" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 19 mai 2014

Vérité et réalité


La connaissance n’est pas simplement un ensemble d’informations que nous collectons et agrégeons. Elle constitue un savoir qui nous éclaire sur le monde dans lequel nous évoluons et sur les événements dont nous sommes témoins ou acteurs. Elle ne répond pas simplement à un besoin de curiosité, voire de voyeurisme. Réfléchie, elle nous éclaire de manière à ce que nous agissions raisonnablement et de manière libre. Car nous sommes avant tout des êtres raisonnables et libres. Sans la lumière que nous apporte la connaissance, notre volonté agirait à l’aveugle. Ainsi nos actions et notre vie prennent sens. Mais quelle est la valeur de cette connaissance ? Si elle est erronée, que devient le sens de notre existence ?


Vaine quête de sens ?
Le monde dans lequel nous posons des actes est avant tout un monde de pensées. C’est en effet dans le cadre abstrait de nos pensées que le plus souvent nous concevons et décidons nos actions qu’ensuite nous actualisons dans le monde concret. Ce cadre, nous le construisons à partir de nos connaissances, de nos raisonnements, de nos intuitions. Mais ce cadre dans lequel nous concevons nos idées et nos actions n’est-il qu’une caverne dans lequel nous nous débattons comme des pantins ? Notre vie n’est-elle que mensonge ou vérité ? Vivons-nous dans l’obscurité ou dans la lumière ?
Dans une société si pressante que la nôtre, nous avons tendance à croire que la vie n’a de sens que si elle est active, créatrice, productive. La science elle-même tend à devenir instrumentaliste. Une de ses tentations est de vouloir avant tout développer une théorie féconde sans se préoccuper de sa véracité. Nos contemporains semblent vouloir combler leur existence par d’innombrables activités comme si elles pouvaient donner du sens à leur vie. Travail, voyage, sport… Tout est bon pour que le temps passe à vive allure. Malheur à celui qui ne fait rien. Malheur au silence et au repos. Point de répit dans cette course incessante. Point de repos dans cette marche haletante. Épuisante frénésie qui emporte une société dans un roulement sans fin. Ainsi croit-elle à un temps qui s’accélère, peut-être pour parvenir au plus vite à une fin inéluctable.

