" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 21 juillet 2014

La connaissance naturelle de Dieu : les cinq voies de Saint Thomas d'Aquin

Deux chemins peuvent nous conduire à l’existence de Dieu. Soit nous partons de la notion de Dieu et nous parvenons à montrer qu’Il existe. C’est le chemin qu’a suivi par exemple Saint Anselme [11]. Soit nous partons de ce que nous savons de la nature pour nous élever jusqu'à Lui. Cette deuxième solution est non seulement la plus sûre et la plus classique mais surtout la plus raisonnable. Qui sommes-nous en effet pour saisir ce qu’est Dieu ? 

Selon Saint Thomas d'Aquin (1224 - 1274), Dieu étant un être infini, aucun esprit fini ne peut le renfermer dans un concept. Dieu n’est donc pas directement accessible à l’homme « en raison de la faiblesse de notre intellect, qui ne peut le saisir en lui-même, mais seulement dans ses effets ». L'homme « se trouve ainsi conduit à connaître qu’Il est par le raisonnement […] Nous ne parvenons pas à la connaissance de son être par lui-même mais par ses effets »[1]. L’existence de Dieu ne peut donc être prouvée que par voie de raisonnement à partir de l’observation. A partir d’une réalité sensible, Saint Thomas propose en effet de démontrer l’existence de Dieu par cinq voies. Chaque voie permet en outre d’identifier un attribut de Dieu. Contrairement à Saint Anselme qui part de la notion de Dieu pour prouver son existence, Saint Thomas d’Aquin part de la réalité concrète pour remonter à Dieu…


Principe général

Saint Thomas d'Aquin utilise dans chacune des voies qu’il propose un même raisonnement. Les sens constatent un fait évident qui implique une suite de causes[2]. « L’art de la démonstration […] enseigne à conclure les causes par les effets »[3]. Comme cette suite ne peut comprendre une infinité d’éléments, il faut nécessairement un premier terme et ce premier terme est ce que nous appelons Dieu. Il y a ainsi des choses qui sont en mouvement et en changement tout en n’ayant pas en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur changement. Nous pouvons aussi constater des effets qui résultent de causes extérieures, des êtres qui ne sont pas nécessaires en soi, plus ou moins parfaites, qui agissent d’une manière conforme à leur fin sans pourtant être pourvus d’intelligence. Ainsi faut-il un premier moteur, une cause première, un être nécessaire, un être parfait, une intelligence. Nous pourrions finalement en conclure que la réalité nécessite une cause ou un principe extérieur à elle, cause que nous appelons Dieu.

Toutes ces voies s’appuient en fait sur une explication : tout être ne contient pas en soi la raison suffisante de son existence. Chaque être est « quelque chose qui est » et quelle que soit sa nature, elle n’inclut jamais son existence. Un homme est un homme qui existe mais qui n’est pas l’existence même.

Nous appelons existence ce qui fait que l’être existe, essence ce qui fait que l’être est. En chaque être, il y a donc distinction entre existence et essence. Toute chose tient donc l’existence d’une autre. Pour que les choses puissent exister, il faut donc un être en qui l’existence et l’essence ne fassent qu’une. Cet être est Dieu. Nous retrouvons par la raison le nom que Dieu s’est attribué : Yahvé, » Je suis Celui qui est »[4]. Dieu est l’acte pur d’exister. Son essence est l’acte même d’exister. S’il est l’Existé pur, il est par là-même la plénitude absolue de l’être. Ainsi est-Il infini, immuable et éternel. Nous pouvons ainsi lui attribuer toutes les perfections. Il est souverainement parfait.

Revenons plus précisément aux cinq voies qui conduisent à la nécessité de l’existence de Dieu…

L’argument du premier moteur, preuve tirée du mouvement

La preuve la plus évidente est tirée du mouvement. Les choses, vivantes ou non, raisonnables ou sans raison, sont continuellement en mouvement ou en changement. Un être est en mouvement ou change s’il en a la capacité. Le mouvement ou le changement est en fait le passage de cette possibilité à la réalité, autrement dit d’une puissance à l’acte[5]. Mouvoir ou changer est en fait acquérir quelque chose que l’être ne dispose pas réellement tout en ayant l’aptitude de l’avoir.

Prenons un exemple. Un sucre fond au contact de l’eau. L’être initial est le sucre sous la forme solide. Nous savons qu’il se dissout dans l’eau à cause de ses propriétés chimiques. Cette possibilité d’être liquide, suite à un changement d’état (passage du solide au liquide) comme le définit la science, est une puissance qu’il possède en lui au sens aristotélicien. En le plongeant dans l’eau, le sucre se dissout. Sa puissance passe en acte. Il a acquis une nouvelle qualité au contact de l'eau.

En physique, selon les lois de Newton, tout être est en mouvement ou change de mouvement si une force s’exerce sur lui ou si l’ensemble des forces qui s’exercent sur lui ne se compensent plus. Ces lois sont la traduction du principe de causalité. Il ne peut y avoir de changement si une action extérieure à l’objet ne s’exerce sur lui.

