" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mardi 18 septembre 2012

La notion d'espèce au sens scientifique

Les espèces ne seraient pas immuables et varieraient pour donner naissance à d'autres espèces, ainsi proviennent-elles toutes d'une même origine, telle est l'idée commune et centrale des théories évolutionnistes. Mais, au fait, qu'est-ce qu'une espèce au sens scientifique ? Nous pourrions croire que cette notion centrale soit parfaitement claire et unanimement reconnue. Ce n'est pas le cas. Il existerait plus d'une vingtaine de définitions scientifiques, et elles sont généralement récentes. La notion d'espèce est en effet complexe et difficilement saisissable. Comment peuvent-ils alors élaborer une théorie en ignorant exactement son objet ? Car si les espèces varient pour en donner d'autres, il est impératif de bien établir ce qui les distinguent et donc ce qu'elles sont. Cette notion n'a de sens que si elle permet de différencier les organismes vivants et de les ordonner... 

Principales définitions 

La définition la plus communément acceptée est celle établie par Ernst Mayer (1) en 1942 : « les espèces sont des groupes de populations naturelles, effectivement ou potentiellement interfécondes, qui sont génétiquement isolées d’autres groupes similaires ». Plus tard, il précisera que cette population doit pouvoir engendrer une progéniture viable et féconde. Cette définition présente trois éléments fondamentaux : 
  • la fécondité : deux êtres appartiennent à la même espèce s'ils peuvent donner naissance à un autre être, viable c'est-à-dire capable de perdurer, et fécond comme ses parents ; 
  • l'origine naturelle des espèces : ils ne sont pas nés d'une sélection artificielle ou d'une manipulation humaine ; ils proviennent tous d'une reproduction naturelle, rejetant toute intervention non naturelle dont celle de l'homme ; 
  • un aspect génétique : il n'y a pas de brassage génétique entre les êtres d'espèces différentes, y compris similaires, ce qui peut se produire dans le cas d'un isolement géographique. 
Mais cette définition n'est pas toujours pertinente, notamment pour les êtres asexués. Il est aussi difficile de l'appliquer pour certaines espèces vivant dans les profondeurs des océans ou dans l'infiniment petit (bactéries), et surtout pour les fossiles. Pouvons-nous établir avec certitude que l'accouplement de deux individus soient féconds, surtout pour des animaux supposés morts depuis des millions d'années ? 

C'est pourquoi certains scientifiques constituent des groupes d'individus à partir de caractéristiques morphologiques, soit structurale (taille, forme), soit à partir d'une ressemblance (similitude anatomique). Les premières classifications ont été élaborées à partir des similitudes anatomiques. Dans ce cas, la distinction des espèces varie en fonction de l'observation et de la précision des instruments employés. Cette méthode permet ainsi de prendre en compte les fossiles et tous les organismes dont nous ne pouvons pas suivre leur mode de reproduction. La notion de ressemblance est effectivement la seule méthode possible. Néanmoins, elle est très subjective et peut conduire à des désaccords entre scientifiques. 

Les dissemblances peuvent ne pas être visibles. La génétique peut alors différencier les organismes mais l'aspect quantitatif (nombre de gênes communs) peut masquer l'aspect qualitatif (séquencement des gênes, gênes dormants, actifs), aspect plus important. Il n'est pas en effet évident que deux êtres ayant les mêmes gênes appartiennent à une même espèce. Cette erreur a conduit à croire que l'homme était issu des singes. Mais, aujourd'hui, nous savons que la réalité est beaucoup plus complexe. Des gênes présents peuvent ne pas avoir un rôle ; ce sont les relations réelles entre gènes qui sembleraient être à l'origine de la structure anatomique. En outre, un seul gêne actif peut être à l'origine d'une fonction primordiale. 

La définition d'Ernst Mayr a été accusée d'être non évolutive. Ainsi, il en existe d'autres qui prennent en compte le lignage de populations (2). Une espèce serait l'ensemble des individus qui ont la propre destinée historique et leurs propres tendances évolutives. La définition la plus récente que nous avons pu trouver fait une certaine synthèse de toutes ces tentatives : « l'espèce est une unité homogène constituée de populations naturelles qui s'enchaînent dans le temps et qui, à chaque instant des temps géologiques, sont interfécondes et isolées des autres espèces » (3). Cette définition reprend les éléments de la définition d'Ernst Mayr mais elle introduit une notion fondamentale, celle du temps, et plus précisément celle d'histoire. Nous sommes évidemment dans un contexte évolutionniste. Nous notons aussi la notion d'enchaînement dans le temps, ce qui correspondrait à une continuité par la reproduction. Enfin une autre notion est introduite, celle de l'homogénéité

Qu'est-ce que l'homogénéité ? Deux caractères sont homologues lorsqu'ils sont semblables et qu'ils sont hérités d'un ancêtre commun par évolution. Lorsqu'ils se ressemblent, ils sont dits analogues. Nous sommes toujours dans un contexte évolutionniste. 

La prise en compte du « destin historique » (4) pose de véritables problèmes pour la distinction et la classification des êtres vivants. Car si une espèce évolue continûment (théorie synthétique de l'évolution), comment est-il possible de la distinguer dans le temps ? En effet, si un être est classé dans une espèce à un tel moment géologique, ses descendants évolués seront-ils encore classés dans la même espèce et à partir de quel moment constitueront-ils une espèce différente ? Comment distinguer l'être évolué et son ancêtre le plus proche en prenant en compte la notion primordiale du temps ? A partir de quel moment deux êtres appartenant à la même espèce deviendront inféconds entre eux ? Les questions ne manquent pas... 

