de la foi.
La foi serait contraire à la raison. Elle serait un mode de connaissance
inconvenante pour accéder à Dieu.
Dans
sa sixième preuve, Meslier dénonce les maux de la société pour critiquer
l’Église car non seulement elle serait incapable à les résoudre mais elle les
favoriserait. Il décrit des plaies sociales : la trop grande disproportion
des conditions de vie, la fainéantise sociale de certains individus (nobles,
rentiers, moines), les distinctions de familles, l’indissolubilité du mariage
et la tyrannie. Or tout cela va à l’encontre d’un Dieu bon. Tout est en fait mauvais
dans cette société. Les pauvres seraient exploités par des riches et des
puissants sous l’œil tolérant de l’Église. Par son silence, Meslier tient en
effet la religion responsable d’une situation sociale terrible.
Dans
sa septième preuve, Meslier tente de montrer que la raison ne peut démontrer
l’existence de Dieu. Il s’attache donc à réfuter les démonstrations classiques
de l’existence de Dieu avant de proposer une démonstration de l’absurdité de
l’idée de Dieu.
Après
avoir longuement cherché à démonter les arguments en faveur de l’existence de
Dieu, Meslier propose une alternative aux religions
et au déisme. Il le juge plus raisonnable par sa simplicité et son évidence. Il présente en fait un système totalement
matérialiste. Tout est matière, y compris l’être. L'être n'est qu'une matière capable de se
mouvoir d’elle-même. Ce serait même par les mouvements qu’elle créerait, qu’elle serait
capable de créer, notamment de l’ordre et de la beauté. Considérée éternelle,
la Nature serait alors créatrice d’elle-même. Selon Meslier, son système peut expliquer toutes les questions
fondamentales que nous pouvons nous poser, en particulier le problème du mal.
Dans
sa huitième preuve, Meslier rejette la nature immatérielle et immortelle de
l’âme. Elle est aussi matérielle qu’est le monde. Il en appelle à l’autorité de Pline, de Montaigne et de Sénèque qui aurait critiqué
l’idée d’une âme immortelle. Il n’hésite pas à se justifier en citant les
prophètes. La Sainte Bible parlerait d’âme mortelle. Il montre qu'aucun des
anciens prophètes ne croyait ni ne prêchait l'immortalité de l'âme, ni la vie
après la mort.
Meslier
condamne enfin la société de l’Ancien Régime qu’il juge comme étant une
tyrannie qui ne profite qu’aux nobles, aux gens de l’Église et aux riches.
Après avoir combattu la religion et l’idée de Dieu, qui sont les fondements du régime,
il propose une autre société, une société de justice et d’équité
dans lequel chacun pourra vivre selon son bon plaisir, une société d’hédonistes
modérés…
Meslier finit
son ouvrage par un appel à la révolte, à la désobéissance civique et à la
révolution pour renverser cette société tyrannique. Il
conclut donc ses Mémoires en précisant son véritable objectif : amorcer la
révolution en ébranlant le système social et politique de l’Ancien régime, un
système basé sur l’ignorance et le mensonge que favorisent les religions et les
déistes. Le premier combat est donc celui de l’esprit. La diffusion de la vérité
est un devoir pour tous ceux qui veulent renverser la tyrannie.
Appel à un changement radical
Meslier décrit l’état de la
société de l’Ancien Régime. Il souligne la forte inégalité sociale de ses
contemporains :
« les uns sont toujours dans la
prospérité et dans l’abondance de tous les biens, dans les plaisirs et dans la
joie, comme dans une espèce de paradis, pendant que les autres sont au
contraire toujours dans les peines, dans les souffrances, dans les afflictions
et dans les misères de la pauvreté, comme dans une espèce d’enfer. »[3] Cette
situation lui est insupportable. Effectivement, Meslier nous décrit une société
terrible. « J’estimai [...] la condition des morts plus heureuse que
celle des vivants. »[4] Ses
paroissiens vivraient un véritable enfer au point qu’ils n’auraient même pas besoin d’un autre
dans le ciel. De cette vision des choses, il éprouve une véritable colère.
Sa
vision de l’homme est aussi très noire. Il n’est que méchanceté et cupidité.
Tout n’est qu’asservissement du faible par le fort, du pauvre par le riche, de
l’ignorant par le clerc. La vision des gens de l’Église est aussi désastreuse.
