La connaissance n’est pas simplement un ensemble d’informations que nous collectons et agrégeons. Elle constitue un savoir qui nous éclaire sur le monde dans lequel nous évoluons et sur les événements dont nous sommes témoins ou acteurs. Elle ne répond pas simplement à un besoin de curiosité, voire de voyeurisme. Réfléchie, elle nous éclaire de manière à ce que nous agissions raisonnablement et de manière libre. Car nous sommes avant tout des êtres raisonnables et libres. Sans la lumière que nous apporte la connaissance, notre volonté agirait à l’aveugle. Ainsi nos actions et notre vie prennent sens. Mais quelle est la valeur de cette connaissance ? Si elle est erronée, que devient le sens de notre existence ?
Vaine quête de sens ?
Le monde dans lequel nous posons des actes est avant
tout un monde de pensées. C’est en effet dans le cadre abstrait de nos pensées
que le plus souvent nous concevons et décidons nos actions qu’ensuite nous actualisons dans
le monde concret. Ce cadre, nous le construisons à partir de nos connaissances,
de nos raisonnements, de nos intuitions. Mais ce cadre dans lequel nous
concevons nos idées et nos actions n’est-il qu’une caverne dans
lequel nous nous débattons comme des pantins ? Notre vie n’est-elle que
mensonge ou vérité ? Vivons-nous dans l’obscurité ou dans la
lumière ?
Dans une société si pressante que la nôtre, nous avons
tendance à croire que la vie n’a de sens que si elle est active, créatrice,
productive. La science elle-même tend à devenir instrumentaliste. Une de ses
tentations est de vouloir avant tout développer une théorie féconde sans se
préoccuper de sa véracité. Nos contemporains semblent vouloir combler leur
existence par d’innombrables activités comme si elles pouvaient donner du sens
à leur vie. Travail, voyage, sport… Tout est bon pour que le temps passe à vive
allure. Malheur à celui qui ne fait rien. Malheur au silence et au repos. Point
de répit dans cette course incessante. Point de repos dans cette marche
haletante. Épuisante frénésie qui emporte une société dans un roulement sans
fin. Ainsi croit-elle à un temps qui s’accélère, peut-être pour parvenir au
plus vite à une fin inéluctable.
Tout cela risque de n’être que du vent. Le monde se
rétrécit, le temps s’accélère dans un vacarme retentissant. Tout cela a-t-il du
sens ? En clair, vivons-nous dans un monde illusoire ou dans la
réalité ? Sommes-nous dans le vrai ou agitons-nous dans une caverne de
plus en plus étroite ? Vérité ou mensonge, telle est la question…
La vérité logique : « la conformité de la pensée avec l’objet »[1]
D'une manière générale, nous disons qu’un récit est vrai
quand il est conforme à ce qu’il s’est passé. Nous
disons aussi qu’une parole est vraie quant elle est conforme à la pensée
qu’elle est censée exprimer. Telle est la sincérité. Lorsqu'une parole ou une
pensée n’est pas conforme à la réalité, nous parlons d’erreur. Lorsqu'elle
semble vraie sans pourtant apporter de preuves suffisantes, nous parlons de
vraisemblance. En cas de tromperie volontaire, il y a mensonge. Selon le
sens commun, la vérité est la conformité à la réalité. Elle consiste dans
« la conformité de la pensée avec
l’objet », «dans l’accord de la connaissance
avec l’objet »[2].
Ainsi elle évalue le rapport du monde abstrait de nos pensées avec le monde
réel qu’il est censé manifester. La vérité est par conséquent dans notre esprit
et plus précisément dans le jugement. Elle fait donc référence à un « sujet connaissant ». Une telle notion de vérité n’a
pas de sens sans jugement, sans esprit, sans raison. Ce sens de la vérité, dite vérité logique, a été défini par Aristote.
Néanmoins, si la vérité logique est dans l’esprit, elle a son
fondement dans la réalité. Elle n’existe en effet que dans le rapport entre un
objet réel et son contenu conceptuel. Il existe une réalité concrète qui se
présente à nous et qui est rendue intelligible pour l’esprit. La vérité logique consiste donc dans la conformité entre ces réalités concrète et conçue.
La vérité logique porte sur un discours ou plus
précisément sur une affirmation ou une négation. Elle ne porte pas sur des
termes mais sur des relations que nous établissons entre eux. Le mot « sirène » n’est ni vrai, ni faux
alors que l’affirmation « la sirène
existe » est fausse. La vérité logique se rattache donc à un énoncé et
à un langage d’où le terme de logique. La phrase « un chien est un insecte » est fausse car elle relie de
manière erronée deux choses réelle mais se rapporte à aucune
réalité. La vérité se trouve ainsi dans les relations que nous établissons
entre des concepts. Elle nécessite cohérence dans le discours selon les
principes qui régissent un raisonnement vrai : principe d’identité, de
non-contradiction et de causalité.
