Si la foi est au-dessus de la raison, il n’y a pas de désaccord entre ces deux modes de connaissance. Il y a bien complémentarité. L’Église a combattu à maintes reprises contre toute doctrine visant à rompre cette harmonie. Deux positions extrêmes peuvent les désunir et les opposer. L’une d’entre elles prétend que nous devons simplement croire aux vérités religieuses sans les approfondir davantage par la raison. La raison n’aurait donc aucun rôle et aucun droit dans la foi. Cette erreur s’est souvent manifestée au cours de l’histoire, en particulier au XIXe siècle sous deux formes très liées : le traditionalisme et le fidéisme.
Le traditionalisme du XIXe siècle
Le XIXe siècle est le siècle du scientisme et du rationalisme. Au nom de la raison et de la science, les adversaires de l’Église dénoncent l’obscurantisme de la foi et du christianisme. Ils annoncent la victoire de l’intelligence sur toute croyance allant jusqu'à préconiser la mort de Dieu et la fin de toute religion. Hors de la raison, point de salut.
S’opposant à ce rationalisme dévastateur, des catholiques défendent l’idée que la raison est inefficace dans la recherche des vérités morales et religieuses. Ces dernières ne peuvent être connues que par la tradition et non par la raison. L’homme ne peut connaître Dieu et les vérités associées que par une révélation primitive qui s’est prolongée et a été enrichie par la révélation chrétienne. Telle est la pensée qui forme le traditionalisme du XIXe siècle [21]. Elle consiste « à soutenir qu’une tradition, issue d’une révélation primitive surnaturelle, est absolument nécessaire pour nous manifester les vérités d’ordre naturel, en particulier l’existence et les attributs de Dieu et les principes de la loi naturelle »(1].
Si Joseph de Maistre (1753-1821) est parfois cité comme un des précurseurs du traditionalisme, notamment par ses théories sur l’origine du langage, le vicomte de Bonald (1753-1840) est présenté de manière unanime comme le véritable précurseur.
Bonald insiste sur cette nécessité du langage pour produire de la pensée, nécessité qui s‘étend à toutes les idées. « L'homme, a-t-il écrit, a besoin de signes ou de mots pour penser comme pour parler ; c'est-à-dire l'homme pense sa parole avant de parler sa pensée... Il en résulte que l'homme n'a pu inventer les signes, puisqu'il ne peut inventer sans penser, ni penser sans signes.... Il faut donc recourir à un autre être que l'homme, pour expliquer, non la faculté d'articuler, dont les animaux mêmes ne sont pas totalement privés, mais l'art de parler sa pensée, particulier à l'homme seul et commun à tous les hommes... Le Créateur a communiqué à l'homme les éléments du langage, laissant à la société le soin de les développer, ou, ce qui revient au même, le Créateur a fait l'homme parlant. »[2] Le traditionalisme repose donc sur le rôle du langage conventionnel et donc sur des traditions sociales. Ils seraient indispensables à la formation de nos idées, notamment abstraites.
D'autres philosophes restreignent la nécessité du langage à l’acquisition de toute vérité morale et religieuse (Bonnety [3]) ou d’une partie d’entre elles (Ventura [4]). Une révélation primitive serait en effet nécessaire « pour l’acquisition d’idées parfaitement claires sur les principales vérités morales et religieuses, telle que la spiritualité de l’âme ou l’existence de Dieu. Après avoir connu par la tradition l'existence de ces dogmes, la raison se suffirait pour les démontrer et les expliquer. » [5] Bonnetty refuse à la philosophie la capacité de rechercher la vérité : « par le mot vérité, nous avons entendu seulement les vérités de dogme et de morale nécessaires à croire et à pratiquer enseignées en philosophie, c’est-à-dire les vérités suivantes : Dieu et ses attributs, l’homme, son origine, sa fin, ses devoirs, les règles de la société civile et de la société domestique ; voilà les vérités que nous ne croyons pas que la philosophie ait trouvée ou inventées, sans le secours de la tradition et de l’enseignement ; mais nous n’avons nullement voulu comprendre le grand nombre de vérités qui sont en dehors du dogme et de la morale obligatoire pour l’homme ou qui en dérivent par voie de conséquences. » Le Père Ventura a admis la capacité de la raison de démontrer, de défendre et de développer certaines vérités, comme l’immortalité de l’âme, mais après avoir eu une révélation transmise au moyen de la parole.