Ils ne sont que des escrocs et des menteurs. « La religion est une vraie pépinière de
fanatiques ».
Certes la vie de ses paroissiens était certainement très dure à son époque mais
cette dureté doit-elle être étendue à la vie toute-entière, à la vie en général ?
Les souffrances de l’époque peuvent-elles se résumer en un dualisme qu’il
décrit avec une telle violence ?
En
fait, Meslier croit que l’homme n’est pas naturellement méchant. Il le devient
à cause de la société qui l’a rendu ainsi. En la changeant, il pourra être ce
qu’il est par nature. Ainsi il faut combattre cette société et la remplacer par une autre
société davantage marquée par la justice et l’égalité. Ses attaques contre la
religion n’ont donc pour but que d’affaiblir la société de l’Ancien Régime. Il
n’est finalement athée que pour répondre à un projet politique.
Une œuvre politique avant tout
Comme
la religion est le fondement de la société, Jean
Meslier cherche à la réfuter, et plus spécialement le christianisme, en
montrant ses erreurs, ses absurdités et ses fautes. Elle serait même
contradictoire avec l’idée de Dieu qu’elle professe. Il tente aussi de montrer
que l’idée de Dieu est irrationnelle, absurde et inutile. La religion comme
l’idée de Dieu serait même nuisible à l’homme et à la société. Pour remplacer
la religion et l’idée de Dieu, Meslier présente le matérialisme comme une alternative
sage, rationnelle et raisonnable.
Il n’est pas matérialiste en soi mais sa conception du monde lui permet de fonder une nouvelle société. Il
n’est donc ni athée ni matérialiste par conviction mais par intérêt. Son
ouvrage n’est alors ni philosophique, ni religieux. Il est essentiellement
politique. Ses Mémoires est avant tout un manifeste politique. Sa conclusion
est un appel à la révolution et à la subversion. Son véritable objectif est de
démolir la société de l’Ancien Régime et donc de briser ses fondements.
« Je souhaiterais d'avoir le bras, la force, le courage et la
masse d'un Hercule pour purger le monde de tous vices et de toutes iniquités,
et d'avoir le plaisir d'assommer tous ces monstres, ministres d'erreurs et
d'iniquité, qui font gémir si pitoyablement tous les peuples de la terre. » Selon Meslier, les régimes politiques de son époque sont
des tyrannies. Leur principal fondement serait la religion qui les crée et les défend.
Par conséquent, en s’attaquant à la religion et en montrant sa fausseté, ils
s’affaibliront et pourront être plus facilement renversés. Ainsi Meslier tente
de démontrer l’inanité de toute religion puis de toute idée de Dieu dans
l’ordre métaphysique, physique et moral pour finalement ébranler le pouvoir
politique. Tout est orienté par cette volonté politique. Son athéisme et son
matérialisme sont nés finalement de sa colère et de son projet politique. Ils
n’ont pas de valeur en soi.
Un titre évocateur : fausseté et mensonge
Prenons le titre de l’ouvrage : « Mémoire
des pensées de J[ean] M[eslier], Prê[tre]-cu[ré] d’Estrep[igny] et de
Bal[aives] sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du
gouvernement des hommes, où l’on voit les démonstrations claires et évidentes
de la fausseté de toutes les divinités, et de toutes les religions du
monde. » Il nous confirme que l’ouvrage
est une œuvre politique. Il associe dans le même combat la monarchie et le
christianisme, sources d’erreurs, d’abus et de fausseté.
Son ambition nous étonne. L’ouvrage
est une réfutation non du christianisme mais de « toutes les religions du monde ». Vaste programme pour un prêtre reclus dans un village des
Ardennes ! Que sait-il en effet des religions du monde entier ? Une telle
prétention ne peut donc se fonder sur une réalité concrète mais uniquement sur le raisonnement et la
philosophie. Pour atteindre son objectif, l’ouvrage devrait être une œuvre
philosophique avec toutes ses exigences. Ce n’est pas le cas. Ce livre est en
effet décevant. Il présente plutôt les religions au travers de faits tirés du
christianisme, voire du paganisme antique. En un mot, le titre est mensonger.
La religion qu’il dénonce est évidemment celle qu’il connaît, c’est-dire le
christianisme.
