" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 17 juin 2013

La noosphère

Nous sommes en 1922. Sur les bancs de la Sorbonne, le Père Teilhard du Chardin écoute attentivement le conférencier. L’intervenant est un scientifique russe, Vladimir Vernadsky, en exil en France. Sur le même banc, près de lui, aussi attentif, Édouard Le Roy, mathématicien français. Unis par l’amitié, Teilhard et Le Roy partagent aussi la même admiration pour la pensée de Bergson. L’Évolution créatrice les a enthousiasmés. Ils ne cessent d’en parler et travaillent ensemble pour développer encore sa pensée. Ils connaissent aussi Vladimir Vernadsky. Ils se sont rencontrés dans le laboratoire de Marie Curie. Bergson est aussi leur ami commun. Tous animés par la même pensée, ils sont persuadés de la véracité de l’évolution. Mais ils s’opposent résolument à la prétention de la science et aux scientifiques de vouloir tout expliquer. « Les trois hommes, auxquels il faut adjoint Henri Bergson, s’influencèrent mutuellement »[1]. 

Le teilhardisme provient sans-doute de la rencontre de ces hommes, même si leurs pensées se différencieront progressivement. Ils sont notamment à l’origine de l’idée de la Noosphère. Cette idée constitue la représentation du Monde et de la Vie et d’un certain courant évolutionniste, le teilhardisme

Représentation de la Terre

Teilhard conçoit la planète sous forme de couches qui se succèdent les unes aux autres par la loi de complexité. La première couche est formée de la lithosphère, composée de corps inorganiques, de minéraux, puis de la biosphère, « zone de vie non réfléchie »[2], où se situe la masse d'êtres vivants qui couvre la surface du globe, et enfin d’une sphère psychique, la noosphère, où se poursuit l’évolution spiritualisante de la vie. 




Qu’est-ce que la Noosphère ?

La noogenèse est la « couche pensante (humaine) de la Terre, constituant un règne nouveau, un tout spécifique et organique, […], et distinct de la biosphère […] bien que nourri et supporté par celle-ci. A la fois réalité déjà donnée, et valeur à réaliser librement » [3]. Ce terme est tiré du grec « noos », qui signifie « psyché » (âme, esprit, pensée, conscience) et de « genèse », qui signifie « origine » (formation, création). Il indique l'acte de la création de quelque chose de psychique.

La« noosphère » représente la nappe psychique née de la noogenèse qui croît et enveloppe notre planète au-dessus de la biosphère. Elle est la couche pensante de l’homme qui recouvre la planète, d’une humanité de plus en plus consciente d’elle-même. Elle est en quelque sorte le « réseau mondial de communication des pensées humaines », ou encore le « réseau spirituel de l’ensemble des humains ». Elle est « une couche plus mûre, épanouissante et définitive, faite par l'ensemble de la pensée de l'Homo Sapiens. Elle est ouverte à toute modification subtile depuis l'étage primitif jusqu'à ce qu'elle puisse abriter toutes les connaissances humaines, toutes les idées et technologies de plus en plus complexes voire toute la conscience planétaire »[4] . 

Comment se réalise la Noosphère ?

La noosphère est le fruit de l’effort des hommes. « L’Humanité travaillant, sous l’impulsion d’un instinct obscur, à déborder autour de son point étroit d’émersion jusqu’à submerger la Terre. La Pensée se faisant Nombre pour conquérir tout espace habitable par-dessus toute autre l’orme de la Vie : l’Esprit, autrement dit, tissant et déployant les nappes de la Noosphère. En cet effort de multiplication et d’expansion organisée se résument et s’expriment finalement, pour qui sait voir, toute la Préhistoire et toute l’Histoire humaines, depuis les origines jusqu’à nos jours »[5]. 

Selon Teilhard, la noosphère se manifeste par la socialisation et la collectivisation. « Autour de nous, tangiblement et matériellement, l'enveloppe pensante de la Terre - la Noosphère - multiplie ses fibres internes, resserre son réseau; et, simultanément, sa température intérieure s'élève, son psychisme monte. A ces deux signes associés, impossible de se méprendre. Sous le voile, sous la forme de la collectivisation humaine, c'est vraiment la super-organisation de la Matière sur elle-même qui continue sa marche en avant, avec son effet habituel, spécifique, d'une libération de conscience »[6]. 

Elle est aussi le fruit des progrès de la recherche. L’homme évolue en effet vers plus de cerveau. C’est la « céphalisalisation ». « C’est par centaines de milles, en ce moment, que les hommes, dans toutes les directions de la Matière, de la Vie et de la Pensée sont en train de chercher. La Recherche, est en passe de devenir fonction primaire, et même principale de l’Humanité. L’Humanité progressivement se « céphalise ». La Noosphère, une immense machine à penser. Ce qui s’apprête à se produire au sein de l’Humanité planétisée, c’est essentiellement, si je ne me trompe, un rebondissement de l’Évolution sur elle-même. Sous nos yeux, l’Humanité tisse son cerveau »[7]. 



