" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 26 septembre 2012

Giordano Bruno et la matière opératrice...

« Je suis convaincu qu'on est ou qu'on est pas transformiste, non pour des raisons tirées de l'histoire naturelle mais en raison de ses opinions philosophiques » (1). 

Toute théorie qui professe l'évolution des espèces ne peut se cantonner au monde sensible. Elle est mêlée à une conception du monde qui dépasse les êtres eux-mêmes. Croire à l'évolution revient en effet à croire à un principe immuable, moteur de l'évolution. Thalès, Anaximandre et leurs disciples l'ont en effet cherché à le définir. La théorie finit par être intégrée à une philosophie de la nature, voire à une théologie de la nature. Les précurseurs plus récents de l'évolutionnisme n'ont pas échappé à cette logique. Quelques exemples très éloignés dans le temps nous montrent en effet que la science n'est finalement qu'un argument pour édifier une conception du monde... 

Giordano Bruno est souvent cité par les évolutionnistes comme étant l'un de leurs prédécesseurs. Il a surtout l'avantage d'être considéré comme une victime de l'obscurantisme religieux. Selon leur récit, il aurait été brûlé pour avoir affirmé une certaine filiation entre l'homme et les singes. Il est donc naturellement présenté comme le défenseur de la raison contre la tyrannie. Mais, la vérité est toute autre. Certes, le tribunal de l'inquisition romaine l'a jugé et l'a ensuite livré aux bras séculiers pour que la justice soit faite. Car il a été condamné pour hérésie. Il professait et enseignait la négation de la Sainte Trinité, de la virginité de Sainte Marie, de la transsubstantiation, etc. Il a donc été condamné pour des positions uniquement théologiques, et non pour sa vision cosmographique très particulière. Les évolutionnistes n'ont aucune raison pour le considérer comme un martyr de leur théorie... 

Très novateur et renommé, grand voyageur, Giordano Bruno a été souvent appelé dans les diverses cités et royaumes avant d'en être souvent expulsé. Les églises calvinistes et luthériennes l'ont excommunié et l'église anglicane ne l'a pas supporté longtemps. Il a été cependant protégé par Henri III. Il a aussi occupé des chairs dans les universités. Ses sujets de prédilection sont surtout la magie et la mnémotechnique. Libre penseur, il est aussi connu pour son impertinence et pour son fort caractère. 

Giordano Bruno soutient les thèses coperniciennes (2) mais les dépasse et les radicalise. Contrairement aux idées dominantes de l'époque, Copernic enseigne que le soleil est au centre de l'univers. Selon Giordano Bruno, il n'y a pas de centre car l'univers est infini. Alors que Copernic justifie ses thèses par des arguments scientifiques, mathématiques, Giordano s'appuie uniquement sur le jugement de la raison. Il est en effet avant tout philosophe et non scientifique. 

Et à son époque, deux conceptions théologiques s'affrontent sur le sujet de la Création. Le monde est-il le meilleur que Dieu pouvait créer ? Cette question très difficile peut paraître inutile mais elle est en fait très importante. Si le monde créé est le meilleur qu'Il pouvait créer, Dieu a donc été contraint dans son œuvre. Dans le cas contraire, Dieu demeure libre dans son activité créatrice. La question soulève donc le problème de la nécessité et de la liberté en Dieu. 

Giordano Bruno est convaincu que le monde créé est le meilleur que Dieu a pu créer, mais sa pensée ne s'arrête pas là. Si Dieu est infini, Il n'a pas pu se contenter de produire un monde fini. Il ne peut en effet créer que de l'infini. L'univers est donc infini, sans clôture. « L'univers infini déploie l'acte infini de la totalité » (3). Il y aurait donc deux infinis qui se côtoient, Dieu et le monde. Dieu serait inséré dans le monde comme le monde serait en Dieu. Le tout divin serait le tout universel, et réciproquement. Il semble néanmoins rejeter le panthéisme, car il refuse toute confusion entre Dieu et l'univers. Il parle plutôt de mystère incompréhensible pour l'homme. 

