L’homme a toujours voulu comprendre le monde dans lequel il évolue et percer les secrets indicibles de la vie. Donner du sens à son existence et à l’Univers semble lui être une nécessité inéluctable. De nombreux systèmes ont été ainsi élaborés pour expliquer l’Histoire. Les mythes naissent probablement de cette volonté de connaître. Des systèmes philosophiques se sont aussi développés. Des doctrines se sont ainsi construites à partir de spéculations intellectuelles. Prémices de la science, elles ont parfois abouti à des aberrations. Jusqu’à quel point la connaissance peut-elle égarer l’homme ? Au lieu de l’éclairer, elle peut l’obscurcir. L’homme recherche en elle le salut et il y trouve finalement sa perte…
Au IIème siècle, le christianisme se développe rapidement. Il gagne toute la société et se répand dans l’Empire romain et au-delà. Il ne peut alors éviter la confrontation avec les systèmes intellectuels et religieux de son temps. Il se heurte aussi à ce désir de tout comprendre. C’est en répondant clairement à un véritable besoin spirituel d’une chrétienne qu’un chef gnostique parvient à la convertir [1]. Cette chrétienne est en effet soucieuse d’approfondir sa foi mais insatisfaite des réponses que l’Église lui donne sur les grands problèmes existentiels, notamment sur la question cruciale de l’existence du mal, elle s’est tournée vers ce gnsotisque. Le gnosticisme naît de ce désir bien humain d’embrasser l’Univers et la Vie dans une Histoire cohérente…
Le gnosticisme est un mouvement religieux très complexe. Il est difficilement saisissable, compte tenu de la multiplication des courants, des doctrines, des sectes et des rites qui le composent. Néanmoins, un dénominateur commun les regroupe : la croyance en une connaissance salvatrice, « qui a pour objet les mystères du monde divin et des êtres célestes, et qui est destinée à révéler aux seuls initiés le secret de leur origine et les moyens de la rejoindre, et à leur procurer ainsi la certitude du salut »[2]. Les sectes gnostiques pratiquent certes un baptême avec des onctions mais « ce n’est pas seulement le baptême qui est libérateur, mais c’est aussi la gnose : qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? D’où sommes-nous rachetés ? Qu’est-ce que la génération ? Et la régénération ? » [3]. Destinée à des privilégiés, la gnose révèle à l’homme le secret de son origine et de sa destinée en vue du salut.
Le gnosticisme, une tentative de synthèse entre des doctrines de nature et d’origine différentes.
« On donne le nom de gnosticisme [4] à toute une collection de systèmes nés de bonne heure au IIème siècle, dont plusieurs ont survécu jusqu’au Vème siècle et au-delà, et qui représentent dans leur ensemble un effort ou de la pensée philosophique pour absorber le christianisme et le transformer en une simple philosophie religieuse, ou de la pensée religieuse, pour lui trouver un sens plus profond que ne comportait la simplicité de l’Évangile et la transformer en une mystagogie d’initiations et de rêves » [5].
Le gnosticisme a été longtemps considéré comme une « hérésie chrétienne, résultant de la contamination de la doctrine chrétienne par la philosophie hellénistique » [6]. Son origine chrétienne reste encore une thèse valable selon certaines études [7]. Il ne peut pas en effet être compris sans le situer dans un référentiel chrétien. Il a aussi été présenté comme une nouvelle religion qui a pris des apparences chrétiennes pour mieux s’imposer en profitant du dynamisme des communautés chrétiennes, mais elle serait née hors du christianisme, peut-être du judaïsme hétérodoxe comme le prétend Hégésippe [8]. Le gnosticisme peut enfin apparaître comme une tentative de syncrétisme des doctrines religieuses de la Méditerranée [9] ou comme la volonté d’hellénisation du christianisme [10].
Un mouvement ancien et multiple qui touche toutes les communautés chrétiennes
Chute de Simon |
Le gnosticisme apparaît très tôt dans le christianisme. Traditionnellement, Simon, que nous retrouvons dans le Nouveau Testament, est considéré comme son fondateur. Il se développe à partir de trois centres : Antioche entre 70 et 100 avec Ménandre, Satornil (100 à 130), Alexandrie dans la première moitié du IIème siècle avec Carpocrate (120), Basilide et Rome avec Valentin (140). Le valentinisme est le mouvement gnostique le plus influent de l’Empire romain, grâce notamment à son école et à ses disciples, Ptolémée et Héracléon en Occident, Théodote en Orient. Il gagne de nombreuses communautés. Il atteint l’Espagne… Le marcionisme (140) et le montanisme (156) sont dérivés du gnosticisme ou en subissent une forte influence.
Le gnosticisme se diffusent par de nombreux livres apocryphes comme le Livre d’Hénoch, le Livre de secrets de Jean, l’Apocalypse de Paul, l’Apocalypse de Jacques, l’Évangile selon Saint Thomas, etc.
D’abord philosophique, le gnosticisme se perd dans les rites et la médiocrité
Au IIème siècle, naissent et se développent les premières sectes gnostiques de tendance philosophique aux différences bien nettes. Leurs fondateurs sont de brillants intellectuels et souvent moralement intègres. Les sectes gnostiques ressemblent surtout à des écoles philosophiques.
Chute de Simon Mosaïque du XIIème siècle |
Au siècle suivant, les sectes se multiplient, le plus souvent sous la direction d’hommes inconnus ou médiocres. Les différentes théories se rapprochent et finissent par se confondre dans une doctrine commune aux nuances imperceptibles. L’élément philosophique cède la place à des considérations religieuses. Elles développent leurs cérémonies et leur organisation et finissent par ressembler à des églises. Elles s’appuient plus sur des révélations et des textes apocryphes que sur des spéculations intellectuelles. Les rites et les cérémonies mystérieuses sont nombreux. Certaines sectes apparaissent moralement infamantes. Au IVème siècle, Épiphane trouve encore des gnostiques en Égypte. Peu à peu, les sectes gnostiques disparaissent.
En dépit de ses différentes formes très complexes, le gnosticisme peut se résumer en quelques idées simples.
L’homme perdu dans un combat qui oppose Dieu et le Démiurge
L’Univers gnostique comprend trois « niveaux » hiérarchiques :
- au sommet : un Dieu unique, premier principe, seul de son rang, d’où émanent ou non des êtres divins qui l’entourent. Il incarne le bien et la bonté. Inconnu des hommes, il apparaît comme une abstraction inaccessible ;
- à la base : notre monde, plus concret, œuvre d’un de ces êtres divins.
- entre le Dieu et le monde inférieur : le plérôme, monde intermédiaire qui émane généralement du premier principe, composé d’« éons », êtres bien réels ou abstraits, décrits parfois comme des passions personnifiées. Il comble la distance entre l’infini et le fini, l’absolu et le relatif.
Parmi les êtres divins qui composent le monde intermédiaire, se trouve le Démiurge, distinct de Dieu. Il est le créateur et le maître du monde inférieur. Il incarne généralement le mal. Adam est une de ses créatures, créée à partir de l’image d’un éon. Mais cherchant à contrecarrer son ouvrage, Dieu aurait fait insuffler de la Lumière dans cette créature. Selon les gnostiques, le fruit défendu de la Genèse représente la gnose. Par l’intermédiaire du serpent, Dieu a voulu apporter à Adam et à Ève la science salvatrice, le chemin de la connaissance et de la vie, que le Démiurge leur a interdit.
Le Démiurge représente le Dieu de l’Ancien Testament. Animé de passions, notamment de jalousie, il lutte contre les parfaits, les Élus, leur envoyant des cataclysmes et des persécutions. La Loi mosaïque dont il est l’auteur a pour but de les enfermer dans leur servitude. Dieu envoie des prophètes pour leur rappeler leurs origines célestes à travers des révélations. Finalement, fruits du Démiurge, la Création et la Loi apparaissent comme mauvaises. Le christianisme vient détruire les œuvres du Démiurge.
L’Histoire manifeste la lutte entre un Dieu bon et un Démiurge mauvais, entre le bien et le mal, entre l’esprit et la matière. Le gnosticisme développe une philosophie et une morale centrées sur ce dualisme et cette confrontation. Il introduit aussi une double rupture entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre la Création et la Rédemption. Les premiers sont l’œuvre d’un génie malfaisant, les seconds d’un dieu bon.
Une connaissance salvatrice
A l’insu du Démiurge, le Dieu bon ou quelques esprits supérieurs laissent tomber dans la Création quelques éléments spirituels divins qui se diffusent dans les créatures du monde inférieur. L’esprit, bon en soi, est donc emprisonné dans la matière, tout en gardant sa pureté originelle. Le Démiurge le persécute comme étranger de son œuvre et cherche à le détruire. Le salut revient alors à libérer les éléments divins de ce monde mauvais pour qu’ils rejoignent le principe d’où il émane au moyen d’une connaissance particulière. L’Histoire s’achèvera par le retour à l’unité parfaite de l’esprit et donc par la dissolution de la matière.