Vérité formelle : principe d’identité, de
non-contradiction et de causalité
La vérité peut aussi porter sur un raisonnement. Un raisonnement est
dit vrai ou exact quand il suit exactement des principes indubitablement vrais
sans référence aux objets qu’il manipule. Seul est en effet jugé l’enchaînement
des propositions et non les propositions en elles-mêmes. La pensée est
finalement en accord avec elle-même sans rapport à une quelconque réalité. Elle
n’a de sens que dans l’homme raisonnant. Elle demeure encore dans un jugement. Cette
vérité est parfois dite formelle. Elle est la finalité de la logique et des
mathématiques.
Un raisonnement vrai doit se soumettre à trois
principes reconnus traditionnellement comme étant vrais. Une table est une
table et non pas une chaise et demeurera table tant qu’elle le sera. C’est le
principe d’identité. Chaque chose est une et reste identique à elle-même. Une
chose ne peut pas être ce qu’elle n’est pas. Une table ne peut pas être en même
temps une chaise. Elle ne peut pas être blanche et noire en même temps. Les
choses contraires peuvent coexister ensemble mais ne sont pas les mêmes choses.
La table peut être à moitié blanche et à moitié noire. Nous ne pouvons pas être
mort et vivant à la fois puisque la mort est le contraire de la vie. C’est le
principe de non-contradiction. Une troisième règle de raisonnement est le
principe de causalité selon lequel tout effet, toute existence a une cause : la cause
est antérieure à l’effet et sans la cause, point d'effet. La vérité d’un raisonnement se fonde donc sur ces
trois évidences reconnues comme étant conformes aux principes de la réalité.
Elle a toujours son fondement sur la réalité même si la réalité des objets que
manipule le raisonnement n’a guère d’importance.
Vérité ontologique : « autant une chose a de l’être, autant elle a de vérité »[3]
Il existe une autre conception de la vérité, dite
vérité ontologique,
qu’a défendue en particulier Platon. Dans la vision platonicienne, la réalité
est réductible à des éléments intellectuels éternels et immuables tels que des
idées. Ce sont des éléments séparés du monde concret. Les platoniciens
considèrent ainsi un monde intelligible à partir duquel est tiré le monde
concret.
Toute vérité a son fondement dans la réalité
Ainsi quand nous parlons de choses vraies, nous
employons soit le sens platonicien pour exprimer la réalité de la chose en
elle-même en rapport avec des idées abstraites existantes réellement, soit le sens
aristotélicien pour désigner que nous la pensons réellement telle qu’elle est.
Dans le premier cas, la vérité est hors de tout homme, dans le second, il est
dans un jugement et dépend de l’homme connaissant.
Que nous parlons de vérité dans un sens logique ou
ontologique, nous faisons toujours référence à la réalité, à un monde extérieur
à nous. Dans le premier cas, ancrée dans l’esprit, la vérité a pour fondement la
réalité et fait référence à un sujet connaissant ; dans le second, inhérente
aux choses réelles, elle est la réalité par laquelle le monde concret est
intelligible. Dans les deux cas, la vérité n’a de sens que s’il existe une
réalité.
Qu’elle soit logique ou ontologique, la vérité ne peut
qu’être une et immuable puisque le rapport entre les objets se fonde toujours
sur une réalité qui est une. La conformité est ou n’est pas. Rompre ce lien
revient alors à enlever cette unité et cette immuabilité.