En prenant en compte le « destin historique » des êtres vivants, il peut être très difficile, voire impossible, de les classer. Nous parvenons donc à une certaine ironie : la classification des êtres vivants en espèces a permis d'émettre l'hypothèse de l'évolutionnisme mais cette théorie conduit finalement à rendre inadaptée et impertinente la classification elle-même. Est-il en effet opportun de classer les êtres ? Mais, la classification est-elle naturelle ou une entreprise uniquement intellectuelle ? 

Une classification réelle ou artificielle ? 

La question de la réalité de la notion d'espèce se pose en effet. Est-elle une réalité indépendante de toute étude ou constitue-t-elle seulement un moyen scientifique pour mieux étudier la nature ? Nous retrouvons finalement une problématique philosophique très ancienne et pourtant encore actuelle. Deux conceptions philosophiques se heurtent en effet. Selon l'idéalisme, l'existence de types universels et permanents est réelle. Selon le nominalisme, seule est reconnue l'existence des individus, la notion d'espèce étant une invention des hommes. La classification apparaît donc naturelle pour les idéalistes, artificielle pour les nominalistes. 

La classification artificielle apparaît comme subjective. « Le terme d’espèce est donné arbitrairement pour des raisons pratiques à un groupe d’individus se ressemblant » (5). S'il est simple de distinguer le cheval de l'âne en deux espèces distinctes selon la définition d'Ernst Mayer (6), est-il aussi aisé de classer en deux espèces la souris à longue queue (Mus musculus domesticus), qui vit dans les habitations, et la souris à courte queue (Mus spretus), qui vit dans les champs et les maquis ? A part la longueur de la queue, au niveau macroscopique, elles nous paraissent suffisamment semblables pour les classer dans la même espèce. Le commun des mortels les considérera ainsi. Mais, au niveau microscopique, la situation est différente, notamment au niveau de la structure des gènes d'une enzyme. C'est pourquoi elles sont considérées comme appartenant à deux espèces différentes. Cet exemple nous permet de voir que la classification des espèces dépend fortement de critères et de la finesse de l'observation et de l'analyse. 

La classification naturelle ne repose pas sur des critères ou sur des instruments d'observation, mais sur la nature, indépendamment de l'homme. Elle est donc unique et ne varie pas selon l'analyse du scientifique. A ce dernier de déterminer cette classification. 

Nous n'essaierons pas de résoudre ce problème philosophique (nominalisme / idéalisme), qui est hors de notre portée et de notre étude, mais il s'agit de comprendre toute l'importance philosophique de cette problématique sur laquelle repose l'évolutionnisme. Elle est essentielle. 

Que font généralement les évolutionnistes ? Ils définissent des critères macroscopiques ou microscopiques pour classer des organismes, notamment pour les répartir en espèces, et à partir de cette classification et de cette répartition subjective, ils en déduisent des liens entre les espèces puis leur évolution, leur lignage. Nous sommes en quelques sortes dans un sens nominaliste de la nature. Mais, cela ne signifie pas que les espèces évoluent réellement, et encore moins qu'elles proviennent toutes de la même origine. Elles n'évoluent en fait que dans le modèle qu'ils ont défini et non dans la nature. Nous constatons une grave confusion entre le modèle établi et la réalité. Pour prouver l'évolution des espèces et leur origine commune, nous ne devons entendre la nature que dans un sens idéaliste. Nous voyons bien que nous ne sommes pas dans un même niveau de compréhension. 

Conclusion

Il est donc étrange de considérer l'évolutionnisme comme une vérité indubitable alors que la définition d'une espèce ne semble pas faire l'unanimité entre les savants. Ce simple constat montre donc toute la difficulté de classer et de répartir les êtres vivants. Au delà de la méthode appliquée pour les différencier, nous rencontrons un autre problème philosophique, encore plus difficile. Nous pouvons être nominalistes ou idéalistes pour conduire une réflexion mais nous ne pouvons pas être nominalistes et idéalistes quand cela nous enchante. Mélanger ces deux points de vue revient à confondre un modèle, par principe inexistant dans la nature, et la nature elle-même. La tentation est en effet grande de croire que nos constructions intellectuelles, très pertinentes pour étudier la réalité, correspondent à la réalité elle-même. Nous connaissons toute la naïveté et l'orgueil de cette erreur, pourtant si commune. Finalement, avant de démontrer la mutabilité des espèces pour prouver leur origine commune, il faut d'abord s'interroger sur la notion d'espèce, ce qui revient à choisir entre le nominalisme et l'idéalisme. Or, la science moderne en est probablement incapable. Car c'est un problème essentiellement philosophique ... 



1 Ernst Mayer (1904-2005), ornithologue, biologiste et généticien allemand. 
2 Notamment les définitions de Simpson (1961), de Wiley (1978). 
3 Devillers et Chaline (1989), La théorie de l'évolution, Dunod, cité par Jacques Bardat, L'espèce, histoire d'une notion fondamentale, courrier de l'environnement de l'INRA, N°21.
4 Elle montre aussi la distinction essentielle entre la macroévolution et la microévolution. Cette distinction est parfois négligée par l'évolutionnisme. 
5 Darwin, 1859.
6 Ainsi, le mulet, qui est le croisement d'un âne et d'une jument, n'est pas fécond. Il n'est donc pas une espèce.

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