Dans
son ouvrage, Meslier s’adresse à ses paroissiens. Mais faut-il oublier qu’ils
sont peu nombreux, une centaine d’âmes, et d’une situation sociale difficile ? Son livre leur est en fait inaccessible et inutile. Vaine procédé de polémistes ?! Il s’adresse en
effet à la société, aux chrétiens, aux intellectuels et aux philosophes des
Lumières. Il s’attaque à Descartes, à Malebranche et à Fénelon, ou plutôt à
leurs livres, ou plus exactement à une certaine interprétation et compréhension
de quelques œuvres. Meslier use en fait d’un stratagème classique. Il veut
apparaître comme très proche du bas peuple, attendri par leur
triste sort, préoccupé de leur bonheur. Mais tout cela respire la manipulation, la
ruse, la fausseté… Comment peut-il être profondément préoccupé de leur bonheur
quand pendant plusieurs années il les a mentis ?…
Une œuvre emplie de rage
Les Mémoires est une œuvre virulente, acerbe, pleine de déceptions
et d’amertumes. Meslier a été prêtre pendant 40 ans. Combien d'années de silence, de
mensonges et d’hypocrisie ? Pendant quarante années, il a joué une horrible
comédie devant ses paroissiens, faisant croire à ce qu’il ne croyait pas.
Pouvons-nous imaginer cette double vie ? Une existence de simulacre qui a
du être terrible pour cet homme. Dans son ouvrage, il avoue sa
faiblesse : il n’a pas pu dire la vérité. Certes, une fois mort, il n’a
plus de scrupule, plus d’angoisse. Que pouvons-nous penser de cet homme et de
cette œuvre qui fustigent le mensonge et la « tyrannie » quand lui-même finalement il n’a pas cessé de mentir et de profiter de cette supposée tyrannie ? Oserons-nous utiliser l’un
de ses propres arguments ? Il nous dit en effet qu’un témoignage n’est pas
fiable si le témoin ne l’est pas.
Pire encore. Furieux et agressif, Meslier attaque ses contemporains et accuse
leur lâcheté, leur fourberie mais il est exactement le parfait représentant de
ce qu’il abhorre. Il aurait aimé être le vengeur des opprimés et le poignard qui assassine les tyrans. Mais toute sa vie n’a été que silence, mensonge,
absurdité. Son ouvrage est en fait le manifeste de son impuissance et de sa
lâcheté. Il se lance dans un violent réquisitoire contre la religion et la
société mais ne cherche-t-il pas finalement à se venger et à soulager une
conscience qui a du bien le tourmenter ? Sa rage est sans-doute à la hauteur de
ses tourments…
Comment pouvons-nous donc trouver dans cette colère un esprit
raisonnable ? Une philosophie digne de ce nom peut-elle vraiment émerger
d’un tel esprit ? Nous en doutons. Et le véritable philosophe n’est-il
pas d’abord celui qui sait vivre selon une pensée réfléchie ? Nous sommes surpris de tous les commentaires que nous avons pu trouver sur cet homme. Ils vantent son talent au point de le hausser parmi les plus grands penseurs de l’humanité.
La lecture de son ouvrage suffit à montrer toute la faiblesse, voire les
fautes, d’une pensée sûre d’elle-même mais si éloignée des exigences et de
l’honnêteté philosophiques. Elle n’est que l’expression d’une amertume lourde
de signification…
« Un témoin de la
Vérité est un homme, qui, dans la pauvreté, témoigne pour la Vérité, dans
l’abaissement et le mépris, méconnu, haï, raillé, dédaigné, ridiculisé. Un
témoin de la Vérité est un martyr. »[5]
Références
[1] Œuvres de Jean Meslier, édition animée et coordonnée par Roland Desné, Paris, Anthropos, 1970-1972, 3 tomes.
[2] Richard-Olivier Mayer, Mémoire de Jean Meslier : contre la religion et la tyrannie pour la libération des peuples, Maîtrise de philosophie, Université du Québec à Montréal, mai 2011.
[3] Œuvres de Jean Meslier, tome II, 1971.
[4] Œuvres de Jean Meslier, tome I, 1970.
[5] Kierkegaard cité dans Problèmes et grands courants de la philosophie de Louis Jugnet.
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