Mais, il va plus loin encore. Son imagination n'a en effet aucune limite (4). Il croit que toutes les choses matérielles et spirituelles sont constituées d'entités indivisibles, appelées monades. Dieu est ainsi le monade suprême d'où s'échappent une infinité de monades inférieures. Les êtres corporelles proviennent de la « complexion » de monades matérielles. Cette complexion produit les instruments et les organes qui définissent les activités du corps (respirer, se nourrir, se déplacer, ...) et leur mode de réalisation. Il évacue toute finalité dans les êtres et leurs organes. L'homme n'a pas de jambes pour marcher mais marche parce qu'il a des jambes. Mais comment ces monades s'organisent-elles pour donner des organes ? 

Le dynamisme est la caractéristique de l'univers qui agit en sorte que les choses soient mus par un dynamisme intègre qui les fait naître, croître, périr et renaître, et les transforme. « La divinité s'éploie et se disperse dans le nombre illimité des êtres et des mondes sérialisés et successifs » (5). Ce dynamisme est l'expression du flux et du reflux des monades matérielles. Elles se composent et se décomposent. Seule la matière est source de la production universelle. Elle devient une activité infinie, une vie universelle. Elle engendre tous les individus sans aucune intervention d'un agent extérieur. Dieu est toujours présent, différent de la nature, un infini côtoyant un autre infini. 

Selon Giordano Bruno, l'homme est « l'expression momentanée de la matière opératrice qui l'accouche, la nourrit et la décompose » (6). Cela est aussi vrai pour tous les êtres. L'univers infini est vivant, affirme-t-il. « Je dis en outre que cette immensité infini est un vivant bien qu'il n'ait pas une figure déterminée, ni un sens qui se rapporte aux choses extérieures : car il a toute l'âme en lui-même, il comprend tout ce qui est animé et est tout » (7). Ainsi le monde détient une âme et possède une vigueur infinie. Il est source intarissable du mouvement et du changement. 

Giordano Bruno a été condamné pour hérésie et non pour ses conceptions cosmographiques, pourtant panthéistes et contraires à l'enseignement de l'Église et à la conception de l'époque. S'il croit en un Dieu, ce dernier paraît bien inutile. La matière apparaît comme le seul acteur de l'univers. Elle est source et moteur de toute chose, et semble réunir en elle tous les attributs de Dieu. Elle apparaît finalement comme un opérateur divin. Certes, nous avons de grandes difficultés à bien comprendre sa pensée, mais nous sommes bien loin de la science et de la raison. L'évolutionnisme, sans revenir à ce panthéisme délirant, s'appuient pourtant sur le même principe : la matière est seule opératrice … 

Giordano Bruno n'est pas le seul évolutionniste à édifier une conception aussi philosophique de la nature. Lors de notre étude, nous avons eu la surprise de découvrir une autre philosophie, celle de Lamarck, le fondateur de la biologie, le premier savant à professer ouvertement l'évolutionnisme, l'un des scientifiques les plus célèbres des temps modernes... 




Références
1 Yves Delage, zoologiste français (1854-1920), évolutionniste convaincu, cité par Georges Salet, Hasard et certitude.  
2 La théorie copernicienne s'oppose à celle de l'époque (théorie de Ptolémée) : la terre est au centre de l'univers et tout tourne autour de la terre. 
3 Philippe Forget, article "Giordarno Bruno et l'annonciation de l'immense" dans Giordano Bruno et la puissance de l'infini, revue L'art de comprendre, avril 2003, n°11/12. 
4 Il pense que seule l'imagination peut faire progresser l'homme dans ses connaissances. 
5 Philippe Forget, article "Giordarno Bruno et l'annonciation de l'immense
6 Philippe Forget, article "Giordarno Bruno et l'annonciation de l'immense" 
7 Giordano Bruno, De l'infini, de l'univers et du monde, Paris, Les Belles Lettres, 1995, cité dans "Giordarno Bruno et l'annonciation de l'immense".

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