Or une chose ne peut pas être en même temps et sous le même rapport en puissance d’une réalité et en acte de cette réalité. Il ne peut pas être sujet et auteur du mouvement ou du changement en même temps. Le sucre à l'état solide ne peut pas être en même temps liquide. Certes, une partie du sucre peut être dans un état solide et l’autre dans un état liquide mais les deux parties sont nécessairement dans des états différents. Le système que constitue le sucre peut être dans des états différents mais ses constituants sont soit liquides, soit solides. L’être en puissance ne possède pas encore l’acte de la réalité vers laquelle il tend. Aucune chose ne peut donc mouvoir ou changer par elle-même. Tout être en puissance passe donc à l’acte en vertu d’un autre être que lui-même. Un mouvement ou un changement nécessitent donc ce que nous appelons un moteur. En un mot, « tout ce qui commence doit prendre son origine de quelque chose qui le fait commencer » [6].

Mais la chose qui est cause du mouvement peut aussi résulter d’une autre cause qui l’a fait passer de la puissance à l’acte. Indubitablement, un mouvement peut être la conséquence d’une série de mouvements. Or nous ne pouvons pas remonter indéfiniment dans la série des causes. « Multipliez les causes intermédiaires jusqu’à l’infini, vous compliquez l’instrument, vous ne fabriquez pas une cause ; vous allongez le canal, vous ne faites pas une source. Si la source n’existe pas, l’intermédiaire reste impuissant et le résultat ne saurait se produire, ou plutôt il n’y aurait ni intermédiaire ni résultat c’est-à-dire que tout disparaît. »[7] Nous ne pouvons pas non plus remonter à un infini de mouvements car cela reviendrait à concevoir une infinité de corps en mouvement en temps fini.

S’il n’y a pas de premier moteur, il n’y a pas d’autres moteurs, il n’y a donc pas de mouvement. Donc il existe un moteur qui n’est mû par aucune cause. Et ce premier moteur est absolument immobile au sens « qui n’est mû par un autre moteur extérieur » [8].

L’argument de la cause première, preuve tirée de la cause efficiente

Comme une cause est antérieure à son effet, aucun être ne se produit lui-même. Il peut être cause d’un autre être ; il ne peut être sa propre cause. Nous entendons par « cause seconde » une cause qui est l’effet d’une autre cause. Elle est cause et effet à la fois. Un être peut donc résulter d’une série de causes secondes. Mais nécessairement nous ne pouvons pas régresser à l’infini. Nous devons donc remonter à une cause première qui ne résulte d’aucune cause. Cette cause est nécessairement distincte de l’effet.

L’argument de la contingence

Une chose peut exister ou ne pas exister. Aucune chose n’a une raison d’exister en elle-même. Nous ne serions pas nés si nos parents ne s’étaient pas rencontrés. Rien n’oblige notre existence comme rien n’oblige à l’existence des choses qui nous entourent. Comme toute chose, nous sommes bien des êtres contingents, c’est-à-dire que nous n’avons pas en nous-mêmes la raison de notre existence contrairement à l’être nécessaire qui ne peut pas ne pas être et donc porte en soi la raison de son existence. Or si nous n’avons pas en nous la raison de notre existence, c’est que nous la tenons d’un autre. Et plus globalement, l’univers ne porte pas en soi l’explication de sa propre existence. Contrairement à l’argument de la cause première, nous n’étudions pas les choses selon leur existence mais selon leur nature, c’est-à-dire selon leur contingence. 

Une chose existe car elle a été amenée à l’existence par une cause et cette cause existe nécessairement. Elle ne porte pas en elle-même une nécessité interne mais une nécessité externe. De même que dans les cas précédents, nous pouvons établir une série de causes ou de nécessités externes qui ne peut se prolonger à l’infini. Il existe donc une chose qui possède en elle sa propre nécessité. Il y a un être nécessaire.

L’argument par les degrés des choses

Une chose est plus ou moins belle, une action est plus ou moins bonne. En chaque chose, nous pouvons trouver des biens à des degrés ou intensités différents par rapport à la vérité, à la beauté et à la bonté. Elle est ainsi plus ou moins parfaite. Or les êtres n’ont pas leurs perfections par eux-mêmes sinon leurs perfections n’auraient aucune limite. Une chose qui posséderait en elle la beauté aurait une beauté infinie. De plus, nous ne pourrions guère comparer les êtres selon leurs perfections s’il n’existait pas une référence, c'est-à-dire un Être parfait. Cette gradation n’est possible en effet dans les choses que dans la mesure où ces choses se rapprochent plus ou moins d’une perfection au plus haut degré, c’est-à-dire d’un Être qui les possède. Cet Être communique à chaque chose la perfection qui lui convient et les fait tous participer à la sienne. Nous concluons donc à l’existence d’un être parfait.

Argument téléologique, preuve tirée de l’ordre du monde

Toute chose tend vers une fin ou possède une tendance vers une fin, cherchant à l’atteindre même si elle l’ignore, même si elle est dénuée de connaissance sur sa fin. La fin d’une chose est ce à quoi cette chose est destinée : un site Web de commerce a pour fin de vendre des produits, l’œil a pour fin de voir, tel chromosome a une fin déterminée... Le moyen est ce par quoi la fin est atteinte. La fin est donc la cause qui détermine un concepteur et le détermine dans le choix des moyens.

Dans les choses, nous pouvons distinguer une finalité interne et une finalité externe. Nous parlons de finalité interne pour définir la fin d’un élément au sein d’un ensemble dont il est un élément constitutif et dans lequel il jour un role. Sans aile, l’oiseau ne peut voler. C’est la finalité interne propre à l’individu en soi. Il existe aussi une fin assignée à la chose par rapport à la Création, à l’ensemble des individus. Nous parlons alors de finalité externe. Les plantes sont la nourriture de certains animaux.

Chaque être porte donc une finalité qui consiste dans le choix et l’adaptation des moyens en vue d’une fin. Il y a donc nécessairement : connaissance de la fin, recherche de moyens en vue de cette fin, appropriation de ces moyens à la fin qui constitue l’ordre. Le monde nous révèle donc un plan dans chaque individu (finalité interne) comme dans l’ensemble de la Création (finalité externe). Cet ordre suppose donc une intelligence qui connaît, ordonne et agit. Il faut en effet une cause pensante qui ordonne ces choses vers leur fin et leur donne leur tendance vers cette fin. Cette cause manifeste une sagesse agissante.


Apothéose de Saint Thomas d'Aquin

Francisco de Zurbaran
Cette preuve de l’existence de Dieu par l’ordre qui règne dans chaque chose et dans le monde est très ancienne. Elle a déjà été présentée par Sénèque (Mémorables) et Cicéron (De natura deorum). Elle est reprise par Fénelon (1651-1715) dans le Traité de l’existence de Dieu. « Mais enfin toute la nature montre l'art infini de son auteur. Quand je parle d'un art, je veux dire un assemblage de moyens choisis tout exprès pour parvenir à une fin précise : c'est un ordre, un arrangement, une industrie, un dessein suivi. Le hasard est tout au contraire une cause aveugle et nécessaire, qui ne prépare, qui n'arrange, qui ne choisit rien, et qui n'a ni volonté ni intelligence. Or je soutiens que l'univers porte le caractère d'une cause infiniment puissante et industrieuse. Je soutiens que le hasard, c'est-à-dire le concours aveugle et fortuit des causes nécessaires et privées de raison, ne peut avoir formé ce tout. C'est ici qu'il est bon de rappeler les célèbres comparaisons des anciens. »[9] 

Conclusion

En observant uniquement le monde qui nous entoure, nous pouvons conclure en l’existence d’un moteur premier immobile, d’une cause première, d’un être nécessaire, d’un être parfait et d’une intelligence agissante. En appliquant de nouveau le principe de causalité, nous en déduisons qu’un seul être regroupe tous ces attributs : moteur immobile, cause première, nécessaire en soi, parfait et sage. Cet être est Dieu.

« Et qu’est-ce enfin? J’ai interrogé la terre, et elle m’a dit: "Ce n’est pas moi." Et tout ce qu’elle porte m’a fait même aveu. J’ai interrogé la mer et les abîmes, et les êtres animés qui glissent sous les eaux, et ils ont répondu: "Nous ne sommes pas ton Dieu; cherche au-dessus de nous." J’ai interrogé les vents, et l’air avec ses habitants m’a dit de toutes parts: "Anaximènes se trompe; je ne suis pas Dieu." J’interroge le ciel, le soleil, la lune, les étoiles, et ils me répondent: « Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches. » Et je dis enfin à tous les objets qui se pressent aux portes de mes sens: "Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas; dites-moi de lui quelque chose." Et ils me crient d’une voix éclatante: "C’est lui qui nous a faits" ( Ps. XCIX, 3). »[10]




Références
[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 11, 4. 

[2] Nous entendons pas cause « ensemble de tous les principes à l’origine de l’être de l’étant ». Un étant est ce qui possède l’être. 
[3] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 6.
[4] Voir Émeraude, mai 2014, article "Le tétragramme. : Dieu se révèle - Dieu est".
[5] Nous parlons d’être en puissance, un pouvoir d’être, une capacité ou une aptitude pour l’étant à acquérir une actualité. L’être en acte désigne l’actualisation de cette puissance.
[6] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 31.
[7] Sertillange, Les Sources de la croyance en Dieu cité dans Dieu, son existence et sa nature de Garrigou-Lagrange, 11e éditions, 1950.
[8] Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 12, 20.
[9] Fénélon, Morceaux choisis, 1823, librairie Boiste.
[10] Saint Augustin, Confessions, Livre X, chap. VI, 9, trad. par M. Moreau (1864).
[11] Voir Émeraude, Juillet 2014, article La connaissance naturelle de Dieu : la preuve ontologique de Saint Anselme.

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