L’abbé Félicité de Lamennais (1782-1854) a repris et élargi la thèse de Bonald. Il distingue la raison individuelle, présente en chaque homme, et le sens commun, qui se manifeste dans les croyances partagées entre tous les hommes. « La Mennais proclame que les notions fondamentales du christianisme doivent servir de base à la philosophie et que, hors des données de la révélation chrétienne, le consentement universel est la garantie suprême de vérité »[6]. Le sens commun est transmis de génération en génération par la tradition qui remonte comme le langage à Dieu. Quant à la raison individuelle, elle ne peut arriver à la vérité et à la certitude absolues. Elle ne peut atteindre qu’« une certitude instinctive ou de fait »[7]. Le critère de la vérité ne se trouve donc pas en la raison individuelle mais en la raison générale qui s’exprime dans le sentiment universel du genre humain. « Non seulement l'homme, mais toutes les intelligences finies commencent nécessairement par la foi, qui est le fondement de leur raison... »[8]
Le fidéisme du XIXe siècle
De manière générale, le fidéisme prétend que la raison est incapable de connaître la nature des choses et qu’elle se limiterait au monde observable et à l’apparence des choses. Toute démarche rationnelle ne peut donc être garante du vrai. Seule la foi peut jouer ce rôle. Elle illumine l’intelligence et nous fait connaître le fond des choses.
Dans un sens ordinaire, le fidéisme concerne les vérités de la religion. Dans un sens plus large, il peut porter sur toute croyance. Dans ce dernier cas, « c'est la doctrine selon laquelle la croyance peut être affaire de volonté, et plus spécifiquement encore c'est la doctrine selon laquelle il est possible de croire rationnellement par l'effet d'un acte de la volonté. »[9] Il est alors proche du volontarisme. Dans cet article, nous ne traitons que du fidéisme religieux développé au XIXe siècle.
Dans un sens ordinaire, le fidéisme concerne les vérités de la religion. Dans un sens plus large, il peut porter sur toute croyance. Dans ce dernier cas, « c'est la doctrine selon laquelle la croyance peut être affaire de volonté, et plus spécifiquement encore c'est la doctrine selon laquelle il est possible de croire rationnellement par l'effet d'un acte de la volonté. »[9] Il est alors proche du volontarisme. Dans cet article, nous ne traitons que du fidéisme religieux développé au XIXe siècle.
Le fidéisme exclut tout préambule rationnel à la foi, rejette toute rationalité dans les vérités de la foi et refuse toute adhésion rationnelle à des dogmes. La raison sans la foi est physiquement incapable de parvenir à un degré de vérité suffisant. La révélation surnaturelle des vérités naturelles de la religion est ainsi absolument nécessaire. Comme le fidéisme défend l’idée que cette révélation est transmise et conservée par la tradition, il est traditionaliste.
Le fidéisme se fonde donc « sur l'impuissance de l'esprit humain à arriver à la connaissance certaine d'une vérité quelconque, lorsqu'il est abandonné à ses seules forces ; et c'est de cette impuissance radicale, absolue, qu'ils concluent à la nécessité d'une autorité étrangère à l'homme, et à sa suffisance pour le guider. »[10] Selon Mgr Farge, adversaire d’une telle doctrine, le fidéisme pur nie la puissance de la raison et n’admet d’autres critères que la foi divine en la révélation. « Le principe d'autorité ou de foi étant la base de la certitude même, la raison de chacun ne peut exister que par l'adhésion à ce principe. Ce n'est pas la foi qui naît de la raison, c'est la raison qui naît de la foi »[11].
Le fidéisme est surtout défendu et développé par l’abbé Louis-Eugène Bautain (1796-1869), professeur à Strasbourg et directeur du séminaire épiscopal. Il est aussi professé par des traditionalistes comme Bonnetty.
