" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 15 mai 2014

Qu'est ce que la réalité ?

Si la réalité n’existait pas, toute quête de vérité serait vouée à l’échec. La vérité n’aurait aucun sens. La question n’est pourtant pas anodine. De nombreux philosophes et scientifiques se sont disputés et se disputent encore pour définir ce qu’est la réalité. Certains doutent de son existence, voire la nie. Pour ces derniers, elle dépendrait de l’homme comme si sans l’homme, elle ne serait pas. Il n’y aurait donc pas de vérité. Mais le Monde a existé sans lui comme le Monde peut exister sans lui.
D'autres confondent réalité et perception de la réalité ou réduisent la réalité à ce qui est perceptible à nos sens ou accessible à un instrument de mesure. Serait ainsi supposé réel ce que nos sens peuvent recueillir de son environnement. Tout objet que nous ne pouvons pas voir, sentir, entendre ou mesurer, et donc qui échapperait à notre connaissance serait par conséquent irréel. Seul existerait le Monde sensible à l’homme ou à ses outils. Que deviendrait alors la réalité que perçoivent les animaux aux sens plus développés ?

Notre perception de la réalité ne provient pas directement de nos sens mais résulte de notre activité cérébrale. A partir des données que fournissent nos sens, nous réalisons une opération d’abstraction pour se représenter l’objet perçu et l’abstraire de sa matérialité. Ce qui est matériel devient ainsi pensée, idée, notion. La chose saisie intellectuellement devient alors connue. Nous prenons conscience de l’objet au moment où nous le reconnaissons et l’identifions en fonction de la représentation mentale que nous en avons faite. L’existence d’un objet n’a donc de sens pour nous qu’au moment où nous en avons conscience après ce travail d’abstraction. Ainsi, la réalité telle que nous la percevons est le produit de notre conscience. Elle dérive des informations que nos sens ont extraites de la réalité et d’un travail de composition, de division, de comparaison que nous réalisons dans la phase d’abstraction. Cette représentation de la réalité est-elle encore la réalité ? Si elle est effectivement conforme à la réalité, elle est dite vraie.
Nous pouvons aussi connaître un objet sans que nos sens nous le présentent. A chaque instant, nous pouvons concevoir des idées et des choses réelles ou imaginaires, disparues ou à venir. Mais leur conception ne vient pas ex nihilo de notre cerveau. Elle s’élabore à partir de notre mémoire, d’un raisonnement plus ou moins exact, de l’intuition, voire du subconscient. Nous pouvons ainsi imaginer une chose sans pourtant la percevoir. A un moment donné, nos sens nous ont fournis des informations que nous avons su utiliser et réutiliser. C’est pourquoi « il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été donné dans la sensation ». Une loi physique n’échappe pas à cette règle. Elle est issue d’un principe qui résulte d’une observation. Tout ce que nous percevons de la réalité vient nécessairement de la réalité. L’enjeu est donc de comparer la réalité avec notre perception de la réalité…

Parfois, nous confondons réalité et nature. La réalité est dans certains esprits réduite à de la matière et à ses composants sensibles. Certaines choses peuvent aussi être accessibles à l’homme par des formules et des théories. De nombreuses découvertes ont été faites uniquement par le calcul, par l’intuition ou par un raisonnement déductif. L’hypothèse de l’existence de l’atome a été formulée avant que nous puissions effectivement la constater par l’expérience. La réalité peut donc se dévoiler en dehors de nos sens au moyen de l’intelligence. La réalité englobe et dépasse la nature.
La plupart des animaux la perçoit mieux sans néanmoins mieux la connaître. L’intelligence nous permet en effet d’accéder à une plus grande connaissance de la réalité, à étendre sa perception au-delà de ses capacités physiques, à lui donner du sens.