Et c’est parce qu’elle est une et immuable qu’elle est une référence, une norme, une règle. C’est parce qu’elle nous rattache à la réalité qu’elle est un bien à acquérir. Rompre ce lien revient à lui enlever toute valeur, à lui faire perdre tout sens. Or sans ce bien, que vaut notre intelligence ? Que devenons-nous ? Notre vie n’a plus de sens, encore moins de liberté…
Et c’est parce qu’elle est une et immuable qu’elle est une référence, une norme, une règle. C’est parce qu’elle nous rattache à la réalité qu’elle est un bien à acquérir. Rompre ce lien revient à lui enlever toute valeur, à lui faire perdre tout sens. Or sans ce bien, que vaut notre intelligence ? Que devenons-nous ? Notre vie n’a plus de sens, encore moins de liberté…
Le kantisme voit par exemple la vérité dans une pensée
ou un jugement conforme avec notre perception de la réalité et non avec la
réalité elle-même puisque selon cette philosophie, la réalité est inaccessible
à l’homme. La vérité est donc le rapport entre deux objets abstraits que
conçoit l’homme. La vérité se fonde donc sur l’esprit qui perçoit la réalité et
qui en construit une image. Elle est ainsi construite. Elle devient. Elle n’est
pas…
Dans l’essentialisme, l’idée d’une perception
individuelle de la réalité est encore accentuée. Elle est propre à un individu
et plus précisément à son expérience concrète. La vérité est donc propre à
chacun d’entre nous. Elle se construit au gré de notre expérience. Dans une
pensée encore plus extrême, la vérité finit par se réduire à soi. Est vrai ce
que je juge vrai. Ainsi finit-on par penser que le monde n’est finalement que
soi-même. « Rien n’existe assurément
que moi et mes représentations, toute autre chose étant au moins douteuse. »[4] Tel est
le solipsisme. Existe ce qui
est vrai …
Pour d’autres philosophies, seule compte la vision de
la réalité que forme progressivement la science selon l’idée d’un progrès
irrémédiable. La vérité relève alors de la connaissance scientifique de la
réalité, certes approximative mais toujours en amélioration. Ainsi est vraie ce
qui est considéré vrai scientifiquement, c’est-à-dire en rapport avec une
théorie scientifique à une époque donnée en attendant une autre théorie plus
vraie, plus performante, plus féconde. La vérité évolue ainsi selon les progrès
scientifiques. Fruit de l’effort et de la recherche, elle se construit. Tel est le scientisme et tous ses avatars...
Qu’elles soient vues comme connaissances scientifiques
ou empiriques, la vérité apparaît dans ces conceptions comme le fruit de
l’effort et de la recherche. Elle se construit progressivement de manière
dialectique…
Dans une pensée plus pragmatique, la vérité ne présente
un intérêt que si elle est vérifiable, voire utile. Est même vrai ce qui permet
d’agir et de manipuler le réel. Ainsi la vérité d’une proposition se mesure
selon ses conséquences.
Proche de l’essentialisme et du pragmatisme, une autre
pensée en vient même à ne voir la vérité que dans l’action, que dans une
manière de vivre.
Si certains philosophes tentent de définir ce qu’est la
vérité ou comment elle se construit, d’autres ont fini par ne plus croire en sa
définition, en son existence, en son élaboration. Selon le déflationnisme, la vérité est
indéfinissable et n’a aucune valeur.
Finalement, il existe de nombreuses conceptions de la
vérité radicalement différentes. Elles la trouvent dans les choses, dans la
pensée ou dans le discours, défendent son objectivité ou sa subjectivité, la
présentent éternelle et immuable ou ne songent qu’à sa construction et à son
évolution. La science moderne ravive ce débat comme nous avons pu le voir dans
notre étude sur les interprétations de la physique quantique [5]. Mais quand
autrefois, les discussions portaient plutôt sur la notion même de la vérité,
aujourd'hui, les regards portent plutôt sur sa construction. Elle n’est plus,
elle devient. Nous constatons une même tendance dans les sciences de la nature
totalement orientées vers l’évolutionnisme et dans les sciences plus
intéressées par le principe d’action que par le principe de l’être.
La réalité n’est donc plus vue en elle-même. Elle semble
même être éloignée de toute préoccupation. Elle est délaissée, ignorée,
abandonnée. L’important n’est plus de savoir ce qu’elle est mais comment elle
est perçue et plus précisément comment elle est construite. Nous ne voulons plus voir les choses comme elles sont mais comme nous les concevons. Ainsi nous arrivons
à croire que les choses sont comme nous les pensons, qu’elles sont soumises à
notre intelligence et à notre bon-vouloir.
Nous sommes fortement influencés par cette tendance qui
nous porte vers l’action, le mouvement, l’agitation et nous éloigne de l’être, du
repos, de la contemplation. Nous pensons davantage à construire une réalité qui
correspond plus à nos envies, à nos convictions, à nos ambitions qu’à nous
soumettre à la réalité. Comment pouvons-nous alors entendre Dieu dans l’agitation,
la fuite et l’illusion ? Dieu nous rappellent à la
réalité et nous éloignent de nos vanités.
Références
[1] Descartes à Mersenne, lettre du 16 octobre 1639.
[2] Kant, Logique, Introduction, VII.
[3] Saint Albert le Grand, Métaphysique.
[4]Antoine Grosjean, Solipsisme dans Rencontres de Sophie 2010.
[5] Voir Émeraude de février à avril 2014.
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