Certains observateurs voient dans la naissance et le développement des technologies de la communication la réalisation concrète de la noosphère. « Devenue collective et mondiale grâce aux technologies modernes de la communication (Internet en particulier), l'interconnexion des consciences a vocation à se poursuivre au sein d'une même couche pensante, englobant désormais la totalité de l'humanité et que Teilhard appelle la noosphère »[8], ce qui nous apparaît une grave erreur sur le sens et la réalité du cyberespace [9].

Les religions contribuent aussi à la réalisation de la « noosphère ». « Pour Teilhard, les religions sont des voies par lesquelles se réalise l’unité de la noosphère» [10]. Ainsi, il « juge les religions en fonction de leur aptitude à la construction de la noosphère qui converge vers le point Oméga » [11]. Le christianisme est considéré comme la religion la plus propre à la réaliser. C’est pourquoi il est « la religion de l’avenir ». « ll s’inscrit dans le mouvement de la vie en évolution ; il anticipe la réalisation ultime et il assume ce qu’il y a de meilleur dans les religions » [12]. 

Dans cet épanouissement de la pensée, l’Église est au cœur de la « noosphère ». « Dans l'Univers, avions-nous d'abord reconnu, c'est la Vie qui est le phénomène central, - et, dans la Vie, la Pensée, - et, dans la Pensée, l'arrangement collectif de toutes les pensées sur elles-mêmes. Voici maintenant que, par une quatrième option, nous nous trouvons amenés à décider que, plus profond encore, c'est-à-dire au cœur même du phénomène social, une sorte d'ultra-socialisation est en cours : celle par laquelle « l'Église » se forme peu à peu, vivifiant par son influence, et collectant sous leur forme la plus sublime, toutes les énergies spirituelles de la Noosphère ; - l'Église, portion réflexivement christifiée du Monde; - l'Église, foyer principal d'affinités inter-humaines par super-charité, - l'Église axe central de convergence universelle, et point précis de rencontre jaillissante entre l'Univers et le Point Oméga »[13].

La noosgenèse, un mouvement toujours actuel, orienté vers le Point Omega

La noosgenèse se poursuit encore de nos jours jusqu’à atteindre son paroxysme. « C'est toujours le même mouvement qui se poursuit. Et, de par la nature même des éléments mis en jeu, le processus ne saurait atteindre son équilibre que lorsque, tout autour du globe, le quantum humain se trouvera non seulement […] cerclé sur lui-même, mais encore organiquement totalisé ». La noosphère s’épanouira dans le Point Omega. 

Le principe de la Biosphère

La notion de la « noosphère » dérive d’un autre principe, celui de la biosphère. Ce terme est inventé par Eduard Sess (1831-1914), géologue autrichien, pour distinguer la croûte externe du globe constituée de la couche terrestre et du manteau supérieur, appelé lithosphère. Il a ensuite été développé et synthétisé par un scientifique soviétique, Vladimir Vernadsky. Il étend cette définition à « la région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie » [14], une mince couche de notre planète où se concentre la vie. « Toute la vie, toute la matière vivante peut être envisagée comme un ensemble indivisible dans le mécanisme de la biosphère »[15]. La vie ne peut provenir que de cet unique matériau. La biosphère est en transformation perpétuelle. C’est le lieu d’échanges d’énergies et de matières.



D’autres savants russes ou scientifiques ont contribué à élaborer cette théorie. Vasily Deskoutchaïev recherche « les interrelations » entre les différents règnes qui composent le monde, « le lien génétique, éternel et toujours en ordre entre la nature inerte et vivante, entre les règnes végétales, animal et minéral d’un côté et l’être humain, sa vie quotidienne et même le monde spirituel, de l’autre ». Il recherche plus particulièrement des « lois qui comprennent l’essence d’une connaissance de la nature, le noyau d’une véritable philosophie de la nature – le meilleur et plus haut achèvement de la connaissance scientifique » [16]. 


La vie fait partie de la structure de la terre. Elle est issue « d’un mécanisme long et compliqué où il est connu que des lois strictes s’appliquent, et où le hasard n’existe pas » [17]. Vernadsky rejette toute idée de création et tout rôle au hasard dans l’apparition de la vie. Il critique l’idée de « l’existence d’un commencement de la vie [qui] a pénétré dans la science sous forme de spéculations religieuses et philosophiques ». La matière vivante participe à la vie de la planète. 