Pouvons-nous considérer que la réalité est ce que l’intelligence et les sens peuvent saisir ? Elle serait alors à la mesure de l’homme. Mais que sommes-nous dans l’Univers ? L’homme est un être paradoxal. Plus il découvre sa petitesse sur une planète perdue dans l’espace, plus il centre le Monde autour de lui. Plus sa science lui dévoile son ignorance et sa vanité, plus il cherche à dépendre la réalité de lui. Vaine illusion d’un roi déchu ?
Est réel ce qui existe et non ce qui est accessible à l’homme par ses sens ou par son intelligence ou encore par tout instrument aussi perfectionné soit-il. La réalité le dépasse. Seule une partie de la réalité lui est connue. Ainsi sa connaissance de la réalité est-elle naturellement limitée.
La réalité est ce qui est effectivement, véritablement. Elle n’est ni perception, ni abstraction. Elle est ni figure, ni représentation, ni modèle. Le monde qui apparaît sur un écran d’ordinateur n’est pas réel en dépit de l’extraordinaire qualité de l’image et de ses capacités tactiles, en dépit de ses liens de plus en plus étroits avec la réalité, en dépit même de ses performances sans cesse croissantes. C’est un monde parfaitement virtuel derrière lequel se cache la mathématisation d’une perception de la réalité. Ne sont pas non plus réelles les visions du monde qu’élaborent rigoureusement les théories scientifiques. Ces dernières tentent de décrire la réalité non dans sa totalité mais selon un point de vue et des approximations. Elle est une certaine vision de la réalité, généralement construite à partir d’une philosophie ou d’une conviction. L’art est aussi une image de la réalité. Cette image résulte de la sensibilité et des qualités de l’artiste. Parfois, elle n’est que le reflet d’une vie intérieure. Une peinture peut être totalement abstraite et surréelle tout en voulant nous donner une certaine connaissance de la réalité.
Pouvons-nous alors connaître la réalité telle qu’elle est, une réalité qui ne se réduit par à une certaine image inexacte, approximative ? Ce que nous percevons et imaginons comme réel est-il vraiment réel ?
La physique quantique nous montre une certaine interférence dans le monde de l’infiniment petit entre l’objet de notre connaissance et le fait de connaître. Cela doit-il nous surprendre quand nous voyons que l’observation ou la mesure mise en œuvre est un phénomène physique à l’échelle des particules ? Observer ou mesurer à cette dimension revient en effet à réagir avec la réalité.
Un enfant découvre le monde en agissant avec lui. Il apprend rapidement la dangerosité d’une flamme en se brûlant, la nocivité des ronces en se piquant, la suavité du chocolat en le goûtant. C’est en étant au contact de la réalité que ses sens le relient à la réalité. Sans action extérieure, sans stimuli, ses organes sensoriels seraient bien muets et le monde inaccessible. Sans onde sonore et sans milieu pour la transmettre, comment l’oreille peut-elle entendre ? Sans l’ingénieux système auditif, récepteur et amplificateur extraordinaire, comment le bruit serait-il perceptible ? L’oreille peut-il modifier le son ? Peut-elle modifier l’air qui le porte ? La réalité existe avant même que nous sachions qu’elle existe.

Songeons un instant à la spécificité de nos sens. Nous en avons cinq : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odeur et le goût. Certains peuvent modifier l’objet connu en le saisissant comme le toucher. D’autres n’ont aucune action sur le monde sensible car la source et le récepteur ne peuvent pas être en contact. L'action est unidirectionnelle. Les organes sensoriels ne font que subir comme l’oreille ou le nez. Les sens sont les seules fenêtres qui nous ouvrent à la connaissance du monde extérieur. Ponts bien fragiles entre notre vie intérieure et extérieure…