Avant sa conversion, Bautain a surtout été influencé par les penseurs allemands. « Il lisait avec passion l’œuvre des idéalistes allemands, et auditeur de Hegel, devait s’intéresser à la philosophie comme en une vue totale de l’homme et du monde. Mais la pensée de Kant l’avait initialement marqué d’une manière plus profonde encore ». En Kant, « se trouve en fait la raison fondamentale de son fidéisme »[12]. C'est en effet « à la suite de Kant,… que Bautain affirme l'impossibilité pour la raison seule de franchir le seuil qui ouvre sur la métaphysique et les questions de l'existence de Dieu …»[13] Selon cette philosophie, la croyance est l’effet d’un choix ou d’une volonté de croire, ce que nous appelons aujourd'hui le volontarisme, « forme de fidéisme appliqué à la croyance en général. » [14]
Raisons du traditionalisme et du fidéisme ?
Le fidéisme de Bautain est une réaction probable à une trop grande confiance à l’égard des philosophies : « et moi aussi, je me suis cru philosophe, parce que j’ai été amateur de la sagesse humaine, admirateur des vaines doctrines. J’ai cru, comme beaucoup d’autres, que la mesure de l’absolu et du possible se trouve dans ma raison, et que ma volonté était sa loi elle-même. J’ai cherché la vérité en moi, dans la nature et dans les livres ; j’ai frappé à la porte de toutes les écoles humaines ; je me suis abandonné à tout vent de doctrines, et je n’ai trouvé que ténèbres et incertitudes, vanités et contradictions. […] j’ai raisonné avec Aristote, j’ai voulu refaire mon entendement avec Bacon, j’ai douté méthodiquement avec Descartes, j’ai essayé de déterminer avec Kant ce qu’il m’était possible et permis de connaître ; et le résultat de mes raisonnements, de mon renouvellement, de mon doute méthodique et de ma critique, a été que je ne savais rien et que peut-être je ne pourrais rien savoir. […] Dégoûté des doctrines humaines et doutant de tout, et croyant à peine à ma propre raison, ne sachant que faire de moi et des autres au milieu du monde, je périssais consumé par la soif du vrai, dévoré par la faim de la justice et du bien, et ne les trouvant nulle part ! »[15]
Un autre historien présente le traditionalisme comme « une réaction aux excès du rationalisme cartésien »[16]. Toujours selon le même auteur, les systèmes philosophiques du XIXe siècle se développent par rapport à ce « traditionalisme autoritaire ». Des doctrines le développent, pour donner le fidéisme de Bautain et de Bonnety, ou pour s’y opposer (Maine de Biran, Bordas-Demouli, Jules Lequier ou Ubaghs, Branchereau, Hugonin[17]) ou encore pour tenter de le concilier avec le rationalisme (Victor Cousin, P. Gratry[18]).
Le fidéisme serait-il d’origine purement philosophique ? L’idéalisme et le scepticisme allemand l'auraient-ils influencé ? D'autres auteurs en voient la raison dans le contexte particulier du XIXe siècle. Il serait une réponse apologétique à l’incroyance de l'époque et à une impuissance de satisfaire à des aspirations spirituelles. Certains défenseurs de la foi voient en effet dans le recours à l’autorité le seul moyen dont ils disposent pour suppléer leur insuffisance. « En effet, rien de plus naturel, rien de plus légitime, à la condition toutefois de ne pas confondre cette impuissance pratique de certains apologistes isolés, dans telles circonstances historiques déterminées, avec une incapacité essentielle qui vicierait la raison humaine elle-même et mettrait en défaut la sagesse de la Providence. Une erreur d'analyse psychologique sur la nature et les causes de la faiblesse de la raison humaine aux prises avec les problèmes moraux et religieux, telle est donc l'explication du fidéisme et du traditionalisme, telle est aussi l'indication qui permettra d'éviter désormais le retour de ces erreurs. »[19]
Condamnation de l’Église
L’évêque de Strasbourg démet Bautain[20] de ses fonctions pour fidéisme et traditionalisme. A plusieurs reprises, Bautain doit confirmer son adhésion à la doctrine catholique. La Sacrée Congrégation des évêques et des religieux lui demande finalement de ne plus enseigner :
- qu’on ne puisse donner une véritable démonstration de l’existence de Dieu avec les seules lumières de la droite raison ;
- qu’on ne puisse, avec la raison, avoir la science des principes ou de la métaphysique, ainsi que des vérités qui en dépendent, comme science tout à fait distincte de la théologie surnaturelle qui se fonde sur la révélation divine ;
- que la raison ne puisse acquérir une vraie et pleine certitude des motifs de crédibilité.
