A plusieurs reprises, au cours de notre étude sur le Père Teilhard du Chardin, nous avons rencontré Bergson et son ouvrage l’Évolution créatrice. Nous avons alors décidé de nous aventurer dans sa philosophie et plus précisément dans la lecture de son œuvre. Nous avons découvert une conception évolutionniste du Monde très proche de celle de Teilhard en dépit de quelques divergences. Bergson soulève aussi des questions qui remettent en cause sérieusement la prétention de certains scientifiques de vouloir tout expliquer par la Science. Il expose le problème de fond de toute science qu’est celui de la théorie de connaissance.
Une science incapable de saisir la réalité
Selon Bergson, la Science est par nature incapable de donner « les clés de la vie » car elle ne peut connaître et manipulée que la matière inerte. En effet, l’intelligence est plus apte à porter sa réflexion sur des corps sensibles, géométriques, mesurables que sur des corps vivants. La matière vivante lui est inaccessible.
Nous pensons la vie selon un cadre impropre, « trop étroit, trop rigide ». Nous y appliquons des principes inadaptés et des raisonnements plus propres à la matière brute. C’est pourquoi nous trouvons « que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé ». Nous faisons appliquer sur la matière vivante les formes habituelles de notre pensée.
Or certaines sciences étudient la matière vivante avec la même démarche qu’elles utilisent sur la matière inerte. Elles confondent matière inerte et matière vivante, système artificiel et réalité.
La notion de temps et de durée
La notion du temps manifeste bien les limites de la Science. Bergson différencie deux temps différents : le temps de la science et le temps psychologique. Le temps de la science n’est qu’une succession d’instants. Il est généralement représenté sous la forme d’une droite, ponctuée de points, d’instants t, distants entre eux d’un intervalle identique. Le temps scientifique est donc en quelque sorte marqué dans l’espace. La science ne s’intéresse guère à l’intervalle. Elle ne s’intéresse qu’aux états à l’instant t. Le temps psychologique correspond à notre perception du temps, c’est-à-dire à la durée. « Notre durée n’est pas un instant qui remplace un autre ». Elle est « le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant ». Le temps psychologique est bien concret et s’inscrit dans notre durée.
Se créer indéfiniment soi-même
Bergson étend cette distinction à nos états psychologiques. Nous les percevons comme des états successifs quand en fait ils sont continus. Or l’un ne remplace pas un autre. Notre conscience distingue les états et les sépare de manière artificielle avant de les recoller de manière toute aussi artificielle. « L’attention juxtapose un état à un état, là où il y a continuité qui se déroule ». Nous pensons dans la discontinuité ; or la vie est dans la continuité.
Le recollement de nos états est possible par la mémoire qui conserve le passé en vue « d’éclairer la situation présente, d’aider l’action qui se prépare, de donner enfin un travail utile ». Le passé reste ainsi présent en nous pour répondre à nos besoins. C’est pourquoi nous ne sommes jamais ce que nous avons été. Tout état est différent de l’état qui le précède ou le succède. Notre personnalité change sans cesse irréversiblement. Nous nous formons donc avec le temps dans la durée. Le passé est agissant de manière irréversible et se prolonge dans le présent. Ainsi exister revient à changer continuellement, à « se mûrir, à se créer indéfiniment soi-même ». Cette création ne répond pas à un schéma tout fait mais dépend de la personne qui agit à un moment précis selon un éventail de choix possibles.
Différences entre objet inerte et être vivant
Un objet inerte ne change pas avec le temps, il n’a pas d’histoire. Le temps n’a pas d’emprise sur lui. Tout est donc prévisible. Les objets présentent en effet les mêmes caractéristiques et sont soumis aux mêmes lois physiques et chimiques. Ils peuvent donc être isolés par la Science et par notre perception contrairement au corps vivant qui est « isolé et clos par la nature ».
L’objet inerte est relié naturellement à l’Univers dans lequel il est inséré. Il n’est isolable que de manière artificielle. Or un être vivant est isolable et clos naturellement. Il s’individualise. L’objet inerte et l’être vivant ne peuvent donc être comparables. Si nous devions les comparer, nous devrions alors assimiler l’organisme vivant à la totalité de l’Univers. Or si l’être vivant est observable, l’Univers ne l’est pas.
L’individualité est « une propriété caractéristique de la vie ». Le vivant « se compose de parties hétérogènes qui se complètent les unes les autres. Il accomplit des fonctions diverses qui s’impliquent les unes aux autres. C’est un individu, et d’aucun autre objet, pas même du cristal, on ne peut en dire autant, puisqu’un cristal n’a ni hétérogénéité de parties ni diversité de fonctions ». Chaque être vivant affirme ainsi son indépendance dans l’acte même par lequel elle se constitue. Cette individualité « est toujours en voie de réalisation puisqu’elle se réalise dans le temps, un temps qui dure».