Et entre deux activités, lors de leurs déplacements ou lors des rares moments de repos, nos contemporains occupent encore leur esprit par des livres, des films, de la musique, des jeux... Tablettes, i-phones et autres gadgets, les médias répondent à ce besoin sans cesse renaissant. Ils les créent aussi. Enfermés dans leur casque, nos contemporains agitent leur esprit au rythme d’une musique toujours frémissante. Les jeux les étreignent dans d’attrayantes distractions. Ou encore voguant allègrement sur le Web, de page en page, ils recherchent des trésors et des secrets en quête de sensations et de scandales. Et l’ennui toujours menaçant, certains s’épuisent enfin dans la chair avant de se perdre dans les bras de Morphée…
Tout cela risque de n’être que du vent. Le monde se rétrécit, le temps s’accélère dans un vacarme retentissant. Tout cela a-t-il du sens ? En clair, vivons-nous dans un monde illusoire ou dans la réalité ? Sommes-nous dans le vrai ou agitons-nous dans une caverne de plus en plus étroite ? Vérité ou mensonge, telle est la question…
La vérité logique : « la conformité de la pensée avec l’objet »[1]
D'une manière générale, nous disons qu’un récit est vrai quand il est conforme à ce qu’il s’est passé. Nous disons aussi qu’une parole est vraie quant elle est conforme à la pensée qu’elle est censée exprimer. Telle est la sincérité. Lorsqu'une parole ou une pensée n’est pas conforme à la réalité, nous parlons d’erreur. Lorsqu'elle semble vraie sans pourtant apporter de preuves suffisantes, nous parlons de vraisemblance. En cas de tromperie volontaire, il y a mensonge. Selon le sens commun, la vérité est la conformité à la réalité. Elle consiste dans « la conformité de la pensée avec l’objet », «dans l’accord de la connaissance avec l’objet »[2]. Ainsi elle évalue le rapport du monde abstrait de nos pensées avec le monde réel qu’il est censé manifester. La vérité est par conséquent dans notre esprit et plus précisément dans le jugement. Elle fait donc référence à un « sujet connaissant ». Une telle notion de vérité n’a pas de sens sans jugement, sans esprit, sans raison. Ce sens de la vérité, dite vérité logique, a été défini par Aristote.
Néanmoins, si la vérité logique est dans l’esprit, elle a son fondement dans la réalité. Elle n’existe en effet que dans le rapport entre un objet réel et son contenu conceptuel. Il existe une réalité concrète qui se présente à nous et qui est rendue intelligible pour l’esprit. La vérité logique consiste donc dans la conformité entre ces réalités concrète et conçue
La vérité logique porte sur un discours ou plus précisément sur une affirmation ou une négation. Elle ne porte pas sur des termes mais sur des relations que nous établissons entre eux. Le mot « sirène » n’est ni vrai, ni faux alors que l’affirmation « la sirène existe » est fausse. La vérité logique se rattache donc à un énoncé et à un langage d’où le terme de logique. La phrase « un chien est un insecte » est fausse car elle relie de manière erronée deux choses réelle mais se rapporte à aucune réalité. La vérité se trouve ainsi dans les relations que nous établissons entre des concepts. Elle nécessite cohérence dans le discours selon les principes qui régissent un raisonnement vrai : principe d’identité, de non-contradiction et de causalité.
Vérité formelle : principe d’identité, de non-contradiction et de causalité
La vérité peut aussi porter sur un raisonnement. Un raisonnement est dit vrai ou exact quand il suit exactement des principes indubitablement vrais sans référence aux objets qu’il manipule. Seul est en effet jugé l’enchaînement des propositions et non les propositions en elles-mêmes. La pensée est finalement en accord avec elle-même sans rapport à une quelconque réalité. Elle n’a de sens que dans l’homme raisonnant. Elle demeure encore dans un jugement. Cette vérité est parfois dite formelle. Elle est la finalité de la logique et des mathématiques.
Un raisonnement vrai doit se soumettre à trois principes reconnus traditionnellement comme étant vrais. Une table est une table et non pas une chaise et demeurera table tant qu’elle le sera. C’est le principe d’identité. Chaque chose est une et reste identique à elle-même. Une chose ne peut pas être ce qu’elle n’est pas. Une table ne peut pas être en même temps une chaise. Elle ne peut pas être blanche et noire en même temps. Les choses contraires peuvent coexister ensemble mais ne sont pas les mêmes choses. La table peut être à moitié blanche et à moitié noire. Nous ne pouvons pas être mort et vivant à la fois puisque la mort est le contraire de la vie. C’est le principe de non-contradiction. Une troisième règle de raisonnement est le principe de causalité selon lequel tout effet, toute existence a une cause : la cause est antérieure à l’effet et sans la cause, point d'effet. La vérité d’un raisonnement se fonde donc sur ces trois évidences reconnues comme étant conformes aux principes de la réalité. Elle a toujours son fondement sur la réalité même si la réalité des objets que manipule le raisonnement n’a guère d’importance.
Vérité ontologique : « autant une chose a de l’être, autant elle a de vérité »[3]
Il existe une autre conception de la vérité, dite vérité ontologique, qu’a défendue en particulier Platon. Dans la vision platonicienne, la réalité est réductible à des éléments intellectuels éternels et immuables tels que des idées. Ce sont des éléments séparés du monde concret. Les platoniciens considèrent ainsi un monde intelligible à partir duquel est tiré le monde concret.




Toute vérité dans le créé consiste alors en la conformité avec le monde intelligible. Une chose est vraie si elle est ce qui est véritablement. Ainsi cette notion de vérité ne fait référence à aucun sujet connaissant puisqu'elle est dans les choses considérées en elles-mêmes. La vérité est dans l’être d’où le terme d’ontologique. « Autant une chose a de l’être, autant elle a de vérité ». Nous parlons donc de vérité pour signifier qu’une chose est ce qu’elle est en toute objectivité, c’est-à-dire quand il y a accord entre ce qu’elle doit être d’après sa nature et ce qu’elle est réellement. La table est dite vraie quand elle possède les propriétés de la table que nous savons appartenir à sa nature, c’est-à-dire selon des propriétés reconnues comme étant celles de la table. Nous rapportons donc un objet avec des idées abstraites qui le définissent et qui ne dépendent pas de nous.
Toute vérité a son fondement dans la réalité
Ainsi quand nous parlons de choses vraies, nous employons soit le sens platonicien pour exprimer la réalité de la chose en elle-même en rapport avec des idées abstraites existantes réellement, soit le sens aristotélicien pour désigner que nous la pensons réellement telle qu’elle est. Dans le premier cas, la vérité est hors de tout homme, dans le second, il est dans un jugement et dépend de l’homme connaissant.
Que nous parlons de vérité dans un sens logique ou ontologique, nous faisons toujours référence à la réalité, à un monde extérieur à nous. Dans le premier cas, ancrée dans l’esprit, la vérité a pour fondement la réalité et fait référence à un sujet connaissant ; dans le second, inhérente aux choses réelles, elle est la réalité par laquelle le monde concret est intelligible. Dans les deux cas, la vérité n’a de sens que s’il existe une réalité.
Qu’elle soit logique ou ontologique, la vérité ne peut qu’être une et immuable puisque le rapport entre les objets se fonde toujours sur une réalité qui est une. La conformité est ou n’est pas. Rompre ce lien revient alors à enlever cette unité et cette immuabilité. 

Et c’est parce qu’elle est une et immuable qu’elle est une référence, une norme, une règle. C’est parce qu’elle nous rattache à la réalité qu’elle est un bien à acquérir. Rompre ce lien revient à lui enlever toute valeur, à lui faire perdre tout sens. Or sans ce bien, que vaut notre intelligence ? Que devenons-nous ? Notre vie n’a plus de sens, encore moins de liberté…

Mais des philosophes tendent à rompre tout lien entre la vérité et la réalité
Le kantisme voit par exemple la vérité dans une pensée ou un jugement conforme avec notre perception de la réalité et non avec la réalité elle-même puisque selon cette philosophie, la réalité est inaccessible à l’homme. La vérité est donc le rapport entre deux objets abstraits que conçoit l’homme. La vérité se fonde donc sur l’esprit qui perçoit la réalité et qui en construit une image. Elle est ainsi construite. Elle devient. Elle n’est pas…
Dans l’essentialisme, l’idée d’une perception individuelle de la réalité est encore accentuée. Elle est propre à un individu et plus précisément à son expérience concrète. La vérité est donc propre à chacun d’entre nous. Elle se construit au gré de notre expérience. Dans une pensée encore plus extrême, la vérité finit par se réduire à soi. Est vrai ce que je juge vrai. Ainsi finit-on par penser que le monde n’est finalement que soi-même. « Rien n’existe assurément que moi et mes représentations, toute autre chose étant au moins douteuse. »[4] Tel est le solipsisme. Existe ce qui est vrai …
Pour d’autres philosophies, seule compte la vision de la réalité que forme progressivement la science selon l’idée d’un progrès irrémédiable. La vérité relève alors de la connaissance scientifique de la réalité, certes approximative mais toujours en amélioration. Ainsi est vraie ce qui est considéré vrai scientifiquement, c’est-à-dire en rapport avec une théorie scientifique à une époque donnée en attendant une autre théorie plus vraie, plus performante, plus féconde. La vérité évolue ainsi selon les progrès scientifiques. Fruit de l’effort et de la recherche, elle se construit. Tel est le scientisme et tous ses avatars...
Qu’elles soient vues comme connaissances scientifiques ou empiriques, la vérité apparaît dans ces conceptions comme le fruit de l’effort et de la recherche. Elle se construit progressivement de manière dialectique…
Dans une pensée plus pragmatique, la vérité ne présente un intérêt que si elle est vérifiable, voire utile. Est même vrai ce qui permet d’agir et de manipuler le réel. Ainsi la vérité d’une proposition se mesure selon ses conséquences. 
Proche de l’essentialisme et du pragmatisme, une autre pensée en vient même à ne voir la vérité que dans l’action, que dans une manière de vivre.
Si certains philosophes tentent de définir ce qu’est la vérité ou comment elle se construit, d’autres ont fini par ne plus croire en sa définition, en son existence, en son élaboration. Selon le déflationnisme, la vérité est indéfinissable et n’a aucune valeur.
Finalement, il existe de nombreuses conceptions de la vérité radicalement différentes. Elles la trouvent dans les choses, dans la pensée ou dans le discours, défendent son objectivité ou sa subjectivité, la présentent éternelle et immuable ou ne songent qu’à sa construction et à son évolution. La science moderne ravive ce débat comme nous avons pu le voir dans notre étude sur les interprétations de la physique quantique [5]. Mais quand autrefois, les discussions portaient plutôt sur la notion même de la vérité, aujourd'hui, les regards portent plutôt sur sa construction. Elle n’est plus, elle devient. Nous constatons une même tendance dans les sciences de la nature totalement orientées vers l’évolutionnisme et dans les sciences plus intéressées par le principe d’action que par le principe de l’être.
La réalité n’est donc plus vue en elle-même. Elle semble même être éloignée de toute préoccupation. Elle est délaissée, ignorée, abandonnée. L’important n’est plus de savoir ce qu’elle est mais comment elle est perçue et plus précisément comment elle est construite. Nous ne voulons plus voir les choses comme elles sont mais comme nous les concevons. Ainsi nous arrivons à croire que les choses sont comme nous les pensons, qu’elles sont soumises à notre intelligence et à notre bon-vouloir.
Nous sommes fortement influencés par cette tendance qui nous porte vers l’action, le mouvement, l’agitation et nous éloigne de l’être, du repos, de la contemplation. Nous pensons davantage à construire une réalité qui correspond plus à nos envies, à nos convictions, à nos ambitions qu’à nous soumettre à la réalité. Comment pouvons-nous alors entendre Dieu dans l’agitation, la fuite et l’illusion ? Dieu nous rappellent à la réalité et nous éloignent de nos vanités.





Références
[1] Descartes à Mersenne, lettre du 16 octobre 1639.
[2] Kant, Logique, Introduction, VII.
[3] Saint Albert le Grand, Métaphysique.
[4]Antoine Grosjean, Solipsisme dans Rencontres de Sophie 2010.

[5] Voir Émeraude de février à avril 2014.

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