Imaginons une scène, en particulier un vase sur une table, très proche du bord. Imaginons aussi que nous sommes dépourvus de tous les sens sauf du toucher. Imaginons enfin que le monde ne nous est accessible que par les mains. Nous tâtons donc le rebord de la table et nous n’y trouvons rien. Nous en déduisons donc qu’il n’y a rien sur la table. Puis en cherchant bien, nous découvrons des objets éparpillés au pied de la table. Nous nous apercevons rapidement qu’il s’agit de morceaux de verres de dimensions disparates. Que pouvons-nous en déduire ? Pouvons-nous supposer qu’il s’agit des débris d’un vase brisé qui peut-être était posé sur la table avant qu’il ne soit cassé ? Pouvons-nous songer que nous l’avons nous-mêmes cassé en l’effleurant ? Cela n’est vrai que si nous savions qu’effectivement, il était posé sur le rebord de la table avant que notre main l’effleure. Mais cette hypothèse est-elle pensable puisque nous ignorons tout et que nous pouvons imaginer d’autres scénarios aussi vraisemblables ?
Point d’oreilles pour entendre le brisement du vase. Point d’œil pour le voir se casser sur le sol. Point de témoins pour nous décrire la scène. Peut-être avons-nous senti un objet en l’effleurant, objet qui soudain s’est évanoui ? Peut-être que forts de notre mémoire, nous savons que nous sommes bien maladroits et que nous avons déjà vécu une telle scène. Ayant déjà connu un vase, sa fragilité et la facilité de le casser au moindre geste brusque, nous pouvons en effet en déduire que ces morceaux ne sont que des débris d’un vase cassé, vase brisé par notre maladresse. Mais pour que notre mémoire nous apporte son aide, faut-il déjà avoir saisi cette connaissance mais seuls, sans regard et sans ouïe, en sommes-nous vraiment capables ?
Avons-nous finalement cassé le vase ? Ou autre suggestion, une autre personne aurait pu commettre la même faute avant que nous découvrions son méfait. Comment le savoir ? Comment connaître la réalité si notre toucher est le seul moyen de la connaître ? Le fait de vouloir connaître l’objet nous a peut-être finalement refusé sa connaissance. Pouvons-nous en conclure que cette réalité est le fruit de notre conscience ? Que la réalité résulte du toucher ? Nous pouvons simplement admettre que le fait de toucher a peut-être modifié un objet déjà existant …
La conclusion la plus évidente est d’avouer notre impuissance à connaître la réalité par le seul toucher et plus précisément de reconnaître les limites d'un sens livré à lui-même. Mais heureusement, nos autres sens nous apportent des informations qui ensemble nous éclairent davantage sur le monde qui nous entoure. Leur complémentarité nous est précieuse.
Nous pourrions aussi conclure que l’intelligence associée à la mémoire nous est aussi indispensable dans la connaissance du monde. A partir des informations que fournissent nos sens, la raison construit mentalement une image des objets qui nous entourent, les reliant entre eux dans l’espace et le temps. Ainsi les dote-t-elle d’une histoire, d’une cause, d’une origine. Elle peut même rectifier ou rejeter des informations trompeuses que peuvent fournir nos sens. Conscients de certains phénomènes d’optique, nous pouvons de nous-mêmes réinterpréter ce que les yeux ont pu percevoir. Mais livrée à elle-même, sans apprentissage et sans instruction, notre intelligence peut nous égarer dans de mauvaises interprétations, probablement à cause d’évidences trompeuses, de préjugés ou de mensonges.

L’homme est par nature un être social. Il vit en famille et en société. Son intelligence se forme dans un milieu propre qui lui assure un progrès dans la voie de la connaissance. C’est aussi par le témoignage et l’éducation que l’homme connaît et se connaît. Retirer l’homme de la société, ignorer sa nature, négliger toutes ses capacités et ses limites... Bref, ignorer la réalité ne peut que nous condamner à l'erreur. Extraire l’homme du monde et le méconnaître, cela revient à bâtir une réalité qui n’existe pas en vérité si ce n’est dans nos pensées. Extraire un objet de son environnement, c'est prendre aussi le risque de construire un monde virtuel. 

Ainsi ce que nous construisons dans nos pensés et ce que nous percevons peuvent être différents de la réalité. Cela ne signifie pas que nous sommes dans l’incapacité de connaître la réalité. La totalité de la réalité ne nous est pas naturellement accessible mais une réalité partielle est connaissable. Notre connaissance naturelle de la réalité – et non la réalité elle-même - est réduite à la mesure de nos capacités physiques, intellectuelles et technologiques.
Mais comment dans notre quête de connaissance, pouvons-nous éviter l’erreur? Par le jugement de personnes compétentes, par l’exercice de l’intelligence et par la réalité elle-même. Livré à lui-même, l’homme raisonnable ne peut que se perdre dans ses pensées. Il se renferme sur lui-même et à la réalité. Ainsi doit-il s’ouvrir à la connaissance et au jugement d’autrui comme il doit demeurer fidèle au monde qu’il l’entoure. Il doit se fier à sa raison sans cependant s’en rendre esclave au point d’être déraisonnable. Le monde virtuel que nous avons tendance à créer disparaît vite au contact de la réalité. S’y soumettre, telle est peut-être le premier pas de la sagesse …



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