Si la réalité n’existait pas, toute quête de
vérité serait vouée à l’échec. La vérité n’aurait aucun sens. La question
n’est pourtant pas anodine. De nombreux philosophes et scientifiques se sont
disputés et se disputent encore pour définir ce qu’est la réalité. Certains doutent de son existence, voire la nie. Pour ces derniers, elle dépendrait
de l’homme comme si sans l’homme, elle ne serait pas. Il n’y aurait donc pas de
vérité. Mais le Monde a existé sans lui comme le Monde peut exister sans lui.
D'autres confondent réalité et perception de la réalité
ou réduisent la réalité à ce qui est perceptible à nos sens ou accessible à un
instrument de mesure. Serait ainsi supposé réel ce que nos sens peuvent
recueillir de son environnement. Tout objet que nous ne pouvons pas voir, sentir,
entendre ou mesurer, et donc qui échapperait à notre connaissance serait par
conséquent irréel. Seul existerait le Monde sensible à l’homme ou à ses outils.
Que deviendrait alors la réalité que perçoivent les animaux aux sens plus
développés ?
Nous pouvons aussi connaître un objet sans que nos sens
nous le présentent. A chaque instant, nous pouvons concevoir des idées et des
choses réelles ou imaginaires, disparues ou à venir. Mais leur conception ne
vient pas ex nihilo de notre cerveau. Elle s’élabore à partir de notre mémoire,
d’un raisonnement plus ou moins exact, de l’intuition, voire du subconscient.
Nous pouvons ainsi imaginer une chose sans pourtant la percevoir. A un moment
donné, nos sens nous ont fournis des informations que nous avons su utiliser et
réutiliser. C’est pourquoi « il n’y
a rien dans l’intelligence qui n’ait été donné dans la sensation ». Une
loi physique n’échappe pas à cette règle. Elle est issue d’un principe qui
résulte d’une observation. Tout ce que nous percevons de la réalité vient
nécessairement de la réalité. L’enjeu est donc de comparer la réalité avec notre
perception de la réalité…
Parfois, nous confondons réalité et nature. La réalité est dans certains esprits réduite à de la matière et à ses composants sensibles. Certaines choses peuvent aussi être accessibles à l’homme par des formules et des théories. De nombreuses découvertes ont été faites uniquement par le calcul, par l’intuition ou par un raisonnement déductif. L’hypothèse de l’existence de l’atome a été formulée avant que nous puissions effectivement la constater par l’expérience. La réalité peut donc se dévoiler en dehors de nos sens au moyen de l’intelligence. La réalité englobe et dépasse la nature.
La plupart des animaux la perçoit mieux sans néanmoins
mieux la connaître. L’intelligence nous permet en effet d’accéder à une
plus grande connaissance de la réalité, à étendre sa perception au-delà de ses
capacités physiques, à lui donner du sens.
Pouvons-nous considérer que la réalité est ce que l’intelligence et les sens peuvent saisir ? Elle serait alors à la mesure de l’homme. Mais que sommes-nous dans l’Univers ? L’homme est un être paradoxal. Plus il découvre sa petitesse sur une planète perdue dans l’espace, plus il centre le Monde autour de lui. Plus sa science lui dévoile son ignorance et sa vanité, plus il cherche à dépendre la réalité de lui. Vaine illusion d’un roi déchu ?
Est réel ce qui existe et non ce qui est accessible à
l’homme par ses sens ou par son intelligence ou encore par tout instrument
aussi perfectionné soit-il. La réalité le dépasse. Seule une partie de la
réalité lui est connue. Ainsi sa connaissance de la réalité est-elle naturellement limitée.
La réalité est ce qui est effectivement, véritablement.