Vernadsky croit en une évolution dirigée. La vie se manifeste par un déploiement irrésistible et continu. Elle occupe toute place laissée vide. Tout est en devenir, en perpétuel mouvement et transformation selon une direction, conformément aux théories de Bergson. Il y a bien une direction dans l’évolution : l’accroissement de l’activité chimique ou dans celui « de la vitesse de la migration biogène des atomes ». L’évolution se déroule donc selon deux processus : élargissement du domaine de la vie et concentration du biogène. Nous sommes proches des idées de Teilhard…




Selon Vernadsky, la noosphère est la troisième étape du développement de la Terre, après la géosphère, qui comprend la matière inerte, puis la biosphère. Elle apparaît avec l’apparition de la conscience humaine. Comme la biosphère enveloppe la terre, la « nappe pensante » est décrite comme une couche de pensée et de conscience. 

A partir des années 20 et jusque dans les années 30, Vernadsky développe sa pensée, la diffuse à travers des conférences, notamment en France, où il écrit deux ouvrages : La Géochimie (1924) et La Biosphère (1926).



La noosphère, fruit d’influences et de collaboration

Le Roy et Teilhard sont des auditeurs des conférences de Vernadsky [18] dans les années 20. Ils ont aussi probablement lu son livre La Géochimie où Vernasky traite de « l’activité géochimique de l’humanité ». Selon Vernadsky, Le Roy aurait accepté son principe de biosphère suite à une de ses interventions à la Sorbonne. Dans son cours de 1926, publié en 1927, Le Roy diffuse les idées de Vernadsky. Son cours mentionne aussi la noosphère comme l’aboutissement évolutif de la biosphère. 

La notion de noosphère est dérivée des idées de Vernadsky sur la « biosphère » et d’une collaboration étroite entre Le Roy et Teilhard, le tout sous l’influence de Bergson. A son tour, Vernadsky a adopté le principe de la noosphère [19] et le développera. Certaines théories, dont celle de Gaïa, seraient issues de cette pensée. Dans les années 2000, les théories de Vernadsky ont été reprises, notamment dans le cadre de l’écologie internationale.

Nota Bene
Edouard Le Roy

Edouard Le Roy (1870,1954), mathématicien puis philosophe, disciple de Bergson. Il le succède au Collège de France et à l'Académie française. Ami de Loisy, il est l'un des acteurs de la crise moderniste. Une des propositions du décret Lamentabili le vise directement.

Vernadky (1863, 1945), scientifique russe puis soviétique. Il est l'un des fondateurs de la géochimie. Dans la Russie tsariste, il est un démocrate libéral militant. Il se met au service de l'URSS et fonde des institutions scientifiques soviétiques. Il reçut les décorations les plus hautes. Certains le considèrent comme l'un des "pères de la science soviétique", le rendant ainsi intouchable.





Références
[1] Jean-Paul Deléage, Préface de La Biosphère de V. Vernadsky, Diderot Éd., 1997, in Revue d’histoire des sciences, année 2000, Volume 53, numéro 3, www.persee.fr. 
[2] Mot « biosphère » dans Lexique de l’association Pierre Teilhard de Chardin, « Pour ceux qui aiment le Monde ». 
[3] Mot « noosphère » dans le Lexique de l’association Pierre Teilhard de Chardin. 
[4] Maria Luiza Glycerio et Janice B. Paulsen , La Noogénèse progresse-t-elle ?, le 14 avril 2001. 
[5] Teilhard, Le Phénomène Humain, chapitre II. 
[6] Teilhard, L’avenir de l’Homme
[7] Teilhard, L’avenir de l’Homme
[8] Gérard Donnadieu, Lecture chrétienne de l’évolution, frère Maldamé, « Prêtre et savant, P. de Chardin ». 
[9] Voir Émeraude 16, avril 2013, article « Le Monde de Teilhard, un monde déjà obsolète ». 
[10] Gérard Donnadieu, Lecture chrétienne de l’évolution
[11] Gérard Donnadieu, Lecture chrétienne de l’évolution
[12] Gérard Donnadieu, Lecture chrétienne de l’évolution
[13] Teilhard, Comment je crois cité dans Tresmontant, Introduction à la pensée de Teilhard de Chardin, Seuil, 2ème partie. 
[14] J.-P. Déléage, Préface de La Biosphère, Diderot, 1997. 
[15] Vladimir Vernadsky, cité dans le site qui lui est consacré Vernadsky.fr
[16] Vladimir Vernadsky, Vernadsky.fr
[17] Vladimir Vernadsky, La Biosphère, Préface, Vernadsky.fr
[18] Wikipédia, article « Noosphère ». 
[19] Anne Fagot-Largeau, Ontologie du Devoir, 3, 5 mars 2009, Collège de France, année 2008-2009.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire