" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 28 septembre 2012

Lamarck et l'ordre des choses

Dans l'article précédent, nous avons présenté Giordano Bruno, un des personnages de l'histoire, considéré par certains comme un précurseur de l'évolutionnisme. Dans le présent article, nous allons aborder un autre évolutionniste, plus connu, Lamarck. Comme Giordano Bruno, il a aussi cherché à élaborer une philosophie de la nature, voire une théologie de la nature, qui intègre sa théorie scientifique. 

Si Giordano Bruno joue avec la raison et son imagination, Lamarck justifie sa théorie par l'observation. Il la considère même comme étant le seul moyen de connaissance fiable et pertinent. « L’observation étant celle sur laquelle tout repose dans mon ouvrage, il me paraît difficile qu’on puisse en avoir une meilleure. » (p.10) (1). 

Hors de l'observation, il ne trouve que de l'imagination. « Toutes les connaissances solides que l’homme peut parvenir à se procurer, prennent uniquement leur source dans l’observation. Les unes sont le produit de celle qui est directe ; les autres résultent des conséquences justes qui sont dans le cas d’en être déduites. Hors de cette catégorie, tout ce que l’homme peut penser ne provient que de son imagination » (p.10). Comme les êtres spirituels ne peuvent pas être observés, ils sont inconnaissables. « Nous ne saurions rien connaître à son égard. L’idée que nous en avons est donc absolument sans base » (p.11). Ce qui n'est pas sensible ne peut faire l'objet de connaissances. 

Cette capacité unique d'observer, qui est propre à l'homme, lui permet d'atteindre Dieu. « Effectivement, étant le seul des êtres de notre globe qui ait la faculté d’observer la nature et de considérer son pouvoir sur les corps, ainsi que les lois constantes par lesquelles elle régit tous les mouvements, tous les changements qu’on leur observe, les actions mêmes que certains d’entre eux exécutent, il est aussi le seul qui ait senti la nécessité de reconnaître une cause supérieure et unique, créatrice de l’ordre de choses admirable qui existe. Il parvint donc à élever sa pensée jusqu’à l’Auteur suprême de tout ce qui est. » (p.7). A partir des faits observés, l'homme déduit l'existence et la puissance de Dieu. Lamarck reconnaît donc Dieu comme créateur. 

Il affirme aussi que Dieu peut créer de deux manières, soit de manière directe, soit par l'intermédiaire d'êtres. Lamarck choisit la deuxième solution. Dieu a créé « un ordre de choses [...], immutable tant que son auteur le permettra, agissant uniquement sur la matière, et qui possède le pouvoir de produire tous les corps observables, d’exécuter tous les changements, toutes les modifications, les destructions mêmes, ainsi que les renouvellements que l’on remarque parmi eux » (p.9). Quel est cet ordre de choses ? « C’est à cet ordre de choses que nous avons donné le nom de Nature » (p.9). La matière n'est pas opératrice comme l'entend Giordano Bruno ; il donne cette fonction à quelque chose qu'il appelle « nature ». Lamarck souligne que seul Dieu peut créer, la nature ne faisant que produire. « Dieu a établi un ordre de choses, constituant une puissance particulière et dépendante, mais capable de donner lieu successivement à la production de tous les corps physiques, de quelque ordre qu’ils soient » (p.23). 

Pourquoi choisit-il une création indirecte ? Lamarck observe des évolutions, des transformations, des espèces disparues. Si Dieu avait directement tout créé, ces changements seraient preuves d'inefficacité et contrediraient donc sa conception de Dieu, Créateur d'un monde parfait et ordonné. Car après avoir créé le ciel et la terre, Lamarck considère que Dieu ne peut plus agir sur les êtres. Il en vient à croire à une création indirecte. 

Le monde est, selon Lamarck, caractérisé par le mouvement, en dépit des apparences. « Tout nous paraît avoir une constance absolue, et cependant tout change sans cesse autour de nous. » (p.29). « Il n’y a nulle part de repos parfait ; qu’une activité continuelle, variée selon les temps et les lieux, règne absolument partout » (p.29). Par conséquent, il existe une puissance agissante : « l’existence d’un pouvoir général, toujours agissant, toujours opérant des produits manifestes en changement, selon les circonstances favorables » (p.32). « Ce pouvoir qui agit toujours de même dans les mêmes circonstances, et qui, sitôt que celles-ci viennent à changer, est obligé de varier ses actes ; ce pouvoir, en un mot, qui fait tant de choses et de si admirables, est précisément ce que nous nommons la NATURE. Et c’est à cette puissance aveugle, partout limitée et assujettie, qui, quelque grande qu’elle soit, ne saurait faire autre chose que ce qu’elle fait ; qui n’existe, enfin, que par la volonté du suprême auteur de tout ce qui est ; c’est à cette puissance, dis-je, que nous attribuons une intention, un but, une détermination, dans ses actes !» (p.35). 

Lamarck expose deux erreurs à éviter. La première erreur est de confondre Dieu et la nature. La nature n'a aucune volonté. Elle est assujettie aux lois de Dieu. « Elle agit toujours de même dans chaque circonstance semblable, et ne saurait agir autrement » (p.41). La deuxième erreur est de confondre la nature et les êtres qui constituent l'univers. Elle est une puissance active. « C’est, effectivement, la nature qui fait exister, non la matière, mais tous les corps dont la matière est essentiellement la base […] c’est elle seule qui les fait ce qu’ils sont, et que c’est elle encore qui donne aux uns les propriétés, et aux autres les facultés que nous leur observons. » (p.48-49). Elle est constituée d'objets non physiques, étrangers aux corps et aux matières. Elle est composée d'« objets métaphysiques », donc inconnaissables. « Cet ensemble d’objets forme un ordre de choses continuellement actifs, et muni de moyens qui permettent et régularisent tous ses actes. » (p.51). 

Tout mouvement est donc ordonné par la nature. « Puisque la nature est une puissance qui produit, renouvelle, change, déplace, enfin, compose et décompose les différents corps qui font partie de l’univers, on conçoit qu’aucun changement, qu’aucune formation, qu’aucun déplacement ne s’opère que conformément à ses lois, et quoique les circonstances fassent quelquefois varier ses produits et celles des lois qui doivent être employées, c’est encore, néanmoins, par des lois de la nature que ces variations sont dirigées » (p.59). Il n'y a donc aucun désordre dans l'univers. Tout vient par nécessité. La perfection de l'œuvre divine est préservée. 

Lamarck est un théiste, fidèle à la conception d'un Dieu horloger. Si un horloger doit intervenir continuellement pour réparer sa montre, il serait considéré comme un piètre artisan. Il ne peut donc concevoir une telle chose, d'où la puissance active que Dieu a insérée dans la montre, une puissance créée par Dieu et capable de la faire évoluer selon les circonstances. Et c'est finalement cette puissance active, limitée, créée, qui fait que la montre fonctionne quelles que soient les situations. Sa conception erronée de Dieu nécessitait une telle théorie pour la rendre conforme à ses observations. Au lieu de la remettre en cause, il imagine une nature personnifiée, dotée d'une puissance certes limitée et créée, mais active, productive, opérative comme dirait Giordano Bruno. Ce dernier plaçait cette « force vitale » dans la matière, Lamarck la voit dans un « ensemble de corps métaphysiques » mystérieux et inconnaissables, qui constitue ce qu'il appelle la nature. 

Pourquoi Giordano Bruno et Lamarck, et d'autres encore, élaborent-ils de telles philosophies ? Ils sont probablement conscients que des mécanismes purement physiques ou matérielles ne permettent pas d'expliquer le monde en perpétuel changement. Ils sont donc dans l'obligation d'introduire une force vitale dans l'univers, moteur de ce dynamisme. Ils la conçoivent hors de Dieu au point qu'Il n'est plus qu'un spectateur détaché de son œuvre, sans personnalité, sans lien avec le monde et les êtres qui le composent. Dieu n'est finalement qu'une cause nécessaire pour que la Création ait pu avoir lieu. Ceux qui veulent concilier l'évolutionnisme et Dieu ne peuvent aussi que converger vers cette solution si éloignée du christianisme. Elle se fonde sur une conception d'un Dieu impersonnel, abstrait, intellectualisé … Ce n'est pas le Dieu de la Sainte Écriture … Ce n'est pas notre Dieu... 


1 Jean-Baptiste Lamarck, Système analytique des connaissances positives de l'homme, 1820, cnrs, 2001, accessible via www.lamarck.cnrs.fr. Les citations de Lamarck proviennent de cet ouvrage. Nous mentionnons la page. 


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