La
physique quantique est bien étrange non pas par les contradictions qu’elle
révèle mais par les différentes conclusions qui en sont tirées. Certes les résultats de
certaines expériences sont déroutants et dépassent ce que le bon sens aurait pu
imaginer mais ils ne devraient pas nous étonner quand nous songeons aux limites de notre intelligence et de nos discours. Ce qui est vraiment
surprenant est plutôt les interprétations qui sont tirées des formules et du
formalisme pour donner du sens à une théorie qui en manque cruellement.
Nous
les avons évoquées dans une série d‘articles : interprétations de Copenhague, de
Bohm-Broglie, d’Everett. La première a dominé longtemps la communauté
scientifique et semble être aujourd'hui remise en cause. Aucune de ces
interprétations ne semble aujourd'hui être rejetable du point de vue
scientifique puisque les expériences les confirment toutes avec plus ou moins
de difficultés. Qu’importent alors ces
interprétations si le physicien parvient avec le seul formalisme à progresser dans le
Monde quantique et à le manipuler. Plus enclin à la simplicité et à la
rapidité, il serait plus enthousiaste à suivre une interprétation qui le conduit plus
assurément aux résultats qu’il attend. Le pragmatisme est un des critères de
choix.
Ces
interprétations révèlent néanmoins de nombreuses questions d’ordre
philosophique, moral et religieux qui peuvent impacter notre manière de vivre et de penser. Si le scientifique peut les ignorer dans le
cadre de son travail, l’homme ne peut les méconnaître s’il a une certaine idée
de la science. Il ne peut encore moins les ignorer quand vulgarisées, elles
tendent à imposer une image erronée du Monde. Après les avoir décrites dans de
précédents articles, nous allons désormais mieux en préciser les enjeux.
Interprétation
de Copenhague, une interprétation épistémologique
L’interprétation
de Copenhague souligne notre incapacité naturelle à décrire le Monde quantique.
Il échappe à notre bon sens et à tout langage naturel. Nous sommes donc condamnés
à user d’un langage approximatif et imprécis. Selon Bohr, cette ignorance est
ancrée dans notre nature et touche aussi le Monde et les autres sciences. Nous
ne pouvons pas connaître la réalité telle qu’elle est puisque notre manière de
penser et d’exprimer biaise cette réalité. Notre connaissance est donc
fondamentalement remise en cause.
Ce que nous savons finalement de la physique
quantique ne décrit pas le Monde quantique mais la connaissance que
nous pouvons en avoir. Les tenants de l’interprétation de Copenhague précise néanmoins que leur théorie est complète. : elle est nécessaire et suffisante pour
appréhender le Monde quantique. Enfin, il n’y a aucun sens
à vouloir connaître le Monde quantique entre deux mesures, donc il est insensé de croire à une science déterministe.
Ainsi l'interprétation de Copenhague s’interroge
davantage sur la connaissance que nous avons de la réalité que sur la réalité
elle-même. « L’interprétation de Copenhague peut être qualifiée «
d’interprétation épistémologique » de la physique quantique »[1].
Dr Heisenberg Magic Mirror of Uncertainty, 1998 © Duane Michels. |
Selon cette même interprétation, la fonction d’onde décrit le Monde quantique
sous plusieurs états de potentialités variées. Quand une mesure est réalisée,
un seul des états est fixé de manière arbitraire. La valeur de la grandeur
mesurée résulte alors du phénomène associé à l’opération de mesure : pas de
mesure, pas de grandeur. Aucune grandeur n’existe en soi, hors de toute mesure.
Si nous allons jusqu'au bout de cette logique, nous pourrions alors croire que cette
valeur existe quand l’homme pose son regard sur le phénomène. La cause de cette connaissance revient-elle finalement à l’homme ? Autre question : comment l’homme peut-il transformer un ensemble d'états superposés en un seul et unique état mesuré ? Est-ce l’instrument de
mesure la cause de la réduction de la fonction d’onde ? Mais ce dernier appartient
aussi au Monde quantique et donc par conséquent doit être réduit à son tour…
Certains
théoriciens donnent ce rôle à la conscience. Selon Eugène Wigner (1902-1995), les
flux transitant entre les neurones de notre cerveau seraient la cause de la
réduction de la fonction d’onde. La conscience donne donc du sens à la mesure
et finalement à la réalité. En clair, l’homme est au cœur de la réalité. Sa conscience crée la réalité telle que nous la connaissons. Devons-nous
conclure que le Monde n’existerait pas sans l’homme ?
Einstein
comprend rapidement les conséquences des thèses de Bohr. Il s’insurge
contre l’idée d’une réalité dépendante de l’homme. « Le physicien doit postuler qu'il
étudie un monde qu'il n'a pas fabriqué lui-même et qui est présent,
essentiellement inchangé, si le scientifique est lui-même absent. »[4]
Interprétation de
Bohm-Broglie, une interprétation réaliste
L’interprétation de Bohm-Broglie
tente de donner une vision réaliste et déterministe du Monde quantique. Une
particule est accompagnée d’une onde qui la guide de façon régulière au cours du temps. Il
n’y a ni états superposés, ni réduction. Selon ses caractéristiques, le
phénomène apparaît sous la forme d'une particule ou d'une onde.
Elle s’oppose à l’idée que la
physique quantique soit une science complète comme le proclament Bohr et
Heisenberg. Elle ne dispose pas en effet de tous les paramètres pour prétendre décrire
de manière sûre le Monde quantique.
On accuse alors Bohm de vouloir réintroduire les concepts de la
physique classique dans le Monde quantique et de leur donner une réalité pour sauver la conception classique de la physique. Les mêmes accusateurs
reprochent à Einstein de ne pas suivre la même audace qu’il
a montrée dans ses théories de la relativité. Ils voient donc dans l’interprétation de Bohm une
tentative de faire perdurer l’idéalisation de la science, idéalisation qu’ils
rejettent absolument. Deux pensées semblent ainsi s’affronter dans des oppositions classiques, entre modernes et anciens, entre continuité et rupture.
Descartes (1596-1650) |
Le fondement de la physique
classique repose sur le déterminisme, c'est-à-dire sur l’idée que le Monde est régi par des lois que l’homme est capable de connaître, et qu’à partir de cette connaissance,
l’homme peut prévoir l’avenir et construire le passé. Les « anciens » ne veulent pas abandonner
ce principe. Comme Bohm, ils veulent « fonder le choix d’une description
causale, autrement dit déterministe, en montrant qu’elle était plus fondamentale
qu’une description probabiliste comme celle de la mécanique quantique courante ». Leurs adversaires voient dans ce déterminisme le
retour des concepts de la physique classique qu’ils trouvent obsolètes et
désormais infécondes. Cette interprétation est dénoncée comme « idéologique » et « métaphysique ».
L’interprétation
de Bohm arrive aux mêmes résultats que ceux préconisés par l’interprétation de
Copenhague. Toutefois, en dépit de cette vérification expérimentale, elle ne
parvient pas à s’imposer dans la communauté scientifique. C’est même un échec. Car contrairement aux souhaits de
Bohm, elle ne révèle pas une véritable fécondité. « L'on est en droit de penser que c'est bien
l’absence de prédictions inédites qui a été l’une des raisons les plus fortes,
voire la principale, d’une réception si défavorable. »[2]
Il semble donc qu’une interprétation
est acceptée dans la communauté scientifique en fonction de sa capacité à faire
développer une théorie. Mais en dépit d’un relatif échec, elle montre que
« le flou, la subjectivité, et
l’indéterminisme, ne nous sont pas imposés de force par les faits
expérimentaux, mais proviennent d’un choix théorique délibéré. »[3]
Les faits expérimentaux ne permettent pas de les départager. La science est
donc incapable par elle-même de confirmer ou non le principe de causalité.
Plus
elle s’abstrait de la réalité, moins la science est capable de nous apporter du sens
à la connaissance qu’elle nous apporte. Elle s’enferme dans le monde abstrait
qu’elle se créé, monde qui ne peut être accessible que dans son propre langage.
En ce sens, Bohr a probablement raison. Le langage commun n’est pas adapté pour
décrire ce monde abstrait. Son utilisation implique nécessairement des
approximations, sources d’erreurs et de paradoxes.
Interprétation
d’Everett
La
troisième principale interprétation, celle des mondes multiples, est aussi
parfaitement déterministe. Toutes les solutions de l’équation de Schrödinger
ont une solution mais chacune dans un monde différent et clos. A chaque mesure, l’univers se
décompose en autant de mondes qu’il y a d’états superposés, mondes par ailleurs
incommunicables. Cette interprétation donne aussi de bons résultats
expérimentaux. Les faits expérimentaux ne permettent pas alors de la rejeter. Mais
à son tour, elle soulève de nombreuses questions.
Si
l’univers se décompose chaque fois qu’il est mesuré, le nombre de mondes
parallèles doit être extraordinaire. Il augmente de manière exponentielle.
Nous-mêmes nous sommes multipliés à l’infini dans cet univers aux mondes
parallèles. Ce modèle a été amélioré pour en limiter le nombre dans le
temps. Cependant le problème ne réside pas réellement dans le nombre mais dans leur
existence.
Imaginez
une expérience qui peut donner lieu à deux résultats. Lors de
la mesure, deux mondes se créent. La mesure, donc
l’homme, cause la division de l’univers en deux mondes parallèles. Comme dans
l’interprétation de Copenhague, nous sommes face à une vision de la réalité anthropocentrique. L’homme serait cause de la réalité.
Est-il
possible de rejeter scientifiquement cette interprétation ? Elle fournit les mêmes résultats expérimentaux que donnent les autres interprétations. Elle ne soulève
pas non plus de contradictions. Mais ces deux conditions ne suffisent pas pour garantir une certaine
véracité scientifique. Car en effet, pouvons-nous prouver quoi que soit dans
un Univers où tout est finalement possible sans que nous puissions en
vérifier la réalité ? Si un dé donne six, c’est que nous sommes dans le monde
dans lequel la valeur du dé est six mais à partir de ce monde, nous ne pouvons pas
communiquer avec les autres mondes dans lesquels le dé prend les autres valeurs
possibles. Nous vivons comme s’il y a un seul monde dans l'ignorance des
autres mondes. Rien n’est donc vérifiable par les faits expérimentaux. Cette solution
est-elle alors scientifique puisqu'elle n’est pas vérifiable ?
Des
interprétations d’ordre philosophique et non scientifique
Les
interprétations de la physique quantique sont nombreuses et soulèvent chacune
des questions essentielles sur la connaissance et plus précisément sur la
science. L’interprétation de Copenhague remet en cause l’objectivité de notre
connaissance qui résulterait d’un idéalisme scientifique erroné. Et
paradoxalement, alors qu’elle dévalorise l’homme, elle le place au
centre de la réalité au point de le désigner comme son véritable auteur. Nous
retrouvons cet anthropocentrisme dans l’interprétation d’Everett. Seule l’interprétation de Bohm-Broglie lui retire cette
puissance en rendant la réalité indépendante de lui.
Quelles
que soient leurs divergences, les faits expérimentaux ne parviennent pas à
départager ces interprétations. En fait, elles sont rejetées ou acceptées non
pour des raisons de validité scientifique mais pour des raisons utilitaristes. Leur « fécondité », c’est-à-dire leur capacité de faire développer la
théorie, semble être le véritable critère de choix. Nous pourrions peut-être
penser que dans un avenir plus ou moins proche, une expérience
pourrait enfin rejeter définitivement l’une des interprétations.
Emmanuel Kant (1724-1804) |
Mais
comme dans l’interprétation d’Everett, il est peut-être vain d’attendre une
expérience pour les départager car le problème n’est pas d'ordre scientifique mais philosophique. Car elles s’appuient sur des principes philosophiques. Bohr et Heisenberg ont été influencés par les
philosophes allemands, en particulier par le néo-kantisme. Einstein, Bohm et de
Broglie veulent à tout prix maintenir le déterminisme et garder les concepts de
la physique classique. Ils veulent surtout préserver Descartes. Les théories scientifiques deviennent ainsi un argument en faveur de leurs convictions.
Finalement,
des scientifiques peuvent défendre des représentations du monde qui n’ont rien de
scientifique. Le danger est alors de les imposer au nom de la science. Ce n’est
même plus un danger mais une réalité pour des médias qui les diffusent sans
prudence.
Le principe
d’être, guide du principe d’action
Comme
le montrent ces différentes interprétations, il ne suffit pas d’être conforme à
des prédictions ou de ne pas être contradictoires pour être dans le vrai
scientifique. Les faits expérimentaux ne parviennent
pas à les départager. Telle est la limite de la science. Elle ne peut pas par elle-même justifier un modèle.
Elle peut aussi donner lieu à des modèles
complètement différents. La science recherche surtout dans un modèle l'efficacité au sens où ils donnent de nouveaux moyens et de nouveaux pouvoirs pour progresser
dans le Monde. Elle est guidée par un principe d’action quand les
interprétations se tournent surtout vers un principe d’être.
Nous
constatons donc une séparation entre l’être et l’action, entre le vrai et
l’utilité. Des scientifiques ne cherchent pas à être dans le vrai mais à disposer
davantage de pouvoir sur le monde. Ce n’est donc pas une quête de vérité mais
de puissance qu’ils recherchent. Or si le physicien use d’une science sans se
poser de question sur la réalité qu’il manipule, sur l’être finalement, il
ouvre une boite de pandore qu’aucune raison ne pourra renfermer. La réalité
n’est plus qu’un laboratoire ouvert à ses compétences, à sa perspicacité, à ses
ambitions. C’est comme ces organismes sociaux qui à force d’utiliser des numéros
pour identifier les administrés finissent par manipuler ces derniers comme des
nombres oubliant ce qu’ils représentent. Nous sommes loin d’une science en
quête de vérité… Il y a bien une rupture entre la science moderne et la Science.
La Science doit se reposer sur un principe d’être qui guide et encadre son
principe d’action. Elle ne doit pas seulement agir sur la réalité mais aussi
connaître cette réalité. Elle ne doit pas être seulement instrumentaliste
sinon elle nous conduirait vers l’apocalypse. Elle doit aussi être porteuse de
connaissance et de sens. C'est pourquoi elle ne peut être autonome. La philosophie lui est indispensable.
Les
hommes se disputent non sur la réalité elle-même mais sur la connaissance
que nous pouvons en retirer. Nous revenons aux discussions des philosophes
antiques et médiévaux. Réalisme ou idéalisme ? Objectivité ou subjectivité
de la connaissance ? Nous retrouvons les vieux débats sur le langage, sur
la perception de la réalité, sur le sens de la vérité. Heisenberg n’est pas
loin de Pythagore.
Une
raison enfermée sur elle-même …
Toutes
les interprétations ont un autre point commun : tout se ramène à l’homme,
à sa conscience ou à sa raison. La pensée se renferme sur elle-même. Bohr est
bien conscient de ce renfermement de la pensée qui est source de
contradictions. Se figer dans les concepts du XVIIIe siècle en les croyant
indépassables, c’est demeurer dans la conviction de Laplace. Or ces concepts n’ont de sens que s’ils portent les
pensées qui leur ont donné naissance. L’erreur de Bohr est peut-être de reporter cette
limite dans l’ordre de la connaissance au point de rejeter toute rigueur dans
un discours et toute possibilité de
décrire la réalité avec un langage adapté. Il commet à son tour l’erreur qu’il
dénonce. Il croit en la suprématie de la raison, idée qui a donné naissance à la
physique classique. Selon Bohr en effet, si la raison est défectueuse ou
incapable de connaître, c’est que la connaissance lui est inaccessible et donc
inaccessible à l’homme. Or la raison n’est pas le seul mode de connaissance…
Enfin,
de manière paradoxale, les raisons qui justifient l’impuissance de l’homme à
connaître le Monde tel qu’il est le conduisent aussi à centrer le Monde sur
l’homme. Paradoxe étrange compte tenu de la position marginale de la terre dans
l’Univers ! Le Big Bang n’aurait pas de réalité sans l’homme ? Folie
d’une raison enfermée sur elle-même …
Références
[1] Daniel Fortier, Mécanique quantique, Animations et interprétations philosophiques, Conférence donnée chez les Sceptiques du Québec le 13 février 2007.
[2] Olival Freire, Michel Paty, Alberto Luiz Da Rocha Barros, Physique quantique et causalité selon Bohm - Analyse d’un cas d’accueil défavorable, 2002.
[3] Jean Bricmont, La non-localité et la théorie de Bohr, Académie des Sciences morales et politiques, www.asmp.fr.
[4] W. Heisenberg, Physique et Philosophie,éditions Albin Michel, 1971, cité dans Wikipédia, article L'Ecole de Copenhague.
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