Une humanité divisée
Selon l’importance des éléments divins qui les composent, les hommes sont divisés en catégories distinctes et fermées. Certains hommes ont le souvenir de leur perfection. Ce sont les élus, les spirituels ou encore les pneumatiques, ceux dont le salut est assuré. Ils ont, de manière innée, la connaissance. L’élément divin domine en eux. D’autres, les psychiques, peuvent gagner le salut ou le perdre par l’instruction et par l’effort. Les éléments divins et matériels s’équilibrent. Ils ont besoin d’être convertis. Une troisième catégorie d’hommes, les hyliques, regroupent les charnels, voués à la condamnation. La matière l’emporte sur l’esprit. Le salut de l’homme dépend donc de leur nature.
Un Sauveur au secours des hommes
La Rédemption consiste à délivrer les éléments divins afin qu’ils retournent au plérôme. Pour opérer cette délivrance, un Sauveur a été envoyé, Jésus. Selon Carpocrate, c’est un pur homme, supérieur aux autres en justice et en sainteté. Selon Valentin, il est composé de deux éléments humain et céleste qui s’unissent pour opérer en lui et sous son couvert la Rédemption. Pour les autres gnostiques, l’élément humain n’est qu’apparent. Comme la matière est par essence mauvaise, elle ne peut pas faire partie intégrante du Rédempteur ni concourir à son œuvre.
Selon les gnostiques, Jésus a apporté la science nécessaire pour le salut. « Connaître le Père inconnu jusque là, pénétrer dans les mystères de la secte, croire à ses traditions secrètes, interpréter comme elle les récits évangéliques et les phénomènes de la nature, participer à ses rites, tel est le salut que Jésus nous a apporté » [11]. Il ramène les âmes élues à leur origine et les rassemble à nouveau dans le plérôme.
Au-delà de la spéculation, une morale extrême et un culte syncrétique
Selon le gnosticisme, le mal physique et moral provient d’une puissance mauvaise, créateur du monde. « Les gnostiques admettent, dans l’intelligible, des générations et des corruptions de toute sorte, ils blâment l’univers sensible ; ils traitent de faute l’union de l’âme et du corps : il critique celui qui gouverne notre univers ; ils identifient le Démiurge à l’âme et lui attribuent les mêmes passions qu’aux âmes particulières » [12].
La connaissance a une efficacité morale. « La science, ou ce qu’ils décorent de ce nom, est pour eux l’équivalent de la vertu ou plutôt la dépasse ; c’est par la connaissance et non par l’effort de la volonté que se gagne le royaume des cieux » [13]. Au niveau de la morale gnostique, Saint Clément d’Alexandrie note deux tendances [14]. La matière étant mauvaise, il faut soit maltraiter le corps d’où une tendance à l’ascétisme, soit la rabaisser et la souiller d’où une tendance à la licence et à l’indifférence.
Le gnosticisme n’est pas simplement une doctrine qui peut ravir les intellectuels de l’époque. Il a aussi développé un culte, proche des religions orientales, fait de rites d’initiation, de sacrement de purification, de formules magiques, de divinations astrologiques, etc. Tout cet ensemble est propre à émouvoir les adeptes moins aptes à se satisfaire des élucubrations intellectuelles…
Une philosophie aux multiples ruptures
Les chefs gnostiques offrent une conception d’ensemble de l’Histoire et cherche à lui donner du sens, notamment en développant une cosmologie et une anthropologie complètes fondée sur des dissociations, des ruptures et des oppositions : Dieu et Démiurge, Création et Rédemption, monde intelligible et monde sensible, corps et âme, Ancien et Nouveau Testament, etc. Une philosophie tend à tout expliquer et à tout régir. Elle finit par se substituer à la Révélation.
Le mépris du monde
Selon H.-C. Puech, le gnostique se sent extérieur au monde. Il éprouve son existence ici-bas comme une situation anormale et considère le monde sensible comme une prison, un lieu dominé par le mal et les passions. Il se sent appartenir à un autre monde, un monde transcendant, étranger au monde sensible. Il sent en lui une étincelle divine émanée d’un Dieu inaccessible. Mais il est absolument certain de son salut, de sa délivrance. Ainsi, le gnostique tente d’expliquer l’existence du mal et la genèse du monde. Il rend des puissances supérieures responsables des maux et des souffrances. Comme le monde n’est pas conforme à ce qu’il attend, il en vient à lui donner un créateur mauvais. Le mal ne peut provenir que d’une volonté mauvaise…
Un destin tout tracé
Le salut est issu d’une connaissance particulière et de la nature de l’homme. Aucun effort moral exigé, aucune volonté particulière. Le gnostique est sauvé ou condamné par nature. Il n’y a plus finalement de moral. L’homme est tombé dans le monde sensible par suite d’un drame dont il n’est pas responsable. Son malheur vient seulement du lieu où l’âme se trouve. Son salut consiste dans un changement de lieu, résultant lui-même d’une lutte entre des puissances extérieures.
« Le gnosticisme fut une aberration de l’intelligence, l’abus de la recherche et de la spéculation appliquées aux mystères de Dieu ». Il apparaît comme une « hérésie de la connaissance » [15]…
L’Église a combattu les doctrines gnostiques selon deux axes. Elle a montré d’une part qu’elles étaient contraires au christianisme (Saint Irénée) et d’autre part qu’il existait une gnose authentiquement chrétienne (Origène, Saint Clément d’Alexandrie).
Le gnosticisme contraire à l’enseignement de l’Église
Les doctrines gnostiques sont contraires au christianisme en dépit des prétentions des chefs gnostiques. Saint Irénée le montre dans un de ses ouvrages : Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, plus connu sous le nom de Contre les Hérésies. Après avoir présenté et analysé les doctrines gnostiques, il expose la foi et réfute les erreurs gnostiques. Deux idées forces résument sa pensée.
Contre le gnosticisme, Saint Irène oppose d’abord la tradition ecclésiastique : seuls les successeurs des Apôtres sont qualifiés pour nous enseigner le christianisme. C’est à eux qu’il faut donc s’adresser pour connaître la doctrine chrétienne. Puis, il souligne que l’Église de Rome est la tradition avec laquelle toutes les autres doivent s’y accorder. Il témoigne de l’autorité doctrinale de l’Église. Elle repose sur le Saint Esprit, qui, vivant dans l’Église, garantit l’intégrité de sa foi et l’inerrance de son enseignement. Il garantit aussi son unicité qui s’oppose au foisonnement des doctrines gnostiques. Elle reflète l’unité du dessein de Dieu.
Contre le gnosticisme qui prône la rupture, Saint Irénée décrit une Histoire du monde cohérent qui relie la Création et la Rédemption dans un même plan divin. « C’est le même Dieu qui remplit tout et, conformément à son décret mystérieux, conduit le monde et l’humanité à l’accomplissement éternel » [16].
Conclusion
Les gnostiques ont développé une pensée philosophique qui embrasse tout l’Univers, une pensée marquée par des ruptures et des oppositions. Avant qu’elle ne s’emporte dans les rites et l’immoralisme, elle a été développée par des intellectuels, certes brillants philosophes, mais enfermés dans leurs pensées, sûrs d’eux-mêmes et de leur science. Face à cette hérésie, l’Église rappelle que l’enseignement de la foi et de la morale repose avant tout sur la tradition ecclésiastique et sur l’Église de Rome, elles-mêmes garanties par Dieu. Ce sont les références indispensables pour distinguer la vérité de l’erreur. Sans cette autorité, l’intelligence livrée à elle-même ne peut que s’égarer dans des spéculations, peut-être enthousiasmantes et enivrantes pour l’esprit mais erronées et vaines.
Références
[1] Ptolémé, Lettre à Flora.
[2] Dictionnaire de l’Histoire du christianisme, article « gnosticisme » de Pierre Hadot, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 2000.
[3] Cité dans Dictionnaire de l’Histoire du christianisme, article « gnoticisme ».
[4] La gnose vient du terme grec « gnvsiz » qui peut signifier connaissance salvatrice.
[5] Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne, 1909.
[6] Pierre Vanderlindern, Le Printemps du Christianisme, édition Salvator, 2002.
[7] Simone Pétrement, Le Dieu séparé. Les origines du gnosticisme, édition du Cerf, 1984.
[8] Voir Hégésippe, écrivain chrétien du IIème siècle, Histoire ecclésiastique, V, 22, 5, selon Jean Daniélou, Henri Mariou, Nouvelle Histoire de l’Église, Des Origines à Grégoire le Grand, V, 1963.
[9] Serges Hutin, Les Gnostiques, Que sais-Je ? Presses Universitaires de France, 1959.
[10] Adolf von Harnack.
[11] Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne.
[12] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, II, IX, 6, 56, cité dans Dictionnaire de l’Histoire du christianisme, article « gnosticisme ».
[13] Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, La Théologie anténicéenne.
[14] Saint Clément d’Alexandrie, Stromate, III, 5.
[15] Daniel-Rops, L’Église des Apôtres et des Martyrs, édition Fayard, 1948.
[16] Hans von Campenhausen, Les Pères grecs.
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