Entre spéculation et réalité
Revenons à la notion du temps. Le temps scientifique ressemble plus à un sablier ou à une ligne ponctuée de points se succédant à intervalle régulier, à une succession de grains, observables, exprimables. Par des équations où le temps intervient, les sciences peuvent expliquer un état à partir d’états précédents. « Certains aspects du présent, importants pour la science, sont calculables en fonction du passé immédiat. Rien de semblable de la vie ». L’être vivant ne dépend pas du passé immédiat mais de son histoire.
Ainsi elles commettent l’erreur de soumettre le corps vivant au même traitement que les objets inertes. Nous confondons temps abstrait et temps réel, système artificiel et système naturel, . Le système réel se développe le long d’un temps concret et s’insère dans une histoire. Le système artificiel est celui de nos spéculations dans lequel seul le temps abstrait intervient, et non l’histoire.
Dans la vie réelle, existe-il des instants immédiatement antérieurs à un autre ? Dans les équations, « l’instant « immédiatement antérieur » est, en réalité, celui qui est relié à l’instant présent par [un] intervalle ». Ce n’est encore que du présent. « Les systèmes sur lesquels la science opère sont dans un présent instantané qui se renouvelle sans cesse, jamais dans la durée réelle, concrète, où le passé fait corps avec le présent ». Finalement, la durée n’est pas prise en compte par la Science. Ce qui compte pour la Science, ce n’est pas l’intervalle entre deux instants mais ses extrémités. « Ce qui coule dans l’intervalle, c’est-à-dire le temps réel, ne compte pas et ne peut pas entrer dans le calcul ». Dans les équations, elle considère plutôt des vitesses, des accélérations, c’est-à-dire des nombres qui notent des tendances et qui permettent de connaître l’état du système à un moment donné. « C’est toujours d’un moment donné, je veux dire arrêté, qu’il est question, et non pas du temps qui coule ».
Ainsi la Science ne considère que les choses qui se répètent. « Elle ne peut opérer que sur ce qui est censé se répéter, c’est-à-dire sur ce qui est soustrait, par hypothèse, à l’action de la durée. Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments successifs d’une histoire lui échappe ». Elle isole son objet pour le soustraire au temps, ou plutôt à l’action de la durée.
La Science découpe le réel en parties, qu'elle étudie ensuite de manière séparée, isolée avant de les relier de manière toute aussi artificielle. Mais pouvons-nous croire qu’en multipliant les photographies d’un objet, sous mille aspects divers, nous en reproduisons la matérialité ?
Bergson conclut donc à l’impossibilité de la Science de nous donner « les clés de la vie ». Elle travaille sur la simultanéité quand la Vie se fonde sur la continuité. Nous ne pouvons « assimiler l’être vivant, système clos par la nature, aux systèmes que notre science isole ». Il souligne que la durée est une partie intégrante de la Vie que la Science ignore. « Plus la durée marque l’être vivante de son empreinte, plus évidemment l’organisme se distingue d’un mécanisme pur et simple, sur lequel la durée glisse sans le pénétrer ».
Conclusion
La conception que nous avons du Monde dépend certes de notre expérience mais aussi fortement de notre manière de penser et de construire notre connaissance. Elle sous-entend une philosophie. Évaluer une conception de l’Univers revient ainsi le plus souvent à évaluer une théorie de la connaissance.
Bergson présente certaines limites de la Science inhérentes aux faiblesses humaines. Pouvons-nous les étendre à toute la connaissance ? Non. Car l’homme est capable d'atteindre la Vérité et de l’exprimer de manière sûre. Ses critiques envers la Science (ou plutôt le positivisme et le scientisme) nous paraissent néanmoins pertinentes. Ce n’est pas l’Intelligence la responsable de leurs erreurs mais leur démarche intellectuelle et la philosophie qui en est le fondement …
Enfin, la question du temps et de durée est probablement source d’incompréhensions et d’erreurs. Elle est au centre de nombreuses théories perverses, telles que la théorie des genres. Bergson rappelle que nous sommes définis par notre histoire mais jusqu’à quel point ? Négliger ou surestimer le rôle de l’Histoire revient à ne pas saisir la réalité. L’Histoire du salut est au cœur de notre foi. Dieu est intervenu dans l’Histoire comme Il intervient dans notre propre histoire. Elle commence par la Création et se poursuit par la Providence. L’évolutionnisme de Bergson prétend qu’elle-seule prend en compte cette propriété caractéristique de la vie, mais c’est justement à cause de cette méconnaissance de l’Histoire que nous rejetons la conception évolutionniste…
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