Elle n’est ni perception, ni abstraction. Elle est ni figure, ni
représentation, ni modèle. Le monde qui apparaît sur un écran d’ordinateur
n’est pas réel en dépit de l’extraordinaire qualité de l’image et de ses
capacités tactiles, en dépit de ses liens de plus en plus étroits avec la
réalité, en dépit même de ses performances sans cesse croissantes. C’est un
monde parfaitement virtuel derrière lequel se cache la mathématisation d’une
perception de la réalité. Ne sont pas non plus réelles les visions du monde
qu’élaborent rigoureusement les théories scientifiques. Ces dernières tentent de
décrire la réalité non dans sa totalité mais selon un point de vue et des
approximations. Elle est une certaine vision de la réalité, généralement construite
à partir d’une philosophie ou d’une conviction. L’art est aussi une image de la
réalité. Cette image résulte de la sensibilité et des qualités de l’artiste. Parfois,
elle n’est que le reflet d’une vie intérieure. Une peinture peut être
totalement abstraite et surréelle tout en voulant nous donner une certaine
connaissance de la réalité.
Pouvons-nous alors connaître la réalité telle qu’elle
est, une réalité qui ne se réduit par à une certaine image inexacte,
approximative ? Ce que nous percevons et imaginons comme réel est-il vraiment
réel ?
La physique quantique nous montre une certaine
interférence dans le monde de l’infiniment petit entre l’objet de notre
connaissance et le fait de connaître. Cela doit-il nous surprendre quand nous
voyons que l’observation ou la mesure mise en œuvre est un phénomène physique à
l’échelle des particules ? Observer ou mesurer à cette dimension revient en
effet à réagir avec la réalité.
Un enfant découvre le monde en agissant avec lui. Il
apprend rapidement la dangerosité d’une flamme en se brûlant, la nocivité des
ronces en se piquant, la suavité du chocolat en le goûtant. C’est en étant au
contact de la réalité que ses sens le relient à la réalité. Sans action
extérieure, sans stimuli, ses organes sensoriels seraient bien muets et le
monde inaccessible. Sans onde sonore et sans milieu pour la transmettre,
comment l’oreille peut-elle entendre ? Sans l’ingénieux système auditif,
récepteur et amplificateur extraordinaire, comment le bruit serait-il
perceptible ? L’oreille peut-il modifier le son ? Peut-elle modifier l’air qui le porte ? La réalité existe
avant même que nous sachions qu’elle existe.
Songeons un instant à la spécificité de nos sens. Nous en avons cinq : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odeur et le goût. Certains peuvent modifier l’objet connu en le saisissant comme le toucher. D’autres n’ont aucune action sur le monde sensible car la source et le récepteur ne peuvent pas être en contact. L'action est unidirectionnelle. Les organes sensoriels ne font que subir comme l’oreille ou le nez. Les sens sont les seules fenêtres qui nous ouvrent à la connaissance du monde extérieur. Ponts bien fragiles entre notre vie intérieure et extérieure…
Imaginons une scène, en particulier un vase sur une
table, très proche du bord. Imaginons aussi que nous sommes dépourvus de tous
les sens sauf du toucher. Imaginons enfin que le monde ne nous est accessible
que par les mains. Nous tâtons donc le rebord de la table et nous n’y
trouvons rien. Nous en déduisons donc qu’il n’y a rien sur la table. Puis en
cherchant bien, nous découvrons des objets éparpillés au pied de la table. Nous
nous apercevons rapidement qu’il s’agit de morceaux de verres de dimensions
disparates. Que pouvons-nous en déduire ? Pouvons-nous supposer qu’il
s’agit des débris d’un vase brisé qui peut-être était posé sur la
table avant qu’il ne soit cassé ? Pouvons-nous songer que nous l’avons nous-mêmes
cassé en l’effleurant ? Cela n’est vrai que si nous
savions qu’effectivement, il était posé sur le rebord de la table avant que
notre main l’effleure. Mais cette hypothèse est-elle pensable puisque nous ignorons tout et que nous pouvons imaginer d’autres scénarios aussi vraisemblables ?
Point d’oreilles pour entendre le brisement du vase.