L’encyclique Aeterni Patris est enfin une réponse au courant traditionaliste et fidéiste. Elle rappelle de manière claire et profonde l'indispensable relation entre la foi et la raison [20]. Dans le combat contre le rationalisme, le danger est en effet de renier le rôle de la raison dans la quête de la vérité au lieu de donner sa véritable place. L'apologétique ne peut méconnaître l'homme et ses capacités sans s'égarer dans les erreurs qu'elle est censée combattre...
Références
[1] Études sur le concile de Vatican, Tome I, cité dans Théologie fondamentale, Tome III, Apologétique de l’Abbé Bernard Lucien, Éditions Nuntiavit, 2011.
[2] De Bonald, Législation primitive, t. I, ch. II, cité dans Études philosophiques pour vulgariser les théories d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, et montrer leur accord avec les sciences, IX, La crise de la certitude, étude des bases de la connaissance et de la croyance, Mgr Albert Farges, 2e édition, 1908,librairie Berche et Tralin.
[3] Augustin Bonnety (1798-1879), fondateur des Annales philosophiques chrétiennes.
[4] Père Ventura (1792-1861).
[5] Mgr Albert Farges, Études philosophiques.
[6] Georges Legrand, Compte rendu de la lecture de F. de La Mennais, Essai d’un système de philosophie catholique, 1830-1831, 1840, www.persee.fr.
[7] Études sur le concile de Vatican, Tome I.
[8] De Lamennais, Défense de l'Essai sur l'indifférence, Œuvres complètes, t. I, ch. 8, cité dans Mgr Albert Farges, Études philosophiques.
[9] Pascal Engel, Le fidéisme de Van Fraassen, 1995.
[10] Mgr Albert Farges, Études philosophiques.
[11] Gerbet, Doctrine philosophique sur la certitude, cité dans Études philosophiques de Mgr Albert Farge.
[12] Hermann Van der Bulcke, Paul Poupard, Un essai de philosophie chrétienne au XIXe siècle. Louis Bautain 1961, dans Revue de Philosophie de Louvain, 1963, volume 61, n°71, www.persee.fr.
[13] P. Gauthier cité dans Louis Bautain, l'abbé-philosophe de Strasbourg (1796-1867) de L. Renwart, S.J, éd. J.-L. Hiebel & L. Perrin, Strasbourg, 1999.
[14] Hermann Van der Bulcke, Paul Poupard, Un essai de philosophie chrétienne au XIXe siècle. Louis Bautain 1961.
[15] Bautain, cité dans Armand BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle, Tours, Maison Alfred Mame et Fils.
[16] Bertier de Sauvigny-Guillaume, Louis Foucher. La philosophie catholique en France au XIXe siècle, avant la renaissance thomiste et dans son rapport avec elle (1800 -1880) dans Revue d’histoire de France, 1956, volume 42, n°138, www.persee.fr.
[17] Fondateurs de l’ontologisme
[18] P. Gratry, fondateur de l’éclectisme mystique.
[19]Désiré Mercier, Le bilan philosophique du XIXe siècle (suite et fin) dans Revue néo-scolastique, 7e année, n°27, 1900, www.persee.fr.
[20]Informations fournies par Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, Les éditions du Cerf, 1997, n°2750
[21] Le traditionalisme du XIXe siècle n'a aucune relation avec les mouvements dits traditionalistes de notre époque.
[21] Le traditionalisme du XIXe siècle n'a aucune relation avec les mouvements dits traditionalistes de notre époque.
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