Point d’œil pour le voir se casser sur le sol. Point de témoins pour nous
décrire la scène. Peut-être avons-nous senti un objet en l’effleurant, objet qui
soudain s’est évanoui ? Peut-être que forts de notre mémoire, nous savons que
nous sommes bien maladroits et que nous avons déjà vécu une telle scène. Ayant
déjà connu un vase, sa fragilité et la facilité de le casser au moindre geste
brusque, nous pouvons en effet en déduire que ces morceaux ne sont que des
débris d’un vase cassé, vase brisé par notre maladresse. Mais pour que notre mémoire nous apporte son aide, faut-il déjà avoir
saisi cette connaissance mais seuls, sans regard et sans ouïe, en sommes-nous vraiment
capables ?
Avons-nous finalement cassé le
vase ? Ou autre suggestion, une autre personne aurait pu commettre la même
faute avant que nous découvrions son méfait. Comment le savoir ?
Comment connaître la réalité si notre toucher est le seul moyen de la connaître ?
Le fait de vouloir connaître l’objet nous a peut-être finalement refusé sa
connaissance. Pouvons-nous en conclure que cette réalité est le fruit de notre
conscience ? Que la réalité résulte du toucher ? Nous pouvons
simplement admettre que le fait de toucher a peut-être modifié un objet déjà
existant …
La conclusion la plus évidente est d’avouer notre
impuissance à connaître la réalité par le seul toucher et plus précisément de reconnaître les limites d'un sens livré à lui-même. Mais heureusement, nos autres sens
nous apportent des informations qui ensemble nous éclairent davantage sur le
monde qui nous entoure. Leur complémentarité nous est précieuse.
Nous pourrions aussi conclure que l’intelligence associée à la mémoire nous est aussi indispensable dans la connaissance du monde. A
partir des informations que fournissent nos sens, la raison construit
mentalement une image des objets qui nous entourent, les reliant entre eux dans
l’espace et le temps. Ainsi les dote-t-elle d’une histoire, d’une cause, d’une
origine. Elle peut même rectifier ou rejeter des informations trompeuses que peuvent fournir nos
sens. Conscients de certains phénomènes d’optique, nous pouvons de nous-mêmes
réinterpréter ce que les yeux ont pu percevoir. Mais livrée à elle-même, sans
apprentissage et sans instruction, notre intelligence peut nous égarer dans de
mauvaises interprétations, probablement à cause d’évidences trompeuses, de
préjugés ou de mensonges.
L’homme est par nature un être social. Il vit en famille et en société. Son intelligence se forme dans un milieu propre qui lui assure un progrès dans la voie de la connaissance. C’est aussi par le témoignage et l’éducation que l’homme connaît et se connaît. Retirer l’homme de la société, ignorer sa nature, négliger toutes ses capacités et ses limites... Bref, ignorer la réalité ne peut que nous condamner à l'erreur. Extraire l’homme du monde et le méconnaître, cela revient à bâtir une réalité qui n’existe pas en vérité si ce n’est dans nos pensées. Extraire un objet de son environnement, c'est prendre aussi le risque de construire un monde virtuel.
Ainsi ce que nous construisons dans nos pensés et ce que nous percevons peuvent être différents de la réalité. Cela ne signifie pas que nous sommes dans l’incapacité de connaître la réalité. La totalité de la réalité ne nous est pas naturellement accessible mais une réalité partielle est connaissable. Notre connaissance naturelle de la réalité – et non la réalité elle-même - est réduite à la mesure de nos capacités physiques, intellectuelles et technologiques.
Mais comment dans notre quête de connaissance,
pouvons-nous éviter l’erreur? Par le jugement de personnes compétentes,
par l’exercice de l’intelligence et par la réalité elle-même. Livré à lui-même,
l’homme raisonnable ne peut que se perdre dans ses pensées. Il se renferme sur
lui-même et à la réalité. Ainsi doit-il s’ouvrir à la connaissance et au jugement d’autrui
comme il doit demeurer fidèle au monde qu’il l’entoure. Il doit se fier à sa
raison sans cependant s’en rendre esclave au point d’être déraisonnable. Le
monde virtuel que nous avons tendance à créer disparaît vite au contact de la réalité.
S’y soumettre, telle est peut-être le premier pas de la sagesse …
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